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La création collective : auteur pluriel et co-auteur

Chapitre 1 : De l'auteur individuel à la création collective

4) La fonction auteur inférée ou l'effet boule de neige de la médiatisation

Il suffit de consulter mes notes de bas de page pour s'apercevoir que le corpus médiatique de Lost est très large. Entre les podcasts, les interviewes, les bonus DVD (commentaires d'épisodes et bonus « behind the scenes »), le magazine officiel de la série, les événements médiatiques comme les Comic-Con, les forums de discussion et autres moyens d'expression sur Internet (sites Internet, blogs…), etc., les co-auteurs ne manquent pas de médias pour s'exprimer. Internet a révolutionné l'accès à l'information, mais a également démultiplié les moyens d'expression peu coûteux et libres. Lorsqu'un co-auteur donne des informations sur la genèse d'une série, cela permet au spectateur d'authentifier certaines intentions. Ainsi une analyse formelle appuyée par une remarque faite dans un corpus médiatique permet d'authentifier une interprétation comme intentée à l'origine. Par ailleurs, au cours de mes recherches, je n'ai relevé que quelques mensonges provisoires sur la conduite future du récit afin de renforcer l'effet de surprise ultérieur. Cette médiatisation permet aux co-auteurs de s'exprimer sur leur rôle et leur vision personnelle de la série. En nous appuyant sur la notion de « fonction-auteur inférée » de Jason Mittel nous observerons que la médiatisation fait du co-auteur une star auprès du spectateur. Dans le cadre d'une série télévisée créée en six ans, cette prestance a tendance à fonctionner comme un effet boule de neige, ou, en termes systémiques, comme une boucle de rétroaction. c'est-à-dire que le co- auteur renforce son autorité sur l’œuvre par le biais de sa prestance médiatique.

Introduisant l'article « The Solitary Author as Collective Fiction » de Gover, Bacharach rappelle que le mythe romantique de l'auteur s'est perduré dans des superproductions collectives, où des artistes sont mythifiés par leur médiatisation : « [ces artistes] paradent autour [de leurs œuvres massives] et s'investissent d'un nouveau rôle : nous avons troqué le mythe du génie solitaire pour le mythe de la super-star producteur

artistique »158. Dans Lost, c'est le personnage de Jacob qui incarne ce mythe. Pendant trois

saisons il est célébré et idolâtré par les autres comme « celui qui détient toutes les réponses », avant d'apparaître comme un homme normal, faillible, en somme un personnage comme les autres, en dehors des pouvoirs qui lui sont accordés par son rôle sur l'île et qui sont tributaires de sa fonction de gardien. Renvoyant à une acception individuelle de la notion d'auteur, Jason Mittel refuse sa validité pour la télévision en montrant comment les showrunners sont mythifiés par une aura médiatique qu'ils cultivent plus ou moins159. D'une certaine manière, le

co-auteur est ainsi un reflet déformé de la personne réelle par le prisme médiatique. Nous emploierons sa notion de « fonction-auteur inférée » afin de définir la part de médiatisation auprès de la réception :

« Pour la définir brièvement, la fonction-auteur inférée est la production par un spectateur

d'une instance auctoriale responsable de la narration d'un texte, s'appuyant sur des indices dans le texte et sur des discours contextuels. D'un point de vue pragmatique, lorsque nous

regardons un programme et nous nous demandons « pourquoi ont-ils fait cela ? », la fonction- auteur inférée est notre notion de « ils », en tant qu'instance(s) responsable(s) de la narration. Alors que certains spectateurs placeraient cette instance dans la notion moins humaine qu'est « la série » – comme dans « pourquoi la série a fait une ellipse ? » – la prévalence des discours auctoriaux qui circulent au sein de l'industrie, des sites critiques et des paratextes et conversations générées par les fans suggère que pour de nombreux spectateurs, l'instance se loge dans le construit imaginaire d'une force auctoriale personnifiée »160.

La notion de Mittel est essentielle pour définir dans quelle mesure le co-auteur est aussi une figure médiatique car nous nous appuyons beaucoup sur les paratextes pour authentifier le rôle de l'auteur pluriel ou d'un co-auteur dans la genèse du texte.

