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La lecture derridienne de Heidegger

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Academic year: 2021

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LA LECTURE DERRIDIENNE DE HEIDEGGER

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IAV

(9-qT)

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de 1'Université Laval

pour 1'obtention

du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

Département de philosophie FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC MAI 2001

© Régis Ouellette 2001

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Table des matières Avant-propos Résumé # 1 Résumé # 2 Page Introduction... 11

CHAPITRE I Le programme philosophique derridien La pensée grammatologique... 2 6 Différence et présence... 49

Humanisme et présence... 57

Présence et signe... 66

Le signe et la vérité de la peinture... 97

CHAPITRE II La lecture derridienne de Heidegger Différence sexuelle et différence ontologique... 113

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Page

L'esprit en question... 153

L'esprit, le sujet et le temps... 163

L'esprit et son auto-affirmation... 171

L'esprit et le monde... 176

L'esprit «déconstruit»... 183

L'esprit et le questionnement... 187

Conclusion... 195

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Un des nombreux pièges que j'ai dû éviter au cours de la rédaction de ce travail fut sans aucun doute la fâcheuse tendance à mimer (mimétisme) les articulations souvent surprenantes du texte derridien. Mise à part la rédaction de ses thèses académiques, Derrida se préoccupe très peu du conformisme de son lecteur. En adoptant un style résolument aphoristique, du moins proche de 1'aphorisme, proche du style nietzschéen, Derrida démonte une forme littéraire propre à un certain discours philosophique. Il la démonte sans 1'exclure intégralement.

Le style, le ton, 11 agencement et la méthode de mon travail peuvent être discutés à partir des interrogations que Derrida impose au texte. L'idée même d'établir et de suivre un parcours chronologique afin de reconnaître comme telle une pensée derridienne, une pensée grammatologique ou une pensée de la «différence», ne résiste pas aux questions derridiennes.

Le programme philosophique derridien défie 1'identification inconsidérée d'un parcours strictement chronologique du développement de la pensée de Derrida. L'ordre de publication de ses ouvrages permet la découverte d'une lecture progressive de Heidegger. Lecture d'abord axée sur la valeur du signe dans 1'expression textuelle de la pensée et ensuite manifestement tournée vers la différence en philosophie.

Derrida ne nous offre pas seulement une unique lecture des textes heideggeriens, mais bel et bien plusieurs lectures au sein d'un travail d'«interprétation» novateur et multiforme, empruntant différentes figures originales pour se faire valoir en philosophie comme dans d'autres domaines. Mais dire cela, n'est-ce pas contredire d'emblée mon propre travail ? Ainsi, selon moi, on court toujours un risque en tentant de déterminer la pensée derridienne.

Les prétentions de mon travail gravitent autour d'un cadre général d'«interprétation», de même qu'elles s'associent aux exercices ponctuels de lecture effectuée dans le cadre de la pensée grammatologique de la «différence». La rédaction de mon travail prend le risque de la simple paraphrase parce qu'elle reste, selon moi, un

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Heidegger. Le passage obligé d'une lecture patiente, minutieuse et attentive aux développements de 1'expression parfois insolente d'une pensée insoumise.

Là-dessus, je tiens à remercier MM. Langlois et Aumètre de leur participation active, puisqu'ils ont accepté d'étudier avec moi un philosophe contemporain. Enfin, je tiens aussi à remercier tous ceux qui, aussi patients que peu nombreux, ont participé, chacun à leur façon, surtout Aline Beaulne pour son soutien et ses encouragements, à la mise en oeuvre et à la réalisation de ce travail. Enfin, je tiens à remercier tout particulièrement Micheline Houde qui a bien voulu corriger le texte de cette thèse en ma compagnie.

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Notre question est la suivante : à partir du programme philosophique inauguré et élaboré par Derrida autour de la question du signe dans De la arammatoloqie (1967), est-il possible de déceler et de juger de la cohérence de sa démarche et par là de comprendre son «interprétation» innovatrice de la pensée de Heidegger dont l'un des aboutissements théoriques se trouve, selon nous, dans son livre intitulé Heideaoer et la question (1987) ?

Le programme philosophique inaugural de De la orammatolooie démontre que le concept derridien d1 écriture excède le phonocentrisme de la tradition métaphysique occidentale et qu'il est le fondement sans cesse différé de 1'expérience de la vérité. Tout cela se reproduit-il dans les lectures derridiennes de Heidegger ?

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Notre question est la suivante : à partir du programme philosophique élaboré autour de la question du signe que nous offre Derrida dans De la arammatoloaie (1967), programme déjà annoncé et amorcé dans ses commentaires de 11 oeuvre de Husserl, est-il possible d' identifier et de juger la cohérence de sa démarche et par là de comprendre son «interprétation» de 1'oeuvre de Heidegger ?

Le programme philosophique inaugural de De la arammatoloaie démontre, selon nous, que le concept derridien d'«écriture» excède le phonocentrisme de la tradition métaphysique occidentale et est le fondement différé de 11 expérience de la vérité, même si les délimitations derridiennes de la métaphysique restent d'une certaine manière soumises à la logique de la différence. Si on s'accorde avec Derrida pour parler de la pensée de Heidegger dans les termes d'une pensée de la différence métaphysique, on doit alors s'entendre pour dire de la pensée derridienne qu'elle se déploie comme pensée de la différence de la différence heideggerienne, c'est-à-dire comme pensée encore plus radicale de la «différance», comme l'écrit Derrida.

Ce programme se double d'une volonté de démonter le fonctionnement du texte dit philosophique en y cherchant la trace (différence) des figures de la différence. L'influence de la pensée de Heidegger est constante dans ce projet d'une philosophie, d'une science de 1'écriture, aux frontières de la rationalité. Ainsi, les nombreuses lectures derridiennes de 1'oeuvre de Heidegger s'allient à cette tentative de sortie hors de la rationalité métaphysique. Tentative vouée à l'échec, peu importe la stratégie adoptée. Mais, ces tentatives derridiennes sont différées, elles ne se présentent jamais «comme telles» au présent. Enfin, ce programme est aussi un programme de lecture lié à la valorisation du signe, contrairement à ce que la métaphysique en propose à travers le phonocentrisme.

Ces prétentions derridiennes s'accompagnent tout au long de leur développement d'une décomposition de certains éléments des textes heideggeriens et de leur inévitable logocentrisme. Bien que cette communauté dialogique soit dictée par Derrida lui-même, c'est-à-dire la

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des principaux termes de cette relation doit nécessairement contribuer à la compréhension de la pensée derridienne.

Notre propre programme propose donc une reconstitution du parcours philosophique de Derrida, nous conduisant de De la arammatoloaie (1967) à ses lectures proprement dites de Heidegger dans Heidegger et la question (1987), cela afin de présenter une «interprétation» éclairée du procès philosophique derridien.

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INTRODUCTION

Notre interprétation de la pensée derridienne limite la compréhension de cette oeuvre au parcours textuel conduisant Derrida, d'abord interprète de Husserl1 , à ses lectures proprement dites de Heidegger. Dans la première partie de De la qrammatoloaie (19 67), Derrida s'adonne plus d'une fois au commentaire de la pensée de Heidegger. Il s'y adonne aussi, avec encore plus d'acuité, dans son livre Maraes de la philosophie (1972)2 et enfin, en gardant toujours une certaine distance, il s'y adonne une autre fois dans La vérité en peinture (1978)3. Ces premiers textes, loin de la philosophie de Husserl, mais inscrits dans les parages de la pensée heideggerienne, remettent toujours à plus tard un véritable commentaire, disons grammatologique, de la pensée de Heidegger. Il faut attendre les parutions de Différence sexuelle, différence ontologique (Geschlecht 1) (1983), La main de Heidegger (Geschlecht 2) (1985) et De l'esprit (1987)4 (le titre de cet essai aurait dû être De l'esprit (Geschlecht

3), avant d'obtenir de la part de Derrida des textes exclusivement

consacrés à 1'oeuvre de Heidegger.

Nous attribuons une place particulière aux essais intitulés

1 Cf., Derrida J., Le problème de la genèse dans la nhilosonhie de Husserl (1953- 1954) publié en 1990, L'origine de la géométrie. Introduction et traduction (1962) et La voix et le phénomène (1967) .

