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É volution interne de l'équipe : prise en compte du remplacement Afin de montrer l'évolution interne de l'équipe des scénaristes de Lost, nous

Chapitre 5 : Scénaristes et fans de Lost : une relation ludique et ambiguë

2) Les marques de la relation dans la série : allusions, complicité et prise en compte de l'horizon d'attente

Dans une réflexivité des pratiques discursives entourant l'écriture, certains aspects de la relation entre les showrunners et les spectateurs se retrouvent en creux dans la série. Cette complicité fait de la série un foyer communicationnel unilatéral entre scénaristes et réception, en s'appuyant sur la conception cognitiviste de l’œuvre que Stephen King développe dans On

Writing : A Member of the Craft. Dans cette sous-partie, nous examinerons tout d'abord les

allusions à cette relation que les scénaristes mettent en place dans la série dans une posture d'autorité. Puis nous nous intéresserons à la façon dont ils orientent ou désorientent leurs spectateurs en jouant sur leur horizon d'attente. Enfin nous définirons la relation entre scénaristes et spectateurs par rapport à l'importance du mystère dans Lost : la contiguïté entre production et réception induit une nouvelle forme de dialogue entre scénaristes et récepteurs, où les premiers sont en posture d'autorité mais n'hésitent pas à jouer de leur relation durable avec les fans pour faire figurer certains aspects de cette relation dans la série.

Les scénaristes n'hésitent pas à faire des références directes à cette relation dans la série. C'est ainsi que la saison des zombies, évoquée avec humour par les scénaristes, trouve sa place dans la sixième saison d'une manière complètement incongrue : Lorsque Saïd meurt et revient à la vie au début de la saison, Hurley lui demande « Mec, est-ce que tu es un zombie ? », une question que le fan avisé ne peut manquer de repérer comme une référence aux podcasts. Quand bien même Saïd répond par la négative, les scénaristes de Lost ont tout de même plongé le personnage dans une sombre apathie pour le reste de la saison : il avoue lui-même ne plus rien ressentir. Le spectateur doit prendre acte de ce vide émotionnel lorsque, dans Recon (S06E08), Saïd regarde sans réagir Claire tenter d'assassiner Kate à quelques pas de lui. Quand bien même il se sacrifie pour le reste du groupe dans The Candidate (S06E14), le Saïd que nous connaissons depuis quelques années est mort au début de la sixième saison et devient ce qui ressemble à un zombie dans le domaine de Lost, ce que reconnaît Damon Lindelof en faisant une blague supplémentaire dans un podcast ultérieur : « we get to have

our brains and eat it too »274.

Cette sémiotisation de la relation entre scénaristes et spectateurs dans l'espace filmique est loin d'être le seul cas. Peu après l'intervention de Rachel Blake lors du Comic Con 2006, un fan demande à Damon Lindelof s'ils peuvent faire en sorte que Hurley aie un peu de chance lors de la saison suivante et celui-ci lui répond sur un ton ironique que Hurley va trouver un trèfle à quatre feuilles pendant la troisième saison275. Cette blague n'est pas

qu'un pieux mensonge car l'équipe scénaristique réalise l'espoir du spectateur en l'incluant dans leur mythologie. Dans Tricia Tanaka Is Dead (S03E10), Hurley, qui s'est cru jusque là la victime d'un mauvais sort, décide de le conjurer en risquant sa vie avec Charlie276 pour

démarrer un van Dharma en piteux état. Les scénaristes donnèrent à Hurley un fin d'épisode heureuse en sauvant Charlie et Hurley d'une mort imminente par un deus ex machina exultant, avec le démarrage du van combiné à la reprise de la musique « Shambala » de Three Dogs Night, que l'on voyait Hurley écouter enfant au moment où son père l'abandonne dans la séquence pré-générique de l'épisode (voir ills.29-31). Ici les scénaristes réalisent le souhait d'un fan, mais le font en maintenant leur autorité : ce n'est pas sur un trèfle, mais c'est sur une patte de lapin que tombe Hurley. Accrochée à la clé du van que lui amène le chien Vincent au début de l'épisode, ce porte-bonheur le pousse à tenter de démarrer le van. Ici les scénaristes lient le porte-bonheur au lapin blanc, le motif favori de Damon Lindelof. En liant cette histoire à la relation d'Hurley avec son père, en connectant le porte-bonheur au motif favori de Damon Lindelof et en jouant jusqu'au bout sur la tension narrative, les scénaristes s'approprient la demande du fan et l'intègrent dans leur récit, se plaçant encore une fois dans une posture d'autorité, même dans le cadre d'une décision prise suite à la suggestion d'un fan.