Lost repose éminemment sur cette médiatisation de l'instance auctoriale collective. En

témoignent tous les paratextes médiatiques, qu'ils soient ou ne soient pas constitués à l'initiative de ABC. À partir de la deuxième saison, Lindelof et Cuse se mirent à s'exprimer directement auprès des fans par le biais de podcasts qui avaient lieu entre chaque épisode lorsque leur emploi du temps le permettait, une pratique qui se ritualisa au fil des cinq années de la durée des podcasts. Cette relation privilégiée avec les spectateurs renforce leur prestance et leur autorité sur l’œuvre : pouvoir s'exprimer d'une manière relativement libre leur permit de mettre en avant certains problèmes dans la planification narrative de la série et de négocier ensuite le moyen de les résoudre. Ainsi ils annoncent à la fin de la deuxième saison, après en 158 Sondra Bacharach, Jeremy Neil Booth, Siv B. Fjoerestad, « Introduction » dans Sondra Bacharach [dir.],

Collaborative Art in the Twenty-First Century, op. cit., pp.1-8, p.4

159 cf. Jason Mittel, « Authorship » dans Complex TV: The Poetics of Contemporary Television Storytelling. New York, NYU Press, 2015, [e-book], pp. 86-117.

avoir parlé dans des podcasts précédents, qu'à partir de la troisième saison il n'y aurait plus de rediffusions et que les épisodes seront diffusés en bloc suite à des négociations avec Steve McPherson, le directeur de la programmation de la chaîne161. De même, un an plus tard ils

annoncent qu'ils ont réussi à négocier une date de fin de série, après avoir passé l'année à dire qu'ils étaient bloqués dans la planification narrative car ils ignoraient le nombre de saisons qu'il leur restait à produire162. Cette dernière négociation, inédite pour la télévision qui

fonctionnait systématiquement dans la logique du renouvellement annuel, relève de la liberté du collectif à pouvoir finir la série à sa façon sans risquer d'être brutalement annulés en cours de route (le sort de Twin Peaks par exemple) ou de devoir continuer de produire des saisons dans une dynamique commerciale (ce qui fut le cas pour The X-Files). La possibilité de faire part ouvertement de leurs difficultés auprès des spectateurs, ainsi que la prestance que leur octroie cette relation privilégiée avec les fans, tendent à renforcer l'autorité des deux

showrunners, au point de devenir une seule figure médiatique surnommée par les fans

« Darlton », un amalgame de leurs prénoms respectifs. L'absence de hiérarchisation entre les deux showrunners participe à établir une figure médiatique duelle qui se fait le porte-parole de l'organisation auctoriale. Les affirmations d'intention dans les podcasts se font souvent à la première personne du pluriel. Tantôt ce « nous » est tributaire du contexte d'énonciation du podcast et renvoie alors à Darlton, tantôt ce « nous » est générique et renvoie alors au collectif dans son ensemble. Il leur arrive également de signaler la contribution de certains co-auteurs, auquel cas ils participent à les médiatiser. En se faisant les porte-parole du reste de l'équipe auprès des fans pendant cinq ans, les deux showrunners légitiment ainsi leur autorité sur la série et son processus de création.

Pourtant cela ne revient pas à dire que ce sont les seuls co-auteurs à jouir de cette médiatisation. Quand bien même elle est souvent moindre, de nombreux co-auteurs eurent la possibilité de s'exprimer sur leur rôle au sein de la production, et de mettre en avant leur perspective sur les mêmes supports que les showrunners. Certains co-auteurs n'hésitent pas à le faire alors que d'autres se font beaucoup plus discrets. Certains adoptent une posture sérieuse alors que d'autres ont une approche plus ludique. De fait les co-auteurs s'expriment assez indépendamment des desiderata de ABC, même sur les supports créés par la chaîne. Ainsi, en tant que personne morale, la chaîne se déresponsabilise des propos des co-auteurs 161 Carlton Cuse et Damon Lindelof dans ABC, The Official Lost Podcasts, op. cit., le 26/05/2006, [12:30 –

13:30]