2 Ousia et gramme. Note sur une note de Sein und Zeit est le titre d'un article gui a paru pour la première fois dans L'endurance de la pensée (1968) et qui a été repris par Derrida dans Marges de la philosophie (1972) . Cet article discute de la conception du temps chez Aristote, conception reprise par Hegel, et montre qu'elle reste intacte jusqu'à Heidegger. La différance, texte d'une conférence prononcée en 1968, reproduite dans le même livre, approche aussi certains thèmes de la pensée heideggerienne.

3 Dans La vérité en peinture (1978), on trouve un article intitulé Restitutions de

la vérité en pointure, qu'on doit considérer comme une réponse à un texte critique

de Meyer Schapiro, intitulé La nature morte comme objet personnel portant sur

L'origine de l'oeuvre d'art (Cf., Heidegger M., Chemins oui ne mènent nulle part)

et repris dans son livre Stvle. artiste et société (1982). Les articles de Schapiro et de Derrida ont été publiés pour la première fois dans la revue Macula en 1976. Celui de Derrida a été modifié lors de sa seconde parution.

4 Ces trois articles sont réunis dans Heidegger et la question (1987). Quant aux titres des textes de Heidegger que Derrida interpelle, nous les indiquons plus loin.

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L'oreille de Heidegger. Philopolémologie (Geschlecht 4) (1989) et

Apories (1996)5. Le premier constitue à la fois un passage forcé vers les questions d'ordre politique dans 1'interprétation derridienne de Heidegger et un retour marqué vers certains thèmes primitifs abordés dans son interpétation de la pensée de Husserl : voix, parole, conscience et vérité ; quant au second essai, il reprend le thème de la mort du Dasein abordé dans Heidegger et la question, en insistant sur le caractère aporétique de la réflexion heideggerienne. Nous en reparlerons brièvement au cours de notre exposé.

Notre propos n'a pas d'autre but que de suivre pas à pas les développements de cette interprétation de certains textes de Heidegger, selon une chronologie que Derrida s'empresserait peut-être de dénoncer. Notre point de départ est cependant loin d'être arbitraire, car on doit considérer que Derrida expose ses propres hypothèses de travail dans De la orammatolooie. c'est-à-dire qu'il ne s'agit plus, dans la première partie de ce livre, d'un commentaire ou d'une explication avec les textes d'un auteur en particulier, pas même avec Saussure, mais bel et bien d'un développement explicite des hypothèses de travail qui font en sorte que Derrida donne au commentaire un tout nouveau statut en philosophie. Le commentaire philosophique devient de part en part un texte philosophique. C'est ce que nous annoncent ces premiers textes de Derrida publiés jusqu'à maintenant.

Le programme philosophique inaugural de De la orammatolooie tente de démontrer que 1'écriture excède le phonocentrisme de la tradition métaphysique occidentale et qu'ils sont le fondement différé de

1'expérience de la vérité.

«Toutes les déterminations métaphysiques de la vérité, et même celle à laquelle nous rappelle Heidegger par-delà 1 ' onto-théologie métaphysique, sont plus ou moins immédiatement inséparables de 1'instance du logos ou d'une raison pensée dans la descendance du logos [...]. Or dans ce logos, le lien originaire et essentiel à la phonè n'a jamais été rompu.»6

5 Le premier a été publié dans Politiques de l'amitié (1994), tandis que le second a été publié la première fois dans Le passage des frontières. Autour du travail de Jacques Derrida (1994). Notons, au passage, que dans ce texte, Derrida confronte entre autres les pensées de Heidegger et de Levinas au sujet de la mort. Nous y reviendrons.

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Ce programme se double d'une volonté de démonter le fonctionnement du texte philosophique ou littéraire en y cherchant la trace (différence) des figures de la différence aux prises avec le «sens» et le «signe».

«[...] analyser, faire travailler, dans le texte de l'histoire de la philosophie aussi bien que dans le texte dit «littéraire» (par exemple celui de Mallarmé), certaines marques [...] que j'ai appelé[es] «par analogie» des indécidables [...] qui ne se laissent plus comprendre dans 1'opposition philosophique binaire [...].»7

L ' influence de la pensée de Heidegger est constante dans ce projet d'une philosophie, d'une science de 1'écriture, évoluant aux frontières de la rationalité. Les lectures derridiennes des textes de Heidegger s'allient à cette tentative vouée à l'échec, peu importe la

stratégie adoptée, de sortie hors de la métaphysique.

«Il n'y a pas une transgression si l'on entend par là 1'installation pure et simple dans un au-delà de la métaphysique, en un point qui serait aussi, ne 1'oublions pas, et d'abord un point de langage et d'écriture. Or, même dans les agressions ou les transgressions, nous nous entretenons avec un code auquel la métaphysique est irréductiblement liée, de telle sorte que tout geste transgressif nous renferme, en nous y donnant prise, à 1'intérieur de la clôture. Mais, par le travail qui se fait de part et d'autre de la limite, le champ intérieur se modifie et une transgression se produit qui, par conséquent, n'est nulle part présente comme un fait accompli.»8

Dans Ousia et Grammè. Note sur une note de Sein und Zeit, premier texte que nous considérons comme étant plus spécifiquement consacré à Heidegger, Derrida interroge assez longuement la conception aristotélicienne du temps, reprise par Hegel, et la différence dans la pensée heideggerrenne. D'une manière générale, il se demande : «Comment aurait-on pu penser l'être et le temps «autrement» qu'à partir du

article dans lequel Derrida résume en quelque sorte la première partie de ce livre. On peut lire au sujet de cette relation : Bouchard G., Le signe saussurien et la

métaphysique occidentale selon Jacques Derrida.

7 Derrida J., Positions, p. 58. 8 Derrida J., Ibid., p. 21.

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présent, dans la forme du présent, à partir d'un certain maintenant en général qu'aucune «expérience», par définition, j amais ne pourra quitter ?»9 Loin de s'efforcer de penser autrement ou autre chose, le philosophe doit penser ce qui n'a pas pu être, ni être pensé autrement. Dans la pensée de 1'impossibilité de 1'autrement, écrit Derrida, se produit la différance en tant que différence différée. Dans l'autre texte que nous approchons, Restitutions de la vérité en pointure (texte publié dans La vérité en peinture), Derrida interroge, d'une façon assez particulière la conception traditionnelle de la peinture comme reproduction de la vérité, conception que Schapiro oppose tout simplement aux propos que Heidegger tient au sujet de 1'oeuvre d'art. Ces deux premiers textes de Derrida ne proposent pas véritablement une «interprétation» - plus loin nous utiliserons 1'expression un «commentaire grammatologique» - de la pensée heideggerienne, du moins quant aux nombreux thèmes qui y sont abordés. Il faut attendre la parution des textes suivants, avant d'obtenir de la part de Derrida des essais consacrés exclusivement à Heidegger.

Derrida poursuit, et d'une certaine façon débute son interprétation, en abordant la question de la différence sexuelle chez Heidegger dans Différence sexuelle, différence ontologique (Geschlecht

1). Ce texte de Derrida traite du silence que Heidegger garde à propos

de la différence sexuelle et aborde la question de la «neutralité» du

Dasein, qui n'est, semble-t-il, d'aucun des deux sexes, de même qu'il

souligne 1'insistance de Heidegger à l'en soustraire. La marque sexuelle binaire et la neutralité sont du même côté, c'est-à-dire du côté de la logique identitaire de la différence. Il s ' agit pour Derrida, comme dans toutes ses interventions, et nous ne reviendrons pas inutilement là-dessus, de retracer le signe de la différance.

La main de Heidegger (Geschlecht 2) s'ouvre avec 1'interprétation

d'un extrait du recueil de textes rassemblés sous le titre français Ou'appelle-t-on penser ? de Heidegger. Il y est question de la main, de la main de l'homme, de 1'opposition, du rapport de la main à la parole et à la pensée, de 1'essence de 1'écriture comme écriture manuscrite, de ces différences métaphysiques dont Heidegger ne vient pas à bout et dont il ne peut venir à bout.

Enfin, dans De l'esprit, Derrida retrace la polysémie du mot

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«esprit» dans 1'oeuvre de Heidegger, ses apparitions, ratures et disparitions apparentes, sous le couvert d'autres mots et d'autres définitions. Il y suit à la trace le spirituel Heideggerien qui, selon lui, s'oppose à nouveau à son contraire traditionnel, l'inhumain. Ce dernier essai, qui soulève la question de 1'association du questionnement et de l'esprit chez Heidegger, est 1'aboutissement d'un long et patient travail d'interprétation.