D'ailleurs Hurley a une place de choix dans la réflexivité de la relation scénaristes- spectateurs. En effet il est le principal tenant de la réflexivité spectatorielle, c'est-à-dire cette tendance de certaines séries contemporaines à faire figurer le spectateur dans le récit de manière plus ou moins explicite277. Si Hurley est souvent le favori des spectateurs, c'est parce

que les scénaristes en font la voix du spectateur dans l'espace filmique, celui qui verbalise les questions que se posent les fans. Dans le podcast qui suit Whatever Happened, Happened (S05E11), un fan demande dans quelle mesure les scénaristes ont utilisé les questions des fans sur les forums en ligne pour écrire le dialogue désopilant de Miles et Hurley, où ce dernier essaie de comprendre le fonctionnement du voyage temporel. Damon Lindelof dit que la repose sur l'expression « Have one's cake and eat it too » (« avoir le beurre et l'argent du beurre ») et le remplacement du mot « cake » par « brains » (cerveaux).

275 cf. Damon Lindelof dans ABC, The Official Lost Podcasts, op. cit., podcast du 31/07/2006.

276 Charlie est maudit pendant la troisième saison : d'après les visions de Desmond, il est destiné à mourir. 277 L'exemple canonique dans cette tendance est le personnage Abed Nadir dans Community (NBC, Yahoo, Dan

scène était écrite bien avant qu'ils aient le temps de voir les réactions en ligne et explique comment ils essaient d'anticiper les questions de l'audience dans la salle des scénaristes et de les faire figurer dans Lost ensuite, une démarche où Hurley a souvent un rôle central :

« Parfois nous savons bien anticiper ce dont l'audience a besoin ; ainsi Nikki et Paulo étaient déjà près de se faire enterrer vivants avant même que les spectateurs ne les voient dans la série. Parfois nous ne sommes pas si bons. Mais en l'occurrence, je pense que la scène entre Miles et Hurley est tombée parfaitement au bon moment car nous, les scénaristes, nous disions que l'audience avait vraiment besoin de cette conversation à ce moment dans la série […] et Hurley devrait poser les questions car il est toujours le représentant de l'audience, il est de votre côté, il parle pour vous »278.

Ainsi lorsque les scénaristes anticipent les attentes des spectateurs, Hurley se fait leur voix et émet les remarques et questions des fans dans l'espace filmique. Si Jacob est la figure de l'auteur en retrait, Hurley est la figure du spectateur, avenant et toujours plein de questions. S'il est le spectateur, il est également le seul personnage avec lequel Jacob, la figure de l'auteur, interagit volontairement. De même que les showrunners interagissent avec leurs spectateurs, de même la figure du spectateur et la figure de l'auteur communiquent et interagissent dans la série. Lorsque Hurley remplace Jacob et Jack à la fin de la série, c'est un signe de la volonté des scénaristes de maintenir le questionnement en place et de laisser les spectateurs libres dans leur interprétation de la mythologie de Lost après les avoir orientés pendant six ans.

Si l'on s'appuie sur cette conception cognitiviste de l’œuvre comme un foyer de rencontre entre deux esprits, évoquée par Stephen King, l'équipe communique également de manière unilatérale avec ses spectateurs par le biais de la série. Cette communication repose elle-même sur une connaissance commune générale des codes de la télévision, inégalement acquise par différentes catégories de spectateurs. C'est surtout en jouant sur des codes à partir desquels les spectateurs pensent pouvoir inférer la conduite future du récit, que les scénaristes orientent le processus interprétatif des spectateurs. Puis, au fil des épisodes et des saisons, la série dévoile par répétitions et variations ses propres codes et propriétés esthétiques, à partir desquels une connaissance commune spécifique à la série se met en place dans l'esprit des scénaristes et des spectateurs. Dès Tabula Rasa (S01E03), les scénaristes renversent les codes moraux les plus courants dans l'appréciation du personnage. À la fin du Pilot (S01E01-02), le spectateur découvre que Kate est la fugitive et se demande ce qu'elle a fait pour en arriver là. 278 Damon Lindelof dans ABC, The Official Lost Podcasts, op. cit., podcast du 06/04/2009 [15:15 – 15:55] ;

