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É volution interne de l'équipe : prise en compte du remplacement Afin de montrer l'évolution interne de l'équipe des scénaristes de Lost, nous

Chapitre 6 : Les règles du jeu et la matrice de l'auteur pluriel

2) L'identité plurielle en évolution

Il me semble qu'il faut commencer par définir l'identité de l’œuvre, qui est le point de désignation de l'auteur pluriel. Par ailleurs la mise en place d'une identité esthétique par les créateurs est la base sur laquelle peut se construire l'agencement d'un auteur pluriel ensuite, même si ces créateurs ne font pas partie durablement du collectif. Lorsque des critiques imputent des intentions à une œuvre par la formulation « Lost nous montre que », il s'agit d'une anthropomorphisation de l’œuvre, qui désigne en réalité la matrice énonciatrice, qui pose ses propres conditions de variation. Celle-ci n'est réductible, ni à la façon dont il structure les relations entre ses constituants, ni à ses membres constituants pris séparément. La perspective holiste permet de prendre en compte l'identité groupale, souvent définie au moment de la création, avec laquelle le reste de l'écriture progressive reste cohérente. Lost est donc l'histoire d'un groupe de rescapés coincés sur une île étrange. Le personnage, d'abord l'objet d'un mystère et de clichés liés à ses coordonnées sociologiques (scénario projectif), est un énonciateur dont l'identité est exposée par le contraste entre deux temporalités. La tension narrative se renforce progressivement par une densification narrative qui, reposant sur le principe de la convergence, amène le collectif à son dénouement (sa séparation) sans le réduire à un tout homogène qui lèse l'individualité respective des agents humains. Ce refus d'une perspective humaine surplombant l’œuvre témoigne d'une énonciation qui reste toujours plurielle et se refuse à léser sa pluralité dans une perspective unique. La décision de faire de la désignation du collectif le seul point d'unité détermine une spécificité auctoriale de Lost. Par ailleurs les innovations essentiellement narratives et la prise de l'autorité par les scénaristes- producteurs, tributaire du contexte professionnel de l'époque, renforce l'autorité des scénaristes au sein du collectif de Lost.

Ainsi, cette ambiguïté fondamentale pousse à porter une attention accrue à l'organisation interne du collectif, une démarche qui est par ailleurs nécessaire à chaque fois que nous essayons d'aborder tout collectif. En effet, déterminer l'agencement matriciel et le

workflow319 de l'auteur pluriel permet de déterminer une identité sur le plan sociologique,

319 Les scénaristes de Lost construisent leur organisation ordinaire progressivement au fil des trois premières saisons. Seulement trouver un fonctionnement « ordinaire » n'est peut-être pas forcément la seule possibilité : des équipes peuvent aussi expérimenter très régulièrement de nouvelles méthodes d'organisation constamment ; je n'ai pas d'exemples de ce type à fournir, mais c'est une possibilité tout à fait acceptable.

renvoyant au mode de structuration interne des relations sociales. Ainsi dans le cas de Lost, nous pouvons observer que le brainstorming en équipe et la co-écriture témoignent de la préférence de Damon Lindelof pour un agencement ferme de la pluralité énonciative. Cela informe la vision collective que les showrunners ont de l'auctorialité télévisuelle, mais aussi des interactions et relations sociales. Dans certains cas, notamment les séries produites par HBO, qui a une politique de création plus modelée sur la conception romantique de l'auteur individuel, il est effectivement possible que ce système soit davantage orienté dans la soumission à une figure autoritaire. Cette matrice repose sur une structuration informée par le contexte social, soit : le contexte industriel de production, qui hiérarchise les relations entre professions créatives, distributeurs, audiences et critiques. Ainsi une série commence souvent avec des méthodes traditionnelles de l'industrie, tributaires de son époque : Lost ne systématise la co-écriture qu'à partir de la deuxième saison, après avoir testé l'écriture en solitaire. L'équipe expérimente également différentes modalités d'agencement des binômes. La modification des méthodes de travail peut faire fuir des scénaristes qui ont pourtant des affinités créatives avec la série, à l'instar de Javier Grillo-Marxuach. Par ailleurs, la médiatisation des showrunners, qui tend à masquer la nature collective de l'écriture, repose sur l'idéologie romantique du génie créateur, un cliché encore largement répandu dans les discours critiques, et qu'il faut dépasser en couplant l'étude de la médiatisation de la figure auctoriale à une analyse esthétique et à une sociologie de la production.