Ces commentaires commandent un travail herméneutique (pour ne pas dire tout de suite «grammatologique») considérable, dont 1'ampleur se laisse à peine deviner, dans un lien d'opposition (mais cela ne signifie pas une exclusion pure et simple) avec 1'herméneutique traditionnelle ou classique10. Ces éléments reconnus, notre propre programme propose une reconstitution du parcours progressif des lectures derridiennes, de De la grammatoloaie à ses lectures proprement dites de Heidegger, cela afin de présenter une interprétation juste du procès philosophique derridien, il s'agit en somme d'un travail préliminaire à toute avancée véritablement critique ayant essentiellement pour objet cette relation philosophique, une telle étude critique d'une tout autre envergure, reste encore à venir. Nous indiquons tout de même au passage certains textes de Derrida où il est question de Heidegger sans vraiment les commenter, en expliquant à chaque fois pourquoi ce commentaire fait défaut.

Les questions directrices de notre étude sont les suivantes : quels sont les présupposés philosophiques (grammatologiques) de 1'interprétation derridienne de Heidegger et dans quelle mesure Derrida les applique-t-il conformément à leur élaboration primitive ? Il s'agit donc de demander : qu'en est-il de la science de 1'écriture et de son commerce, à travers nos découvertes, avec la pensée Heideggerienne ?

Les réponses à ces questions nous conduiront à identifier essentiellement deux volets au travail d'interprétation derridien : 1) la libération du signe et 2) son effacement dans la différance pour

10 On peut lire au sujet de la différence entre herméneutique et grammatologie le livre de Greisch J., Herméneutique et grammatoloaie. et les ouvrages de Grondin J., L'universalité de 1'herméneutique et L'horizon herméneutique de la pensée contemporaine. On peut lire aussi, au sujet de la différence et de la communauté entre écriture et lecture, le livre de Lévesque C., L'étrangeté du texte.: et en anglais, les deux ouvrages suivants : Transforming the Hermeneutic Context, ed. by G.L. Ormiston et A.D. Schrift et The Hermeneutic Tradition, ed. by G.L. Ormiston et A.D. Schrift.

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contrecarrer, sans 1 'effacer, sa subordination phonocentrique dans 1'histoire du logocentrisme. Ces termes s'appliquent-ils, ont-ils une efficacité dans les interventions stratégiques que Derrida nous propose de (dans) l'oeuvre de Heidegger ? Notre propre interprétation nous conduira à circonscrire les éléments actifs de 1 ' interprétation derridienne de Heidegger.

«La constitution d'une science ou d'une philosophie de 1'écriture est une tâche nécessaire et difficile. Mais parvenue à ses limites et les répétant sans relâche, une pensée de la trace, de la différance ou de la réserve, doit aussi pointer au-delà du champ de l'épistémè. Hors de la référence économique et stratégique au nom que Heidegger se justifie de donner aujourd'hui à une transgression analogue mais non identique de tout philosophème, pensée est ici pour nous un nom parfaitement neutre, un blanc textuel, l'index nécessairement indéterminé d'une époque à venir de la différance. D'une certaine

manière, «la pensée» ne veut rien dire.»11

Ces éléments s'activent à chaque fois que Derrida entreprend un commentaire grammatologique de certains textes de Heidegger. Nos propres découvertes s'articulent autour des éléments suivants : la primauté du signe dans la dualité différentielle «sens et signe»,

1'impossibilité d'échapper au logocentrisme, qui est aussi un phonocentrisme, de Platon à Heidegger, et la question de la différance en différence maintenue et différée de la différence. Nous montrerons aussi pourquoi la pensée grammatologique est confinée au commentaire et comment elle l'est dans son interprétation de la pensée de Heidegger. Derrida n'invente pas la différance, il la pourchasse et la retrace partout où la logique de la différence ou de la différence de la différence est à 1'oeuvre dans un texte.

Il ne s'agit donc pas de corriger la pensée derridienne ni de la comparer, ce travail n'est donc pas une étude comparative. Il s'agit plutôt de découvrir, nous le répétons, les antécédents toujours actifs dans cette interprétation de Heidegger, de juger de leur cohérence et de la cohérence de leur développement, ainsi que de leur application stratégique.

Parmi les difficultés que nous avons rencontrées, il y a d'une

Derrida J., De la arammatoloaie. p. 142.

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part, l'accès à 1'oeuvre de Derrida : certains cours, séminaires et publications annoncées, restent inédits. D'autre part, en donnant un ordre chronologique à la forme de notre travail, nous en donnons un au contenu des textes de Derrida. Ce mariage forcé facilite néanmoins la compréhension de son oeuvre. Une autre difficulté consiste à rendre compte également de 1'interprétation que Heidegger propose de certaines philosophies ou pensées, interprétations dont Derrida se fait aussi 1'interprète, sinon l'écho. Ce dédoublement risque d'altérer la clarté de notre communication, en mettant en jeu trois gestes différents et communs, si l'on peut dire, d'interprétation. Nos questions sont pourtant simples : qu'en est-il de 1'interprétation derridienne de la pensée Heidegger ? Y a-t-il des fils conducteurs qui peuvent nous mener à la compréhension de la pensée grammatologique vouée à la lecture ? Nous verrons que le programme philosophique derridien reste lié au cadre théorique ou axiomatique de ses découvertes dans l'oeuvre de Heidegger, et que ces découvertes sont autant de transgressions différées.

Ce travail de recherche utilisera pendant son parcours les expressions «pensée grammatologique» et «pensée de la différance» afin de nommer et de qualifier la pensée derridienne et 1'axiomatique de son interprétation de la pensée Heidegger. Si nous prenons parfois le risque de parler de lecture plutôt que d'interprétation, c'est que nous montrerons que la pensée derridienne doit être considérée à la fois comme une science de 1'écriture et une science de la lecture dans leur différence et leur communauté. Enfin, nul doute que la procédure derridienne rend difficile toute tentative de maîtrise interprétative, et Derrida lui-même en témoigne :

«[...] je procéderai de telle façon que certains jugeront aphoristique et irrecevable, que d'autres accepteront comme la loi et d'autres encore jugeront trop peu aphoristique, m'écoutant avec de telles oreilles (tout revient à 1'oreille avec laquelle vous pouvez m'entendre) que la cohérence et la continuité de mon trajet leur seront apparues dès les premiers mots, dès le titre même.»12

Cette dernière remarque au sujet de ce procédé aphoristique vaut

12 Derrida J., L'oreille de l'autre, p. 15. Une autre approche permettant de comprendre la structure générale du texte derridien consisterait à défendre l'idée suivante : Derrida ne rédige qu'un seul texte, qu'un seul livre divisé en d'innombrables sections ou chapitres. L'idée du livre est mise en cause.

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pour la plupart des textes de Derrida que nous allons étudier. Cette procédure inhabituelle rend parfois difficile la compréhension de ses textes, c'est une autre difficulté qu'il nous fallait souligner. C'est aussi ce qui motive notre préoccupation constante du texte derridien comme tel ; d'ailleurs, trop peu de commentateurs l'ont suivi pas à pas, leur propre texte imite souvent ce style aphoristique. Ce mimétisme leur vient sans doute de 1'impression que leur laisse les textes derridiens.

Quant à nous, si une dénomination caractéristique de 1'interprétation derridienne de la pensée de Heidegger est vraiment de mise, nous pensons la présenter de la façon suivante : elle veut être une pensée de la différance de la différence heideggerrenne dans son rapport à 1'essence du sujet. Nous montrerons, en conclusion, que ses interventions stratégiques conduisent invariablement Derrida à cette conclusion. Une conclusion peut-être inavouée, dont la récurrence reste pourtant indéniable. En remettant en cause la logique des questions de la «langue» et du «langage», du sens et du signe, logique phonocentrique oublieuse de 1'expérience de 1'écriture, du signe, comme expérience de la vérité, Derrida aborde certains textes de Heidegger et leurs relations avec des mots dont l'effet problématique ne va pas sans conséquence quant à leur interprétation grammatologique. Ici, les mots «interprétation grammatologique» indiquent d'ailleurs les enjeux du commentaire derridien associé à la pensée de la différance, ils sont déjà l'objet de la pensée grammatologique. En opposant leur signification respective l'une à l'autre, sans pour autant nier catégoriquement leur différence, sans qu'il soit question d'exclusion ou d'inclusion marquées, nous débattons des stratégies d'interprétation qui conduisent Derrida aux questions de 1'esprit et du Dasein chez Heidegger.

