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L'oreille de Heidegger Philopolémologie (Geschlecht) 4 (1989) se situe dans le passage derridien qui conduit à la question de la

Dans le document La lecture derridienne de Heidegger (Page 195-200)

politique chez Heidegger. Notre intervention s'arrête là pour des raisons que nous avons déjà évoquées. Cela ne veut pas dire qu'elle ne pourrait pas se poursuivre ou que nous devrions ignorer De l'esprit, si notre question était ouvertement liée à la politique heideggerienne. Derrida, dans Politiques de l'amitié (1994), interroge la pensée polémique de Carl Schmitt, cette interprétation derridienne de Schmitt devient alors un passage obligé vers une compréhension adéquate de

L'oreille de Heidegger.

Nous citons Derrida, au moment où il parle du texte de Schmitt intitulé Concept du politique385 386 afin d'indiquer un dernier argument en faveur de notre décision. Nous le citons, au moment où il examine l'idée de la concrétion du concret à laquelle, selon lui, Schmitt fait appel, et de laquelle Derrida entend montrer qu'elle est toujours excédée par 1'abstraction de son autre.

«Ces efforts déploient la tension même de ce livre étrange. Ils sont remarquablement à 1'oeuvre dans le passage consacré au sens polémique du politique. Il ne s'agira pas du contenu polémologique du concept du politique, en tant qu'il implique l'ennemi, la guerre, le polémos, donc en tant que concept du polémique. »386

Il ne s'agit pas seulement du concept certes, Derrida est plutôt préoccupé par le caractère polémique du texte lui-même. Le texte écrit,

s'il s'engage dans 1'abstraction du concret, il s'y engage concrètement. D'autre part, L'oreille de Heidegger s'ouvre sur

385 Cf., Schmitt C., La notion du oolitiaue. En bibliographie.

386 Derrida J., Politiques de l'amitié, p. 137. Il s'agit de l'usage polémique du concept du politique, de son usage concret, de sa mise en oeuvre, d'une pratique effective, ce n'est donc plus un discours simplement ou strictement théorique. Il s'agit aussi de déterminer la différence différée des mots «ami» et «frère» dans le contexte de la question de l'humanisme et de 1'étranger. (Cf., aussi Derrida J., De 1'honitalité).

1 ' évocation de la voix de l'ami dans Etre et Temos387. Si les thèmes sont derridiens, la voix, le souffle, ces questions sont discutées dans un tout autre contexte. À cette remarque, on peut ajouter la remarque suivante : Derrida reprend dans un autre contexte, celui de la politique et de la politique heideggerienne, les thèmes de la voix et de la phonè, thèmes qu'on rencontre dès ses commentaires de la pensée de Husserl, dans la mise en question derridienne de la voix et de la conscience.

Quant à nous, nos questions sont simples : Derrida reste-t-il fidèle à son programme philosophique, à son programme grammatologique ? Comment, et selon quelle cohérence l'est-il, comment, s'il l'est,

1'applique-t-il à ses commentaires de la pensée de Heidegger ? Quels liens théoriques pouvons-nous établir dans le parcours derridien d'une interprétation grammatologique de la pensée de Heidegger ? Parcours dont nous situons les développements entre 1967, date de la parution de De la arammatoloqie. et 1987, date à laquelle la conférence intitulée

De 1 'esprit fut prononcée et date de la parution de Heidegger et la

question.

Vingt années se sont écoulées. Que s'est-il donc passé au cours de ces vingt ans de publication ? C'est-à-dire entre le programme derridien de libération du signe libéré et son application au sein du questionnement heideggerien. La libération du signe, en signe différé (libéré/soumis), conduit à la différance, différence différée (libérée/soumise), il s'agit alors de recenser les mots encore sous 1'emprise de la métaphysique du sens et de montrer que la stratégie derridienne de libération en fait des signes libérés du sens dans la différence.

Notre question est simple : est-ce que Derrida respecte 1'axiomatique de son programme philosophique dans son interprétation grammatologique de la pensée de Heidegger ? Si la question est simple, la réponse l'est moins. Elle est affirmative, mais elle doit

387 Cf., Heidegger M., Ibid., pp. 129-132, paragraphe 34, pp. 160-166. Notons que Heidegger évoque aussi la voix de l'ami dans La parole dans l'élément du poème, dans Acheminement vers la parole. p. 71. Notons aussi que Derrida n'évoque pas la pneumatologie lorsqu'il est question de philopolémologie. Cela n'est pas nécessaire, car seuls les contextes ont changé, la ténacité derridienne est quant à elle évidente : le souffle de 1'esprit dont il est question en 1967 dans Force et

signification est encore une problématique derridienne en 1989 dans L'oreille de Heidegger. L'économie restreinte n'est pas la même.

nécessairement considérer les effets de 1'axiomatique de la pensée derridienne, sinon notre propre cohérence devient alors discutable.

Mais avant de poursuivre notre exposé et de répondre à nos questions, quant à la cohérence des développements de la pensée grammatologique, reprenons en quelques mots nos découvertes. Dans De la arammatoloaie. Derrida met en branle son programme de lecture en montrant la possibilité d'une libération différée du signe388.