Cette organisation interne devient un système avec possibilités de variations définies encore une fois par les préférences de l'ensemble, qui sont elles-mêmes souvent décidées par les showrunners du fait de leur supériorité hiérarchique. Cette supériorité du ou des

showrunner(s) dans la prise de décision ne revient pas à faire d'eux les auteurs de la série,

dans la mesure où la télévision est avant tout un travail collaboratif, et que le mode de collaboration peut avoir un impact fort sur la série. En effet ce système structure la relation entre les artistes et l’œuvre, selon les responsabilités pour lesquelles ils sont crédités, la marge de liberté créative qui leur est accordée et les personnes en relation avec lesquelles ils créent. Par ailleurs, dans le cas des scénaristes de Lost et même de la plupart des séries télévisées, la matrice créative et les structures narratives du récit sont intrinsèques : La densification narrative de Lost au fil des saisons suit la convergence des instances énonciatives : plus la série avance, plus les perspectives juxtaposées (des scénaristes comme des personnages) au début de la première saison convergent par multiplication des interactions internes entre personnages au sein du récit et scénaristes au sein de la production. Les perspectives convergent aussi par les réécritures successives : les personnages passent entre plusieurs

mains, sont réécris par les différents scénaristes au fil des six saisons.

Observons par ailleurs qu'il existe de nombreuses manières de structurer les collectifs auctoriaux, tributaires du genre, de l'esthétique recherchée, du distributeur, des membres constituants du collectif, etc. Ainsi dans les comédies américaines comme The Office le rôle du comédien est davantage mis en avant et les comédiens sont très souvent scénaristes et réalisateurs également. Ainsi jusqu'à très récemment la plupart des séries d'auteur étaient des comédies reposant sur une instance énonciative qui a un rôle essentiel dans l'écriture, la réalisation et l'interprétation du protagoniste ; une instance auctoriale à proprement parler. Par ailleurs le développement très récent de Netflix et la déstructuration des distributeurs en une multiplicité d'audiences nichées pousse à revoir le mode de production, notamment l'organisation fixe du calendrier. Ainsi les co-auteurs ont parfois moins de contraintes de temps, ce qui permet à certains collectifs de travailler en effectif réduit et d'avoir une plus forte autorité sur la série, comme c'est par exemple le cas pour Louie (FX, Louis C.K., 2010 –), Master Of None (Netflix, Aziz Ansari, Alan Yang, 2015 –) ou The OA (Netflix, Brit Marling, Zal Batmanglij, 2016). À l'exception des comédies, le rôle de l'acteur se cantonne aujourd'hui surtout à l'interprétation du personnage, mais il peut arriver qu'un acteur ait un crédit de producteur s'il a un rôle accru dans les prises de décisions créatives : dans Colony (USA Network, Carlton Cuse, Ryan Condal, 2016 –), Josh Holloway, l'interprète du protagoniste (et de Sawyer dans Lost), a un crédit de producteur, une pratique qui est rare aujourd'hui mais était plus courante dans les années 1960-1970. Chaque collectif doit donc être examiné en fonction de son contexte historique et médiatique, en nous adossant à une étude de production qui met en avant les réalités du fonctionnement spécifique à chaque matrice créative.

L'organisation de l'auteur pluriel ne se construit pas de manière monolithique en fonction du produit recherché ; l'étude de l'organisation interne permet d'avoir une meilleure compréhension de la façon dont le collectif structure l'interaction entre les instances énonciatives. Comparons Lost avec des séries qui ont des similarités sur le plan narratif pour faire ressortir la façon dont sont structurées les instances énonciatives, parfois très différentes malgré des enjeux narratifs similaires. Ainsi Orange Is The New Black (Netflix, Jenji Kohan, 2013 –) reprend l'usage systématique du flashback qui fait de la perspective du personnage l'unité de l'épisode. Dans Lost les perspectives se décentrent progressivement et convergent pour que le point de vue du personnage soit une entrée dans un système énonciatif collectif. Il devient souvent l'objet d'une focalisation sur un personnage en relation avec un autre, dans