En d'autres mots, nous soutiendrons que, malgré les conclusions aporétiques de 1 ' interprétation derridienne de Heidegger, cette dernière n'échappe pas à la tentation de déterminer ce qu'elle nomme parfois une métaphysique du sujet13 ; nous soutiendrons que c'est non

13 Nous utilisons 1'expression «métaphysique du sujet» afin d'éviter les conclusions et les exclusions hâtives, nous le faisons en sachant fort bien que les expressions «métaphysique de la conscience» et «conscience phénoménologique» seraient peut-être plus appropriées dans un contexte académique parce que plus proches de la question de 1'expérience de la conscience. Nous y reviendrons en

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seulement l'un de ses passages obligés, mais que c'est aussi son principal axiome muet. Le fait que cette stratégie de lecture soit inavouée n'enlève absolument rien à la valeur et à 1 'originalité de 11 interprétation derridienne, au contraire, nous verrons que sa maîtrise n'a pas d'autre efficacité différée que cet objet théorique.

D'autre part, dans un texte intitulé Violence et métaphysique, texte publié dans L'écriture et la différence (1967), Derrida aborde franchement la question de la différence chez Hegel, Husserl et Heidegger. Il semble de mise de présenter brièvement les réflexions que contient ce texte de Derrida à propos de 1'identité et de la différence, au coeur de la question du sujet, même si ce texte est ouvertement consacré à 1'oeuvre de Lévinas.

Notre intention ne consiste pas à présenter une analyse de ce texte, mais de montrer que les thèmes du présent, de la présence et de la différence sont actifs dès le début des années soixante dans l'oeuvre de Derrida. Selon lui, Hegel a montré dans la Science de la logique que la différence ne pouvait être pure qu'en étant impure. La différence absolue est une différence simple parce qu'elle se rapporte à elle-même. Elle est sa propre négativité. Ce qui est différent de la différence, c'est 1'identité. La différence, la logique spéculative permet de le dire, est à la fois elle-même et identité. Hegel ajoute qu'on peut dire que la différence simple n'est pas une différence, mais que ce n'est vrai que par rapport à 1 ' identité. Selon lui, la différence contient à la fois elle-même et ce rapport.

L'affirmation hégélienne de 1'identitaire semble alors logiquement incontournable. Quant à Husserl, s'il n'a pas posé la question de l'être, la phénoménologie husserlienne la porte en elle chaque fois qu'elle rencontre les thèmes du temps et du rapport à l'autre. Elle reste dominée par une métaphysique du présent et de la présence. D'autre part, la phénoménologie présuppose l'unité de 1'essence antérieure à la différence entre essence et existence. À propos de Heidegger, Derrida écrit que si le présent est la forme absolue de 1'expérience, il faut déjà savoir ce que c'est que le temps. Le présent suppose une pré-compréhension de l'être comme temps. L'être, n'étant rien de déterminé, il est différence de l'être et de l'étant. Nous développerons ces sujets au cours de notre travail, mais nous

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devons d'abord mettre en place le contexte général de 1'interprétation derridienne de 1'oeuvre de Heidegger.

Le signe libéré et associé à la différance sont les composantes majeures de notre compréhension de la pensée derridienne. D'une part,

le signe (le mot) est considéré par Derrida tantôt comme un mot, tantôt comme un concept, selon le contexte de sa lecture d'un texte. De plus, le mot/concept, que nous nommerons plus loin le signe grammatologique, ne se réduit pas à son inscription.

La différance relève et excède à la fois le mot et le concept, elle refuse 1'identité de l'un ou de l'autre tout comme elle la refuse à l'un et à l'autre. Elle provoque ce genre de considération polymorphe, elle reste essentiellement une stratégie de lecture grammatologique (hétérogène) des textes et des signes d'un texte. D'autre part, il faut comprendre tout de suite ce double geste, au sens où Derrida refuse 1'identité d'une détermination quelle qu'elle soit, celle du texte y compris. Et, cette volonté d'indécision, appelons-la «indécision derridienne», nous 1'exprimons parfois en écrivant «malgré lui», en parlant de Derrida. Nous ne croyons pas pour autant que Derrida ne soit pas clairvoyant en refusant de conclure ou d'exposer une détermination trop définitive ou unique. Tout comme, nous le verrons, la lecture derridienne risque cette question du sujet malgré la volonté de la pensée heideggerrenne d'échapper à la (une) métaphysique du sujet.

En philosophie, les définitions (et les conclusions) ne sont jamais définitives, même si on s'efforce de les présenter comme telles. La pensée derridienne, insiste sur cet aspect et le pousse à sa limite aporétique, en montrant la possibilité de sens du signe libéré (grammatologique) et 1'impossibilité de sens propre, 1'impossibilité de 1'identité du signe soumis à la métaphysique.

Avant d'aller plus loin, nous croyons nécessaire d'indiquer brièvement la teneur des travaux qui conduisent Derrida à rédiger De la arammatolocrie et La différance, texte publié dans Maraes de la -philosophie. Ces textes, nous les considérons comme le point de départ axiomatique de la pensée derridienne. Tout comme nous croyons aussi nécessaire de dresser un tableau élémentaire des concepts que Derrida interroge dans sa lecture de Heidegger.

Quant à la présentation des mots/concepts de la lecture derridienne de Heidegger, nous respectons l'ordre de notre propre

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lecture de 1'oeuvre de Derrida, quoique dans 11 ensemble l'ordre de rédaction est identique à l'ordre de publication. Cette économie respecte les développements de la pensée derridienne au sujet de Heidegger. Les textes de cette lecture ont été publiés entre 1967 et 1987, chacun d'eux innove et soulève des difficultés d'ordre théorique quant à 1'interprétation déjà difficile des textes heideggeriens.

Dans Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl. Derrida soulève la question de la contamination entre le refus de 1'explication génétique, au sens mondain, et le recours à une genèse transcendantale, soit le chemin historique qui va de l'idée de subjectivité absolue comme ego à 1'intervention de 1'al ter ego dans la figure transcendantale de l'ego. Derrida interroge alors la pureté de l'ego transcendantal dans la pensée de Husserl, il le fait en soulignant la nécessité logique de la relation de différence entre ces termes de la réflexion husserlienne. La question de 1'origine absolue s'impose à Derrida en ces termes. Dans son introduction à L'origine de

la géométrie, Derrida s'attarde au statut des objets idéaux de la

science, à leurs conditions concrètes de possibilité : le langage, 1'intersubjectivité et le monde ; il s'attarde aussi aux signes et au sens de ces objets, à la différence entre 1'essence et la facticité, entre l'objectivité idéale du sens et de 1'écriture. Husserl ne retient de 1'écriture, dans 1'analyse intentionnelle, que le pur rapport à une conscience qui la fonde et ne retient nullement sa facticité insignifiante. La question de la différence entre le sens et le signe trouve déjà son premier déploiement. Elle est explicitement reprise dans La voix et le phénomène. La question de 1'origine du sens ne sera jamais abandonnée14.

Dans ce livre de Derrida, sa pensée s'avance de plus en plus vers son véritable point de départ. La filiation à la pensée de Husserl s'achève d'une certaine manière en interrogeant le sens et le signe. Ainsi, la possibilité de constituer des objets idéaux, produits historiques, appartenant à 1'essence de la conscience, et qui apparaissent grâce aux actes intentionnels, fera en sorte que 1'élément de la conscience et 1'élément du langage seront, chez Husserl, de plus en plus difficiles à discerner. Cette indistinction introduit la différence au coeur de la présence à soi et la différence entre la

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présence et son contraire la non-présence, la différence entre 1 ' immédiateté et la médiateté, entre le sens et le signe. Husserl répond à cette difficulté en invoquant cette fois-ci le privilège de la voix phénoménologique.

Enfin, disons-le, quant au mot/concept que la pensée grammatologique de la différance contamine, nous dirons plus loin qu'elle le libère de sa soumission au logos, sans toutefois le soumettre à une différence déterminée comme telle, il engage Derrida dans un débat interminable dans lequel se dessine une interprétation différée de la pensée heideggerienne. Le lien à la phonè, à 1'essence de la phonè immédiatement proche de ce qui dans la pensée comme logos a rapport au «sens», tels sont les éléments de la première approche derridienne de 1'oeuvre de Heidegger dans De la arammatoloaie. Dans Maraes de la philosophie, deux textes préliminaires retiennent notre attention : La différance et Ousia et grammè ; le premier aborde la question de la différence de l'être à l'étant, 1'oublié de la métaphysique, disparu sans laisser de trace, puisque la trace de la différence est effacée. Si la différance est autre que 1'absence et la présence, si elle est trace, il faut parler, écrit Derrida, d'une disparition de la trace de la trace.