Le mot, en changeant de statut, est alors valorisé dans une stratégie d'interprétation aux prises à la fois avec 1'herméneutique philosophique vouée au sens et la pensée grammatologique libérant le signe, sens et signe sont alors des objets théoriques constamment différés. Cette stratégie reste ouverte à 1'invention et à la découverte de cette différence différée entre sens et signe, tandis que dans les Maraes de la philosophie, dans la conférence intitulée La

différance, Derrida démonte les questions de la présence, du présent et

de la présence à soi, il reprend et ordonne autrement ces mêmes questions, dans un tout autre contexte d'interprétation, celui de l'humanisme, dans Les fins de l'homme.

Dans Ousia et grammè389, 1 'interprétation derridienne soulève la question de la différence entre la conception métaphysique et aporétique du temps et la question heideggerienne du sens du temps. Dans le polylogue intitulé La vérité en pointure, malgré sa

388 Certes, ces thèses prennent forme dès les textes consacrés à Husserl, mais pour des raisons évidentes, nous ne pouvons que 1'indiquer encore une fois. Il s'agit, nous l'avons dit, d'un tout autre travail que le nôtre. Cela ne réduit en rien sa valeur ou son importance. (Cf., Marrati-Guénoun P., La genèse et la trace) . La procédure derridienne est mise en évidence par Derrida lui-même dans un texte intitulé «Genèse et structure» et la phénoménologie (1959) et publié dans L'écriture et la différence (1967). Cela ne signifie pas que Derrida propose une théorie de 1'interprétation, mais que ses gestes interprétatifs ont aussi un commencement. Notons encore une fois que Derrida parle abondamment de Heidegger dans ce livre.

389 Le contexte de notre travail ne nous permet pas de tenter d'expliquer la relation conceptuelle entre les propos de Derrida au sujet de la représentation dans Envoi (1980), un texte publié dans Psyché (pp. 109-144), et Ousia et grammè (1968). Cette explication avec ces textes nous obligerait entre autres à comprendre et commenter Cogito et histoire de la folie (1963), texte de Derrida publié dans L'écriture et la différence. Nous disons que la pensée de Heidegger n'échappe pas tout à fait à l'idée ou au concept, et à l'histoire de ce concept, qu'est la subjectivité ou la représentation (époque de la représentation), que la pensée heideggerienne peut certes se retourner contre elle-même et ébranler ses propres évidences. Nous le disons en compagnie de Derrida.

marginalité, Derrida reprend la question du signe libéré, d'un certain signe, dans un commentaire stratégique et ponctuel de la question de la vérité de la peinture. Les textes abordant le Geschlecht montrent la difficulté pour Heidegger de dé-limiter la métaphysique du sujet390 afin de la convertir en pensée du Dasein. Derrida reformule ses questions dans différents contextes. Quant à la question de 1'esprit, 1'interprétation derridienne s'inscrit dans le cadre de nos découvertes, non seulement Derrida n'abandonne-t-il pas ses stratégies d'interprétation élaborées auparavant, mais, selon nous, il propose ouvertement, bien malgré lui peut-être, une thèse concluante.

Nous allons, dans cette dernière partie de notre exposé, en conclusion donc, montrer que Derrida reste fidèle aux développements théoriques et grammatologiques d'une pensée de la différance, tout en revenant ou en reprenant son point de départ grammatologique : la question de 1'expérience391 de la vérité comme expérience du sujet392, lorsqu'il est question, dans la conclusion de ce parcours, de 1'esprit et du questionnement heideggerien, sans pour autant trahir 1 ' axiomatique de la pensée de la différance. Cela même si Derrida utilise différentes expressions afin de nommer la figure de la différance : dé-sédimentation, dé-limitation393 ou désessentialisation.

390 Nous citons Heidegger lorsque dans être et Temps il affirme que «La libération de l'être originaire du Dasein doit bien plutôt être disputée à la tendance explicicative ontico-ontologique échéante.» Heidegger M., Ibid., p. 221, paragraphe 63, p. 311.

Parler du sujet dans une interprétation de la pensée de Heiddeger cela ne signifie pas que nous ignorions toute la complexité de 1'analyse que Heidegger propose à propos de la différence entre le sujet pensant (subsistance) et le Dasein comme être-au-monde. Le monde est un moment constitutif du Dasein. L'ouverture au monde comme compréhension n'est-elle pas phénoménologique ? (Cf., Heidegger M., Être et Temos. pp. 112-113, paragraphe 28, pp. 133-134. Et, La fin de la philosophie et la

tâche de la pensée (1968), dans Questions IV. p. 128, ou encore Qu'est-ce que la métaphysique (1938) dans Questions 1). L'expression «existence subjective» serait

peut-être plus appropriée que le mot «sujet», cela donnerait : métaphysique de 1'existence subjective. On peut caractériser la pensée heideggerienne comme étant une métaphysique de la subjectivité, à la condition de montrer que la finitude et la pensée du sens sont inséparables.