Seulement il ne s'agit pas tant de l'inculper ou de la dédouaner en montrant la cause de sa fuite ; on nous montre Kate déjà fugitive, comme si c'était gravé dans son identité. Seulement sees actions font qu'elle se dérobe à un jugement moral intuitif : elle met en danger un fermier Australien pour échapper au Marshall (qui est lui complètement antipathique), mais elle se fait capturer parce que, au lieu de fuir, elle risque sa vie pour le sortir d'une voiture en flammes. Si l'île donne à Kate la chance de faire table rase du passé, la série, elle, donne la chance au spectateur de se défaire des codes d'identification habituels au cop drama télévisuel : il éprouve davantage de sympathie pour la fugitive, dont il ignore le crime, que pour le Marshall, qui meurt avant la fin de l'épisode, abattu par un arnaqueur qui aura plus que lui l'occasion de jouer le shérif279.

Différents genres télévisuels, médiums et arts sont passés en revue par Lost pour orienter ou désorienter le spectateur. Les plus évidentes affiliations sont la robinsonnade et les genres de l'imaginaire (science-fiction, fantasy, fantastique, série à énigme, etc.), mais la série tisse ponctuellement des liens avec d'autres genres moins évidents en fonction de sa trame narrative. Ainsi on retrouve des affinités avec la série médico-légale dans Do No Harm (S01E20). J'ai déjà évoqué dans « L'expression d'une paternité collective » (1.1.3) comment

Exposé (S03E14) joue avec les codes de l'enquête. Cet épisode est un message adressé aux

fans légistes (les forensic fans, sémiotisés par la remarque de Sawyer « Is there a forensic

hatch I don't know about »), pris dans un processus d'enquête qui les divertit du fait que le

crime dont l'enquête est l'objet n'a en réalité pas eu lieu. Des références à L'Odyssée à l'architextualité du jeu télévisé, en passant par les nombreuses références à des œuvres télévisuelles, cinématographiques et littéraires, à des procédés et codes dramaturgiques (Deus

Ex Machina (S01E19), le slapstick humor dans LaFleur (S05E08)280), les scénaristes de Lost

jouent sur différents procédés cinématographiques et codes de genre pour guider le processus interprétatif des spectateurs, les orienter ou plutôt les désorienter281. De manière générale,

Lost se tisse sur les genres afin de déconstruire les habitudes interprétatives des spectateurs et

les pousser à analyser le récit de plusieurs manières. Il s'agit également d'enjoindre les spectateurs à s'attacher à des personnages dysfonctionnels, qui constituent la seule constante de la série, le fil rouge collectif autour duquel se tissent ces affinités génériques.

Non contents de désorienter et déstabiliser le spectateur dans ses habitudes 279 Sur les liens entre Sawyer et les codes du western, je renvoie à ma communication « La Little House fever de Kyle Pennington et Elizabeth Sarnoff : de « Cabin Fever » à la petite maison dans la jungle » pendant la journée d'étude sur LaFleur (S05E08), op. cit.

280 cf. Claire Cornillon, « LaFleur : une spin-off de Lost », op. cit.

281 Pour plus de détails sur le jeu avec les genres, cf. Angela Ndialanis, « Lost in Genre : Chasing a White Rabbit to Find a White Polar Bear » dans Roberta Pearson [dir], Reading Lost, op. cit., pp. 181-197.

interprétatives, les scénaristes de Lost se sont appliqués à jouer sur leur propre formule. Reprenons les définitions de formule et déformulation données par Vladimir Lifschutz après Jean-Pierre Esquenazi :

« La formule correspond au « cadre strict d'une série »282, c'est-à-dire son encadrement

structurel, esthétique, sonore et temporel, qui lui permet de garder, semaine après semaine, une identité propre et reconnaissable […] La « déformulation » suppose qu'il y ait une vraie rupture avec ce qui a été mis en place précédemment, que le cadre soit déplacé pour laisser place à un bouleversement des codes établis »283.