162 Carlton Cuse et Damon Lindelof dans ABC, The Official Lost Podcasts, op. cit., le 11/05/2007, [06:40 – 09:00]

sur certains supports, comme en atteste le carton qui apparaît au début de chaque DVD. Chaque co-auteur a une fonction-auteur inférée particulière qui participe de la fonction-auteur inférée collective. Plus il apparaît ou est mentionné dans les paratextes, plus le spectateur est en mesure d'authentifier son empreinte personnelle sur l’œuvre et son rôle dans le processus de création. Ainsi les apparitions médiatiques de Edward Kitsis et Adam Horowitz poussent le spectateur à observer le contraste entre deux individus qui forment pourtant un binôme atomique dans le système de crédits. En effet Edward Kitsis est beaucoup plus assuré en contexte médiatique et n'hésite pas à se mettre en avant, parfois de manière ludique, alors que Adam Horowitz est beaucoup plus réservé et prêt à déférer la parole à son partenaire. Quelles que soient les modalités réelles de leurs rapports en dehors de ces apparitions médiatiques, cette légère mise en avant de Edward Kitsis sur Adam Horowitz tend à établir une certaine hiérarchisation entre les deux scénaristes auprès du spectateur.

De la même manière, Elizabeth Sarnoff est beaucoup plus discrète, raison pour laquelle il est difficile d'authentifier les spécificités de son rôle de co-auteure, même s'il est certain qu'il fut important. Ce manque de visibilité peut atteindre le néant ironique, comme dans le cas de Kyle Pennington, co-scénariste avec Sarnoff des épisodes Cabin Fever (S04E11) et LaFleur (S05E08). À part s'il a fait des créations sous pseudonyme dont nous n'avons pas connaissance, ce scénariste n'a presque aucune expérience dans la création (télévisuelle ou autre), avant comme après Lost, ce qui fait qu'il est presque impossible de déterminer ses affinités créatives et son empreinte personnelle sur Lost. N'étant presque jamais apparu dans les médias, le peu de traces le concernant relèvent presque de l'ironie et son auctorialité presque inexistante est subordonnée à celle de sa principale collaboratrice, Elizabeth Sarnoff163. Par ailleurs cette visibilité médiatique peut recouvrir de très nombreuses

particularités selon les co-auteurs. Par exemple celle de Javier-Grillo-Marxuach est très intéressante : le scénariste présent pendant les deux premières saisons relate son expérience au sein de Lost près de dix ans plus tard dans son essai « The Lost Will and Testament of Javier Grillo-Marxuach »164. Cet essai testimonial différé rend sa fonction-auteur inférée assez

particulière, il a lui-même conscience des dangers de cet écart temporel, raison pour laquelle il se décide à coucher sa version une bonne fois pour toutes : « il vient un temps où les souvenirs s'érodent et où l'instinct d'embellir – de se faire le héros de toute confrontation et, pour reprendre ce terme, de modifier l'histoire – prend le pas sur ce qui auparavant était de la

163 Pour plus de détails sur ce point je renvoie à ma communication sur les deux scénaristes lors de la journée d'étude sur Lost

remémoration raisonnable et factuelle »165. Cet exemple illustre à quel point chaque co-auteur

a un rapport personnel avec sa propre médiatisation et peut en jouer de manières différentes, allant de la mégalomanie au quasi-anonymat, du désir d'authentification aux pitreries ludiques.

Le co-auteur d'une série est avant tout une personne co-engagée dans l'intentionnalité et la création collective, dont la participation est avant tout mise en valeur par la présence d'un crédit qui circonscrit sa ou ses participation(s) à la production. Il peut laisser une empreinte personnelle plus ou moins importante dans les propriétés esthétiques de l'oeuvre, qui dépend souvent de la durabilité de sa participation et de sa position hiérarchique, dans un système de création industriel et capitaliste où celui qui cumule le plus de crédits importants a le plus d'autorité au sein du collectif et sur l’œuvre. Par ailleurs le co-auteur se définit par sa visibilité et la façon dont les spectateurs reconnaissent sa participation dans les paratextes qui le mettent en avant et permettent d'authentifier son rôle au sein de la production, quand bien même cette médiatisation tend à fonctionner comme un miroir déformant. Comme nous l'avons fait observer à plusieurs reprises, le co-auteur se définit avant tout par sa participation à l'auteur pluriel et nous nous attacherons dans le prochain chapitre à définir les modalités spécifiques de l'équipe des scénaristes de Lost pour mettre en avant comment nous pouvons comprendre cette auctorialité collective sur le plan pragmatique cette fois.

Chapitre 3 : Un autenur pluriel : organisation et dynamique

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