391 Devons-nous souligner que cette expérience est aussi expérience du sens et du signe ? et que Derrida pourrait écrire ce mot de la façon suivante : «expérience». Pourquoi ? Afin de bien montrer 1'emprise grammatologique

392 II va sans dire que ce sujet, peu importe sa dénomination ou sa détermination, métaphysique (Descartes ou Kant) ou phénoménologique (Hegel ou Husserl), est déjà aux prises avec la pensée de la différance.

Il s'agit à chaque reprise, coup sur coup, du travail d'une science de 1'écriture, d'une science de la lecture, d'une pensée grammatologique et d'une pensée de la différence. Il semble alors possible de montrer que si 1'interprétation derridienne reconduit la méditation heideggerienne à la question du questionnement propre au

Dasein humain, ce geste reconduit la pensée de la différance à la

question de la vérité et de 1'expérience de la vérité ; expérience du sujet, non plus métaphysique, ni déconstruit à la manière heideggerienne, mais différée, dans une pensée de la différance de la différence heideggerienne. Le long cheminement des interventions derridiennes dans la pensée de Heidegger reconduit certes Derrida à son programme grammatologique, à la pensée de la différance et ses stratégies, sinon jusqu'à son interprétation de la phénoménologie husserlienne.

À 1'origine, la stratégie générale d'interprétation de la pensée grammatologique consiste d'abord et avant tout à accorder (sans conclure) au signe, au mot écrit, une autre signification, une signification différente (différée) de celle qu'on peut tirer d'un certain contexte. Il s'agit donc d'ébranler aussi le contexte d'interprétation, contexte qui donne un sens au signe ; mais, cette différence ne s'oppose pas strictement au sens contextuel, disons onto- théologique, elle se joue de la différence entre signe/sens derridiens et sens/contexte, disons herméneutiques.

Cette différence est aussi différée, dans un sens (grammatologique) comme dans l'autre sens (herméneutique). La pensée de la différance et son interprétation de certains textes de Heidegger sont grammatologiques. Ainsi, sous l'effet grammatologique de la différance, la pensée heideggerienne peut être déterminée comme une pensée de la dé-limitation de la métaphysique, mais sous 1'emprise de la question du sens, elle reste une appropriation de la différence

constitution de la métaphysique et cite Heidegger pour établir une différence : «La limite (Grenze) n'est pas ce où quelque chose cesse, mais bien comme les Grecs 1'avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence son déploiement essentiel (sein Wesen beginnt). C'est pourquoi le concept est appelé horismos, c'est-à-dire limite.» (Cf., Heidegger M., Essais et conférences, p. 183. Et, Sallis J., Ibid., p. 12). Le mot dé-limitation prend alors une signification stratégique essentielle, mieux que ne saurait le faire 1'expression «la limite de la métaphysique», dans la pensée grammatologique que nous ne nommerons plus «déconstruction».

métaphysique et une pensée de la délimitation (sans trait d'union). Nous 1'avions suggéré au début de notre premier chapitre et nous y reviendrons à la toute fin de cette conclusion.

Tels sont les derniers enjeux que nous débattons dans la conclusion de notre propre travail de compréhension de la pensée derridienne. Notre question est donc la suivante : si aucune libération comme telle de la logique de la métaphysique n'est possible, la pensée de la différance, critique de la pensée de la différence heideggerienne, reconduit-elle, en propre ou comme telle, la pensée heideggerienne en-deçà de la limite ou de la clôture métaphysique ? Notre réponse est simple, et c'est une réponse derridienne, aucune sortie hors de la métaphysique, et donc, hors du champ de la signification, n'est possible. Seule la différence différée en différance jusqu'à sa limite offre une possibilité ponctuelle ou épisodique de libération ou d'extériorité différées.

Ouvrons une parenthèse. La logique de la différance est déjà à 1 ' oeuvre, nous l'avons vu, dans De la arammatolocrie. mais elle l'est déjà aussi, plus implicitement, lorsqu'il est question de Husserl dans La voix et le phénomène394, et plus particulièrement au chapitre intitulé La voix gui garde silence395 396

. Le contenu de ce chapitre aborde

directement certains thèmes que nous avons discutés dans d'autres contextes : «Qu'en est-il de la voix et du temps [chez Husserl] ?»396

Nous n'approcherons pas plus les commentaires de Derrida à propos de Husserl. Il s'agit plutôt d'indiquer sommairement que les questions que Derrida adresse à l'oeuvre de Husserl valent aussi pour sa compréhension de la pensée de Heidegger. Nous choisissons aussi d'indiquer ce chapitre, parce qu'il est question de Heidegger, du sens et du mot «être» chez Heidegger. Ainsi, le sens du verbe «être» entretient un rapport assez particulier avec le «mot», c'est-à-dire avec l'unité de la phonè et du sens. On ne le rencontre nulle part autrement que dans sa détermination ontologique, il n'a aucune détermination antique, il se réduit au verbum ou au legein. Il est l'unité de la pensée et de la voix dans le logos.

394 Dont le sous-titre évocateur est : Introduction au problème du signe dans la

phénoménologie de Husserl.

395 Derrida J., Ibid., pp. 78-97.

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