Chez Heidegger, seul le différencié se dévoile, mais non pas en tant que tel. La trace matinale de la différence s'efface dès que la présence apparaît comme étant-présent. L'effacement de la trace de la différence est identique à son tracement dans le texte de la métaphysique. Ainsi, la parole de l'être, puisque l’être parle de cette différence effacée, reste prisonnière de la différence métaphysique. Le second texte aborde plus précisément la question du sens du temps, de la présence et du présent.

En posant la question du sens du temps, la métaphysique a cru pouvoir penser le temps à partir d'un étant déjà prédéterminé dans son rapport au temps, tout en affirmant que le temps n'était pas un étant. Telle est l'aporie de la Physique IV d ' Aristote, dans laquelle la métaphysique reste paralysée jusqu'à Heidegger. La lecture grammatologique de Heidegger se poursuit vers le déploiement de la différance en relevant les termes que nous avons déjà indiqués dans notre introduction. Ainsi, La vérité en pointure soulève les problèmes de 1'illustration et de 1'illustration de la vérité parlée dans

L'origine de l'oeuvre d'art de Heidegger, donc de la peinture dans la

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différence entre sens et signe.

Dans Heidegger et la question, trois textes conduisent Derrida à proposer une détermination inavouée dans la pensée heideggerienne :

Différence sexuelle et différence ontologique, La main de Heidegger et

De l'esprit. Ainsi, les commentaires derridiens véritables débutent en

abordant la question de la neutralité sexuelle du Dasein dans le premier, en passant par la question de la main de l'homme et de son rapport à la parole et à la pensée, de son rapport à 1'écriture, dans le second, jusqu'à la question du sens, de la phonè et du signe qui y est recomposée en tant qu'interprétation grammatologique du mot «esprit» dans De l'esprit. Commentaire dont nous considérons la présentation comme 1'aboutissement du travail derridien d'interprétation de la pensée de Heidegger puisque le dernier texte de cette trilogie associe la pensée et le questionnement à la polysémie du mot «esprit», du moins telle que Derrida la retrace dans 1'oeuvre de Heidegger.

Tout cela avant de déterminer la pensée heideggerienne comme questionnement de la spiritualité, soit comme questionnement du sujet, en d'autres mots, comme questionnement de la spiritualité du sujet. Nous nous permettons de présenter schématiquement ces trois derniers éléments de 1'interprétation derridienne : 1) la neutralité sexuelle du

Dasein dans la différence des genres masculin et féminin, 2) la main

dans la différence entre parole et écriture et 3) 1'esprit dans la différence entre l'esprit et le monde.

Mais, reprenons d'abord notre affaire à ses débuts. Notre premier chapitre, si nous voulons indiquer brièvement son enjeu spécifique et la direction qu'il implique, retient les principaux éléments que nous développons plus loin quant à la question du langage.

Chez Heidegger, le langage15 rend possible 1'instauration de

15 Le langage est cooriginaire à la compréhension du Dasein, et il est question dans notre travail de «sens», de «signe», de la signification en général et donc du langage. (Cf., Heidegger M. , être et Temos. pp. 129-132, paragraphe 34, p. 160-167). Chez Heidegger, la question du langage est subordonnée à la question de la pensée et à la question de la pensée de l'être. «La pensée accomplit la relation de 1'Être à 1 'essence de l'homme. Elle ne constitue ni ne produit elle-même cette relation. La pensée la présente seulement à l'Être, comme ce qui lui est remis à elle-même par l'Être. Cette offrande consiste en ceci, que dans la pensée l'Être vient au langage.» Heidegger M., Lettre sur l'humanisme dans Questions III. pp. 73- 74). Le traducteur de La parole n'hésite pas entre «parole» et «langue», lorsque vient le temps de traduire Die Sprache, il écrit «la parole». (Cf., Heidegger M.,

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l'être. Mais il ne peut déployer son essence qu'à condition d'être écoute de l'appel de l'être. Le langage déploie son essence grâce à la revendication de l'être. La circularité de ces propositions est déjouée, si le langage est médiation. La voix de l'être résonne à travers tout langage et la poésie est le lieu où le langage laisse cette essence se déployer. L'enjeu derridien consiste à aborder cette question du phonocentrisme de cette voix (antique-ontologique) au sein de cette médiation.

Ainsi, nous verrons, paraphrasant Heidegger, que dans la sphère de la problématique fondamentale et ontologique de la compréhension du sens de l'être, la question de la vérité chez Heidegger se confond inévitablement avec 1'analyse préparatoire et fondamentale de 1'analytique du Dasein15. Tandis que chez Derrida, la question de la vérité se confond avec une grammatologie du signe différé et, dans ce contexte particulier, le Geschlecht serait alors, selon nous, le nom grammatologique donné au Dasein heideggerien. Nous montrerons aussi que Derrida interroge 1'assurance avec laquelle Heidegger s'approprie les concepts dits métaphysiques, sans pour autant omettre de considérer que 1'«expérience» du Dasein et le «langage» de cette expérience sont constamment interrogés par Heidegger lui-même. 16

La parole dans Acheminement vers la parole, p. 11).

16 Cf., Heidegger M., être et Temps. p. 160, paragraphe 44, p. 213. Qu'il y ait une analyse préparatoire de 1'analytique du Dasein, cela ne signifie pas que le lien de l'une à l'autre soit rompu, pas plus que ne l'est le lien entre Être et Temos et

Temps et Être ou la suite de 1 ' oeuvre écrite de Heidegger (Cf., Grondin J., Le

tournant dans la pensée de Martin Heidegger).

Cela ne signifie pas non plus qu'on ne puisse déceler un tournant dans la pensée heideggerienne après Être et Temos. La forme que prend ce tournant peut être définie de différentes façons, et Derrida, à sa façon, en témoigne.

D'autre part, nous utilisons à plusieurs reprises le mot «économie», si sa signification est d'abord associée aux mots «ordre», «organisation», «structure» ou «contexte», !'utilisation du mot «figure» comme référence nous paraît encore plus appropriée, si l'idée de mouvement ne doit pas être ignorée.

Une autre façon d'interpréter la compréhension derridienne de la pensée de Heidegger consisterait à prendre en considération la relation théorique entre 1'interprétation grammatologique de la question du langage chez Husserl et la linguistique de Saussure tout en jugeant de l'effet de cette relation dans 1'approche heideggerienne de la question du langage.

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CHAPITRE PREMIER

Le programme philosophique derridien

La pensée arammatoloqiaue

L'exposition du programme philosophique de De la arammatoloaie s'ouvre avec un «Avertissement» et un «Exergue» qui annoncent d'abord et avant tout la première partie de 1'ouvrage intitulée L'écriture

avant la lettre. Ces premières pages dressent le plan général du

contenu du livre de Derrida. Ce plan servira de point de départ à notre recherche. Une note en page sept nous y invite. Derrida y considère la première partie de son essai comme le développement d'articles parus dans la revue Critique17.

De son propre aveu, la première partie du livre propose une matrice théorique, indique certains repères historiques et soumet quelques concepts critiques. Il ne s'agit pas de créer une nouvelle méthode, écrit-il, mais de produire des problèmes de lecture critique. Quant à la seconde partie de cet essai, elle est consacrée à une interprétation d'un texte de Rousseau18 et à 1'interrogation d'une communauté de pensée avec Lévi-Strauss, tout cela à partir des propositions élaborées dans la première partie de 1'ouvrage. Ces propositions axiomatiques exigent cependant que 1'interprétation échappe aux catégories classiques de l'histoire, de 1'histoire des

17 La première partie de ce livre est d'abord parue sous la forme d'articles dans la revue Critique. Dans le livre, certaines phrases ont été remaniées et le découpage des sections recomposé. Aucune différence notable entre ces publications ne nous empêche de nous en tenir à la lecture des trois premiers chapitres de la première partie du livre (pp. 7-142), la seconde partie étant consacrée à Rousseau. Seul le mot «développement» (note 1, page 7) n'est pas de mise en ce gui a trait à la première partie du livre, puisque Derrida y reproduit deux articles, mais il les reproduit dans un autre contexte. Cette reproduction confirme que la publication de De la arammatoloaie date de 1967.