La connaissance commune spécifique à la série, dont chaque spectateur a une mémoire partielle en fonction de ses propres affinités, est l'objet de constantes reformulations qui déstabilisent le spectateur, habitué à une cohérence esthétique, idéologique ou morale, qu'il n'arrive pas à cerner au fil de ces déformulations. L'exemple canonique de déformulation dans

Lost est la découverte que ce qui se présentait comme un énième flash-back de Jack dans Through the Looking Glass (S03E22-23) est un flash-forward qui déformule la structure

narrative, mais aussi l'objectif narratif : Lost n'est pas une robinsonnade qui s'achèverait par le retour des personnages au monde réel après leur Walkabout collectif, elle se présente comme un récit de retour, reformulation appuyée par la réplique de Jack « We have to go back » (« Il faut qu'on y retourne »). Selon Vladimir Lifschutz, Lost se déformule jusqu'à la dernière seconde284.

Dès lors, non seulement les scénaristes anticipent l'horizon d'attente des spectateurs nourri de certaines affiliations génériques, mais ils jouent avec cet horizon d'attente et les processus interprétatifs qui évoluent au fil des changements saisonniers de cadre générique. Ainsi, cette relation complice entre scénaristes et spectateurs repose sur la posture d'autorité des scénaristes, concepteurs de la série et détenteurs muets des réponses aux questions qu'ils suscitent en retournant les codes sur lesquels ils s'appuient. Ainsi les spectateurs ne cessent, à l'occasion des podcasts, de leur poser des questions pour faire sens de la série, mais les

showrunners préfèrent maintenir le questionnement ouvert. Il me semble ici qu'ils jouent sur

une forme d'autorité propres aux fictions postmodernes, qui mettent l'accent sur le récepteur dans le processus interprétatif. Dès lors le rôle de l'instance auctoriale n'est pas de donner 282 Vladimir Lifschutz cite Jean-Pierre Esquenazi, Les séries télévisées : l'avenir du cinéma ?, op. cit., p.26. 283 Vladimir Lifschutz, « La fin de Lost : jonction du temps et discours intemporel », TV/Series [en ligne], Hors

séries 1, 2016, URL: http://tvseries.revues.org/1724, mis en ligne le 01/10/2016, consulté le 11/05/2017, pp.2-3.

284 « Il faut d'ailleurs noter l'apparition muette du titre « LOST » après la dernière séquence – précédemment ce titre était accompagné d'un grondement sonore. L'apaisement amorcé dans la séquence est ainsi poursuivi comme si la tension qu traversait le programme s'était soudainement dissipée. L'épisode [final de la] série rompt jusqu'au bout avec la formule habituelle de la série ». Ibid., p.9.

didactiquement un sens définitif, mais d'embrasser la multiplicité des interprétations spectatorielles possibles et d'orienter les spectateurs dans leur processus interprétatif par des choix scénaristiques signifiants. Les scénaristes de Lost préfèrent rester les formulateurs d'un questionnement complexe sur la nature profondément mystérieuse de certains aspects de l'existence humaine, que donner leurs réponses personnelles à ces mystères. C'est que leurs intentions sont de susciter ces questions chez le spectateurs, et non de faire valoir leurs positions idéologiques personnelles.

Dans la dernière partie de ce chapitre, nous observerons que, s'ils donnent si peu de réponses pendant les podcasts, c'est parce que leur rôle consiste surtout à soulever les questions qui leur semblent pertinentes et guider les spectateurs dans leur processus interprétatif. Nous expliquerons ainsi comment cette relation inégale entre scénaristes et spectateurs repose sur la posture d'autorité dans laquelle se placent les scénaristes, qui mettent en place un questionnement évolutif qui guide le spectateur dans son interprétation, tout en le laissant relativement libre dans ce processus par un maintien de l'ambiguïté essentielle aux séries à mystère.

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