une approche hiérarchisée de la relation, dans laquelle un des deux personnage constitue une instance énonciative et l'autre personnage le rapproche de certains aspects de sa caractérisation et de certains thèmes. Ainsi, pour prendre un exemple radical, les épisodes sur Jack se focalisant sur sa relation avec Juliet mettent l'accent sur l'aspect romantique du personnage, alors que les épisodes qui se concentrent davantage sur sa relation avec Locke traitent davantage de son tiraillement interne entre foi et raison. Au fil du temps, la densification narrative a un impact sur la structuration des instances énonciatives : dans la cinquième saison, la plupart des micro-récits n'opposent pas deux temporalités vécues par le personnage mais une temporalité vécue par le personnage et une autre où il ne figure pas, mais où le lien thématique demeure, faisant du personnage une entrée dans le collectif. Puis dans la sixième saison les scénaristes réaffirment la singularité de chaque instance par l'articulation entre deux lignes temporelles distinctes, tout en gardant la pluralité et la densité interpersonnelle mise en œuvre auparavant. Dans Orange Is The New Black, l'entrée dans la fiction se fait par la perspective de la protagoniste, Piper Chapman, une autofiction de l'auteure du mémoire Piper Kerman, duquel est adapté la série. Sa découverte de l'univers carcéral féminin structure l'intégralité de la première saison, alors que les épisodes montrent le passé d'autres prisonnières, construisant une pluralité de perspectives. Dans les saisons ultérieures la série se décentre de la perspective de sa protagoniste320 pour mettre en lumière

d'autres histoires dans les micro-récits, là où Lost reprenait la plupart de ses personnages d'une saison à l'autre. Dans la cinquième saison d'Orange Is The New Black les flashbacks deviennent beaucoup plus courts pour parvenir à suivre la densification, non tant du monde fictionnel, que de ses multiples personnages-énonciateurs incarcérés, tout en gardant un lien thématique qui structure l'épisode et lie les différentes voix. Au lieu de continuer de suivre une juxtaposition, l'équipe prend acte d'une saturation du monde fictionnel et des personnages : toute la cinquième saison se déroule pendant une émeute qui prend acte d'une anarchie visible et montre la nécessité de faire évoluer le cadre narratif. S'il est impossible de savoir si Orange Is The New Black suivra une déformulation par modification du cadre narratif ou de la structure narrative pour sa sixième saison, nous pouvons inférer que cette anarchie durant la cinquième saison visait à dénoter la saturation causée par la juxtaposition de multiples voix au fil des quatre saisons précédentes, démultipliant à l'extrême le nombre de protagonistes.

Le dernier critère essentiel à prendre en compte est la notion d'évolution : une série 320 Elle n'est le protagoniste d'aucun épisode et a moins de temps d'antenne, même dans le temps du récit

évolue chaque année et avec elle son auteur pluriel (dans ses membres constituants, mais aussi son mode de structuration des relations entre co-auteurs). Ainsi toute approche, même holiste, de l'auctorialité télévisuelle, doit être replacée dans une chronologie qui suit les différentes étapes de la création progressive. Cette approche chronologique permet de retracer une évolution interne du collectif et de ses méthodes, de mettre en évidence les différentes expérimentations, l'élaboration progressive d'un fonctionnement, non pas optimal, mais préférentiel. Cette approche permet par ailleurs de segmenter l'auctorialité par épisodes et par saisons en les replaçant dans un cadre chronologique, voire même d'associer certaines tendances du collectif à des enjeux créatifs (narratifs dans le cas des scénaristes) : l'arrivée massive de scénaristes de Alias au cours de la troisième saison, parmi lesquels figure Drew Goddard, informe la caractérisation du supervillain Benjamin Linus. La densification narrative progressive et surtout la notion de convergence, centrale à l'auctorialité de Lost, n'a aucun sens dans une perspective achronique.

En somme l'approche holiste permet de mettre en avant l'identité collective par une analyse des propriétés esthétiques de l’œuvre, une étude de production qui met en avant l'organisation interne, qui structure la relation des co-auteurs à l’œuvre et leurs interrelations (hiérarchiques, et méthodes de travail) dans la prise de décision. Il me semble que, dans le cadre d'une embauche, déterminer la logique collective prime sur la définition du rôle individuel d'un co-auteur. Seulement nous avons montré que, en dépit de toutes ces contraintes, le co-auteur n'est pas réductible à l'agent d'une machine monstrueuse sur lequel il n'a aucun pouvoir : en arrivant dans la production d'une série, un scénariste connaît très bien les contraintes du métier. Pour cette raison nous allons montrer quels sont les principaux éléments à retenir pour aborder le co-auteur en tant qu'individu et agent dans un processus de création collective, en nous appuyant sur la notion gilbertienne de « co-engagement ».

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