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idées, de la littérature et de la philosophie. Nous chercherons à déterminer si ces propositions, outils originaux d'interprétation du texte de Rousseau, sont aussi des outils de lecture du texte de Heidegger, afin de juger de la fidélité de Derrida à son programme et de voir s'il est possible d'un peu mieux maîtriser, et par là de comprendre, les développements de la pensée derridienne19. Dès les premières pages, Derrida attire 1'attention sur ce qu'il nomme le

logocentrisme : métaphysique de 1'écriture phonétique.

Le logocentrisme est un ethnocentrisme20 qui détermine 1'organisation conceptuelle du concept d'«écriture», il détermine aussi l'histoire de la métaphysique et le concept de science. La présentation de cette thématique tripartite annonce les questions derridiennes débattues dans la première partie de De la crrammatoloaie21.

Le concept d'«écriture» subit à 1'origine une phonétisation forcée et dissimule son histoire (différée) en devenant concept. Si 1'«histoire de la métaphysique» a toujours assigné au logos rien d'autre que 1'origine de la vérité, cette histoire de la vérité (de la vérité) a toujours été aussi consignée à la dévalorisation de 1 ' écriture et à son exclusion au profit d'une valorisation de la parole, laissant 1'écriture opérer de façon positive dans d'autres figures de la rationalité. Quant au concept de «science», concept philosophique, même si la pratique de la science conteste le logos philosophique, en utilisant une écriture qu'elle prétend être non- phonétique22, il reste dans le champ du philosophique ; s'il est concept, il reste dans le champ du logocentrisme. Ces inadéquations logiques et historiques datent, mais une science de 1 'écriture, la «grammatologie», toujours (re)tenue cependant par la métaphysique,

19 Écrire les mots «du texte» plutôt que les mots «des textes», c'est déjà interroger la signification du mot «texte».

20 L'«ethnocentrisme» est aussi une idée ethnocentrique.

21 Si la série signe/parole/écoute est remise en question, il faut ajouter que lorsque Heidegger aborde la question de la parole en linguistique, la parole 1'emporte quant à la possibilité de vérité. (Cf., Heidegger M., être et Temos. pp. 129-132, paragraphe 34, pp. 161-166). «Dans la mesure où le langage, chez Heidegger, n'est pas simple désignation des choses, mais ce qui leur accorde l'être, la pensée, on l'a vu, ne peut se déterminer autrement que comme écoute du langage. À ce titre, elle est, de part en part, herméneutique.» Zarader M. , La dette imnensée. p. 112.

22 Cette écriture prétendument non-phonétique n'a pourtant de signification que grâce à la première.

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donne des signes d'une libération dans les limites de 1'économie des pensées de la différence et, selon nous, dans les limites de la pensée heideggerienne de la différence (ou pensée de la dé-limitation) de la différence métaphysique.

Une telle science de 1'écriture risque cependant de ne jamais voir le jour «comme telle» puisque, selon Derrida, certains obstacles théoriques, techniques, épistémologiques, théologiques et métaphysiques 1'enferment en elle-même et la limitent à ne jamais pouvoir se définir ou définir son propre objet.

Car le concept de science et le concept d'écriture n'ont de signification que selon une certaine origine, dans un monde, auxquels on a déjà assigné «un certain concept du signe [ . . . ] et un certain concept des rapports entre parole et écriture.»23 La grammatologie interroge donc, et ne fait que ça, sans se constituer en un savoir déterminé, dans la direction de cette problématique trilogique. Rendre compte de cette science (de 1'expérience) de 1'écriture, de ce savoir, jamais constitué «comme tel», de ce rapport parole/écriture, ce sera notre façon d'avancer en compagnie de Derrida en vue de cerner et de comprendre son interprétation de Heidegger.

Mais Derrida a d'abord proposé une lecture critique de Husserl, en passant par Hegel et Nietzsche24, tout en se tournant progressivement vers 1'oeuvre de Heidegger. Dans Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (1953-1954), Derrida montre qu'en

«[...] situant la Raison et la conscience philosophique dans un temps naturel et objectif, la genèse poserait le problème d'une possibilité de la philosophie comme recherche de fondement autonome et du même coup le problème des rapports de la philosophie aux sciences physiques et anthropologiques qui, antérieurement à toute philosophie, paraissent nous livrer le spectacle des genèses réelles. [...]. C'est la philosophie toute entière qui s'interrogerait ici sur son propre sens et sur sa propre dignité.»25

23 Derrida J., De la CTrammatolocrie. p. 14.

24 Cf., Glas (1 et 2) (1981) pour Hegel, Éperons. Les styles de Nietzsche (1978) et Otobiocrraphies. L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre (1984) pour Nietzsche évidemment.

25 Derrida J., Ibid., pp. 2-3. S. Petrosino, dans son livre Jacques Derrida et la loi du possible, consacre un chapitre à cette relation philosophique. Mais il s'agit d'un tout autre travail que le nôtre, à partir duquel un commentateur de 1'oeuvre de Derrida pourrait vraisemblablement retracer deux moments forts : 1) la

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Cette citation illustre bien à quel point les questions soulevées par Husserl s'inscrivent dans la tradition de 1'opposition et de la prédominance de la science comme discours de la vérité et de sa contrepartie philosophique comme discours de la vérité de 1'expérience et de 1'expérience de la vérité. Dans 1'introduction à sa traduction de

L'origine de la géométrie (traduction et introduction) (1962), il

s'agit encore, pour la pensée derridienne, d'évoluer dans 1'horizon de la question du statut des objets idéaux de la science et des conditions de possibilité originaires de ces objets idéaux : le langage, l'intersubjectivité et le monde (vécu) sont autant d'expériences fondatrices de la vérité et s'opposent à 1'écriture comme condition de possibilité des objets idéaux. Chez Husserl, 1'écriture est condition de 1'épistémè et donc condition de la science en général, mais non pas à titre d'expérience fondatrice.

Le dernier livre de cette première série de publications, La voix et le phénomène (1967), permet à Derrida de reprendre les thèses développées auparavant avec une maîtrise innovatrice : si la présence du sens est liée à une intuition pleine et originaire et à la voix (la voix de la conscience), la question qu'il soulève alors est de savoir si 1'opposition phénoménologique, chez Husserl, entre science et expérience n'est pas déterminée par la métaphysique phonocentrique26. Dans cette logique grammatologique naissante, le couple science/phénoménologie s'oppose à 1'expérience de la conscience, car les couples science/expérience et phénoménologie/expérience relèvent, du point de vue grammatologique en tout cas, du même logocentrisme que celui dictant la secondarisation de 1'écriture au profit d'une valorisation forcée de la parole liée à 1'expérience de la conscience ; même si cette façon (grammatologique) n'est véritablement présentée qu'à partir de la publication de De la arammatoloaie, où Derrida interroge plus avant la logique de 1'origine de la vérité, les thèmes de la voix et de la présence, logique enfermée dans la logique (en elle-même donc) de 1'opposition propre à la philosophie occidentale, appelons-la : métaphysique de la différence.

naissance du cadre théorique derridien, ses thèmes majeurs, signe, voix et présence, 2) liés à son interprétation de Husserl.

26 0n peut lire à ce sujet un article de G. Granel paru dans la revue Critique. article intitulé Jacques Derrida et la rature de l'origine. À la toute fin de notre travail, soit en conclusion, nous utilisons 1'expression «métaphysique du sens» sans trahir notre exposé.

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Ce jeu d'oppositions sans fin est-il une solution acceptable à la question de la vérité, telle qu'elle nous est proposée par Derrida, ou reprend-il les termes avec lesquels il jongle en suggérant qu'aucune réponse (comme telle) n'est possible ? Seul son traitement assuré par la question de la différence serait philosophique. Le geste derridien, geste théorique, déplace la question en interrogeant la question et 1'assurance d'une réponse. Est-ce vraiment une forme de radicalisation ? Non. Car Derrida ne refuse pas catégoriquement la première figure de la vérité. Tous les aspects de la question de la vérité métaphysique sont maintenus, mais ébranlés par une tout autre question : la question de 1'écriture et la libération du signe comme signe libéré ou insoumis.

La libération du signe passe inévitablement par 1'interrogation de ce qu'est le langage comme expérience de la vérité. Ainsi, aborder le problème du langage dans De la arammatoloqie. la question du langage, équivaut d'abord à dénoncer 1'inflation de !'utilisation du signe ou du mot «langage». Cette poussée inflationniste indique aussi, selon lui, si on procède avec les termes de la même logique, qu'une époque, son histoire et sa métaphysique doivent s'entendre comme langage dans leur totalité. Le programme grammatologique derridien propose comme première constatation que tout ce qui se rassemble sous le nom de langage peut aussi se résumer sous le nom d'écriture. Cette indistinction ne va pas sans quelques explications, avant de nous tourner progressivement vers une première rencontre, plus décisive cette fois-là, avec la pensée de Heidegger, dans De la arammatoloaie. En fonction d'une toute nouvelle nécessité logique ou grammatologique, 1'écriture désigne de moins en moins une forme dérivée du langage en général, où la parole est encore «parole vraie» au sujet de «ce qui est» et 1'écriture technique secondaire ou dérivée au service de cette dernière, soit une parole en tant que «signifiant du signifiant».

L'écriture se confond maintenant avec la parole dans le langage. L'utilisation nouvelle et indistincte de ces deux mots, «écriture» et «langage», permet à Derrida d'affirmer que le mot écriture comprend en lui le mot «langage». Dans le renversement (différé) «écriture/parole», le premier désigne toujours «signifiant de signifiant», mais il cesse cependant de se présenter comme un accessoire. «Signifiant du signifiant» décrit alors le mouvement classique de la conception de 1'écriture dans le champ du langage et devient «signifiant de signifiant» en se produisant comme concept. Le signifié fonctionne

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aussi comme un signifiant, autre renversement logique, la secondarité nouvelle réservée à 1'écriture affecte aussi la vérité de tout signifié. La formule devient alors la suivante : signifiant (écriture ou signe) de signifiant (parole) de signifié.

Il n'y a donc pas de signifié qui échappe au nouveau jeu des renvois signifiants. L'écriture retourne en elle-même, c'est-à-dire dans le langage, efface la limite avec laquelle on voulait régler la circulation des signes. Cette indistinction (distinction) du concept de signe différé et la mise en question de sa logique montre bien ce débordement, cette libération du signe hors de ses frontières, et 1 ' effacement de ses limites dans le tout nouveau champ du langage n'est plus simplement linguistique, mais aussi grammatologique.

Ce débordement de 1'écriture fait qu'elle n'est plus une technique secondaire et il y a effacement des limites attribuées au concept de langage. Derrida soutient que le concept occidental de langage se révèle être le déguisement d'une écriture première, conversion de celle qui passait pour accessoire dans 1'histoire de la vérité et dans 1'histoire de la vérité de la vérité ; conversion donc, de 1'écriture qui passait pour être le simple supplément technique de la parole «vraie» ou «pleine». «Ou bien 1'écriture n'a j amais été un simple supplément, ou bien il est urgent de construire une nouvelle logique du «supplément».»27

L'expression «histoire de la vérité de la vérité» doit être comprise en sachant que Derrida parle alors de 1'histoire de l'idée de vérité de la métaphysique. Lorsqu'il sera question de l'être, il sera aussi question de 1 ' histoire de la vérité de l'être, et donc de 1'histoire de la vérité de la vérité. Quant à nous, nous pourrions sans embarras utiliser 1'expression «histoire de la vérité du sens», si nous voulions partiellement, en ces termes, déterminer le champ derridien d'investigation philosophique. Le privilège de la phonè, aussi bien dire de la voix, de la parole, relève d'une nécessité logique propre à 1'économie de 1'histoire de la métaphysique. Derrida nomme tout simplement ce système : le système du «s׳entendre-parler». Ce système, grâce à la substance phonique, se donne comme signifiant non-extérieur, non-mondain, non-empirique ou non-contingent ; il a déterminé toute une époque de 1'histoire du monde en produisant entre

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autres les idées de monde et d'origine du monde, tout cela à partir de la différence, de cette différence ou encore de la logique occidentale dont les termes sont de façon générale, ou généralisée, bipolaire et binaire : mondain et non-mondain, transcendantal et empirique, dehors

et dedans, etc.

Derrida nous offre ces réflexions comme s'il reprenait et développait son introduction à La voix et le phénomène (19 67) qui traitait essentiellement de la philosophie de Husserl. Ce livre annonce les questions derridiennes mises à 1'épreuve de 1'interrogation grammatologique, les questions de la présence du sens, du présent vivant dans sa forme phénoménologique et de la substance de 1'expression qui préserve 1'idéalité, de même qu'il y est déjà question de la spiritualité du souffle comme phonè chez Husserl. Le privilège de la phonè et de la présence (de la présence à soi) est impliqué dans toute 1'histoire de la métaphysique, un peu comme si ce que Derrida a appris en lisant Husserl se reproduisait constamment au cours de cette histoire. Notre question pourrait alors être la suivante : cela se reproduit-il chez Heidegger, par exemple dans la pensée heideggerienne de la différence de la différence métaphysique ? Ce mouvement d'effacement du signe au profit de la phonè a confiné 1'écriture à un rôle secondaire, à une fonction instrumentale et une fonction technique, «[...] traductrice d'une parole pleine et pleinement présente (présente à soi, à son signifié, à l'autre, condition même du thème de la présence). »28

L'écriture a toujours été une technique au service du langage, traductrice d'une parole originaire29. Ainsi, les questions du sens et

28 Derrida J., Ibid., p. 17. Les questions du temps et du temps présent seront rediscutées lors de l'étude du commentaire de Derrida au sujet des conceptions aporétiques aristotélicienne et hégélienne du temps, desquelles Heidegger, selon Derrida, ne se libère pas. (Cf. Ousia et gramme. Note sur une note de Sein und Zeit

(1968)) .

29 Dans L'écriture et la différence (1967), il est encore question de Husserl (p.22) et de Heidegger (p.25). Un peu comme si, à chaque fois que Derrida aborde et commente un texte ou une oeuvre, l'enjeu véritable de la logique grammatologique n ' était pas tant son développement que ses applications dans son travail de lecture. On comprendra que tout recensement de règles de lecture et tout recensement des apparitions du nom de Heidegger seraient fastidieux. Disons, pour être honnête avec notre propos, que Derrida abandonne, donc développe cette procédure, dans les années soixante-dix. «Notre discours appartient irréductiblement au système d'oppositions métaphysiques. On ne peut annoncer la rupture de cette appartenance que par une certaine organisation, un certain aménagement stratégique qui, à 1 ' intérieur du champ de ses pouvoirs propres, retournant contre lui ses propres stratagèmes, produise une force de dislocation se propageant à travers tout le système, le fissurant dans tous les sens et le

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dé-de 1'origine dé-de l'écriture précèdé-dent ou se confondé-dent avec les questions du sens et de l'origine de la technique. Le mot «technique» ne peut donc pas vraiment servir à comprendre le mot «écriture». Un peu comme si tout était à refaire avec les acceptions propres à certains concepts, souvent admis dans la tradition philosophique sans aucune interrogation à leur sujet.

La logique qui commande le débordement de l'écriture hors de son effacement (et avec son effacement) n'est pas issue du logos et appelle le «démontage»30 de toutes les significations provenant de la signification du logos. En d'autres mots, Derrida soutient que toutes les déterminations métaphysiques de la vérité sont inséparables du

logos et que dans ce logos, le lien à la phonè n'a jamais été rompu.

L'essence de la phonè est, selon lui, de Platon à Heidegger, ce qui dans la pensée a rapport au sens.

Le signifiant écrit est quant à lui dérivé et cette dérivation est à 1'origine métaphysique de la notion de signifiant. La notion de signe implique la distinction (différence) entre signifiant et signifié31 et elle se maintient dans le logocentrisme qui reste un phonocentrisme : proximité de la voix de l'être, de la voix et de 1 ' idéalité du sens, de la voix et du sens de l'être32. En ce sens,

limitant de part en part.» Derrida J., Ibid., p. 34.

Notons que nous utilisons les mots «délimiter» au sens de !'appropriation et «dé- limiter» au sens de la transgression (destruction) heideggerienne et de la différance derridienne. Nous nous empressons d'ajouter à cette remarque que nous pourrions écrire que la différence heideggerienne reste au liée au sens,

tandis que la différance derridienne est liée au sens et au signe différés, tout simplement parce que nous utilisons aussi plus loin 1'expression dé-limitation pour parler de la pensée heideggerienne et marquer son opposition à la métaphysique. Les gestes d'appropriation et de trangression sont différents, il faut rester vigilant. 30 D'une part, le mot «déconstruction» est trop à la mode. On risque aussi de le confondre avec la déconstruction (destruction) heideggerienne. Il vaut mieux alors être inventif et suggérer 1'utilisation du mot «démontage». Dans son livre Positions (1972), Derrida s'étonne de la faveur accordée au mot «déconstruction», mais ne propose pas en revanche le mot «démontage». Ce mot est utilisé, dans un autre contexte, mais en parlant de Derrida, par D. Janicaud dans La métaphysique à la limite (p. 14). J. Grondin l'utilise, en parlant de Heidegger, dans son livre intitulé L'horizon herméneutique de la pensée contemporaine (p. 9). D'autre part, Derrida devrait logiquement résister à l'envie de déterminer exhaustivement le mot «déconstruction», mais il ne le fait pas. La déconstruction est définie comme une expérience aporétique de 1'impossible (Cf., Derrida J., Psyché. Invention de 1'autre, pp. 26-27 et Derrida J., Apories. p. 36).

31 Dans le contexte gramma tologique qui est le nôtre, cela peut se traduire schématiquement de la façon suivante : d'une part, signe/signifiant/signifié, d'autre part, écriture/parole (comme expérience)/vérité.

32 Ce lien n'est pas rompu, par exemple, chez Platon (Phèdre). chez Aristote (De 1'interprétation), chez Hegel (Esthétique) et chez Husserl (Recherches logiques).

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Derrida explique que le phonocentrisme accompagne la détermination du sens de l'être en général comme présence, comme présence à soi du «s'entendre-parler». Le logocentrisme, de Platon à Heidegger, est lié à la détermination de l'être de l'étant comme présence et

«Dans la mesure où un tel logocentrisme n'est pas tout à fait absent de la pensée heideggerienne, il la retient peut-être encore dans cette époque de 1'onto-théologie, dans cette philosophie de la présence [du sens auprès de la parole comme expérience de la vérité], c'est-à-dire dans la philosophie. >>33

Quel est alors la mesure du renversement que nous propose la pensée grammatologique ? En affirmant que le concept d'écriture renferme et dépasse celui de langage, Derrida en propose une redéfinition. Le programme grammatologique considère d'abord que 1'organisation conceptuelle que la tradition de la métaphysique occidentale propose du couple signifiant/signifié, se présente comme suit : le signifié n'est jamais le contemporain du signifiant, il y a toujours comme un retard entre eux, précisons que le retard est celui du signifiant sur le signifié. Dans ce cas, le signe est l'unité d'une multiplicité et 1'hétérogénéité de l'unité, étant donné que le signifié n'est pas en soi un signifiant, que son sens ne lui vient pas du signe et que 1'essence du signifié lui vient de la présence. Cette proximité du logos ne peut être que la phonè comme présence et comme présence à soi.

Mais si on soumet le signe à la question de 1'essence, il ne peut être défini qu'à partir de la présence. Cette réponse peut pourtant être contournée, soit en refusant la question de 1 ' essence et en pensant que le signe est mal défini, c'est-à-dire en remettant en cause sa secondarisation. C'est, en quelque sorte, la question du

Bien entendu, nous verrons qu'il ne l'est pas non plus chez Heidegger. Dans Ou'appelle-t-on penser ? , Heidegger demande si dans «l'être pré-sent de l'étant pré-sent» transparaît Cela en quoi il repose. (Cf., Heidegger M., Ibid., p. 217. Nous soulignons.) Cela ? La présence du sens (de l'être), même si Heidegger écrit que ce n'est pas encore décidé. Ailleurs, Heidegger discute de 1'essence oubliée de la présence comme différence de la présence et du présent. (Cf., Heidegger M. , La

parole d ' Anaximandre, dans Chemins qui ne mènent nulle part, p. 439) . Si la

question de 1'essence est aussi question du sens, cela n'est pas sans importance dans le contexte d'une interprétation grammatologique de la pensée de Heidegger. 33 Derrida J., De la crrammatoloaie. pp. 23-24.

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grammatologue : le signe échappe-t-il à la question de 1'essence ? Si cette question est produite à 1'intérieur d'une trilogie métaphysique excluant et gardant tout à la fois son premier terme écriture/parole/vérité, la question de 1'essence est alors liée au signifiant et au signifié, mais pas au signe, dont 1'exclusion reste cependant incomplète.

En d'autres mots, le signe échappe à la question de 1'essence, mais reste tout de même lié à la métaphysique de la phonè. Son statut est alors mal défini. La grammatologie interroge la définition et la définition du signe.

La pensée heideggerrenne réinstalle, peut-être bien malgré elle, 1'instance du logos comme phonè et de la vérité de l'être comme un signifié impliqué dans toutes les significations, dans tout lexique et dans tout signifiant linguistique, sans se confondre pour autant avec eux. Mais le signifié se laisse tout de même pré-comprendre en chacun d'eux en étant présent en chacun d'eux.

«La Pensée obéissante à la Voix de l'Être»34 est donc liée au signe dans le couple signifiant/signifié. La pensée s'exprime dans la voix et «cette voix s'entend au plus proche de soi comme effacement absolu du signifiant : auto-affection pure qui a nécessairement la forme du temps [...]»35 présent. Cette expression de la pensée n'emprunte donc rien hors d'elle-même, rien d'étranger à sa spontanéité. Cette expérience de la vérité se produit du dedans de soi et dans 1'élément de 1'universalité du sens. Ses différences sont donc par là effacées et en conséquence, seul le caractère non-mondain du

sens lui assure son idéalité et sa pureté.

Derrida sait très bien que la question du sens de l'être n'est pas explicitement, pour Heidegger, la question du sens du mot «être», mais il sait aussi que le sens de cette différence n'est rien hors du

langage, des mots, et qu'elle est aussi liée à la possibilité du signe. Même si Heidegger évoque la «voix de l'être» en affirmant qu'elle est muette et à 1'origine aphone, qu'elle ne s'entend donc pas parler, il y a pour ainsi dire une rupture entre le sens et la voix, entre «la voix 33

34 Heidegger M., Ou'est-ce aue la métaphysique ?. p. 83. Voici la traduction de cette citation incomplète : «La pensée, obéissant à la voix de l'Être, cherche pour celui-ci la parole à partir de laquelle la vérité de 1'Être vient au langage.»

(Cf., Heidegger M., Ibid, p. 83).

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de l'être» et la phonè : cette coupure montre toute la difficulté de la position heideggerienne devant la métaphysique de la présence et son phonocentrisme. Il y a là, pense Derrida, à la fois compromission et

transgression.

D'une part, l'être échappe au signe, et il n'est jamais simplement un signifié. D'autre part, l'être transcende les catégories de l'étant, car dès 1'ouverture de la question du sens de l'être dans être et Temps, Heidegger affirme que les catégories de l'étant devront être abandonnées. La dissimulation du sens de l'être dans la présence, 1'insistance de Heidegger à proposer que l'être ne se produise comme histoire que par le logos, que comme différence entre l'être et l'étant, tout cela veut dire que rien n'échappe au signifiant et,qu'en dernière analyse, il n'y a pas de différence entre le signifiant et le signifié. Ni signe, ni simplement un signifié, sans tout à fait échapper au signifiant, toujours dans le cadre grammatologique, l'être efface et reste soumis à la différence entre le signifiant et le signifié.

L'être, dans la pensée heideggerienne, est donc, du point de vue grammatologique, enraciné dans la métaphysique à la fois comme dévoilement et comme dissimulation. La métaphysique occidentale est limitation de la présence de l'être et est assujettie à la domination d'une forme linguistique. Heidegger le rappelle, par exemple, lorsqu'il parle du privilège de la troisième personne de 1'indicatif présent et de 1 ' infinitif36 et il le rappelle, écrit Derrida, à chaque fois qu'il fait référence au cadre linguistique, que ce soit pour 1'exclure ou s'y impliquer. Ainsi, mettre en question 1'origine de cette domination linguistique, ce n'est pas isoler un signifié transcendantal, mais interroger ce qui constitue 1'histoire de cette domination.

Dans Contribution à la question de l'être, Heidegger nous fait lire le mot «être» sous une croix37, sans que cela soit simplement négatif. Mais cette rature est aussi écriture où le signe s'efface en restant lisible. Derrida pense qu'il faut nécessairement reconnaître 1'originalité heideggerienne (dévoilement/dissimulation) dont le but

3G Heidegger M., Introduction à la métaphvsicrue■ p.67.

37 Heidegger M., Questions 1. p. 233. Pour sa part, Derrida suggère de raturer le mot «est» dans 1 ' expression «la différence est» pour montrer que ce signe est différé (Cf., Derrida J., Maraes de la philosophie, p. 6).11 abandonnera vite cette tentation de rature.

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