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PARTIE A : PROBLEMATIQUE

Chapitre 2. Les professionnels et leurs écrits sur l’interprétation et son enseignement au violoncelle

2.3 Les violoncellistes-pédagogues actifs entre le XXe et le XXIe siècle

2.3.2 La nouvelle génération

Jacqueline Du Pré (1945-1987) se forme d’abord auprès de Pleeth, puis travaille à Moscou avec Rostropovitch (Wilson, 2008), pour ensuite recevoir aussi les précieux

conseils de Tortelier (Tortelier, 1986). Cette extraordinaire violoncelliste, qui a tant inspiré non seulement le monde de la musique, mais aussi celui du cinéma70, n’a pas laissé d’écrits sur l’enseignement, malgré l’existence de vidéos de ses masterclasses, qui sont

malheureusement peu diffusées et qui restent difficiles d’accès.71

Peter Leisegang (1952-), ancien professeur de la Musikhochschule de Lucerne, nous a laissé un livre intitulé Methodischer Leitfaden für den Violoncello-Unterricht (1989). Dans cet écrit, où il reprend certains concepts de Pleeth, Leisegang insiste sur l’importance de l’enseignement de certains paramètres interprétatifs dès le début de l’enseignement. Il affirme notamment que « [d]as Streichinstrument gibt uns die Möglichkeit, den Klang unmittelbar zu erfahren. Schon beim frühen Beginn im Vorschulalter können wir eine Reihe von Nuancen bereits auf den leeren Saitenhervorbringen72 » (p. 97).

Il décrit aussi la manière de s’y prendre pour faire vivre une telle expérience à ses élèves :

Die Dynamik, beziehungsweise der Charakter eines Stückes wird unmittelbar erlebt, wenn wir versuchen, die Musik gestisch, mimisch oder tänzerisch ausdrücken. Durch gestischen Ausdruck, beziehungsweise durch Dirigieren werden der musikalische Ausdruck und die streicherischen Bewegungen freier und natürlicher. […]

69 Le livre Jeux de cordes a été publié originellement en anglais en 1978 sous le titre Playing the String Game. Nous nous appuyons ici sur la version française.

70 La vie et les prestations de Jacqueline Du Pré ont fait l’objet de documentaires réalisés par Nupen (1970,1989, 1994, 2001, 2007, 2016) ou encore du film Hilary and Jackie (Tucker, 1998).

71 Ces vidéos ne sont pas disponibles sur Internet mais peuvent être visionnées au British Film Institute, à Londres.

72 « Les instruments à cordes nous donnent la possibilité de faire l’expérience immédiate du timbre.

Déjà lors de débuts précoces à l’instrument, les enfants d’âge préscolaire peuvent émettre toute une palette de nuances seulement avec les cordes à vide » (Nous traduisons).

Die Celloschüler erleben ihr Instrument auf eine ganz neue Weise.73 (p. 97)

Werner Thomas-Mifune (1941-) est un célèbre violoncelliste et compositeur de nationalité allemande. Selon lui:

Technique is merely a means to an end: to serve artistic interpretation. Mastering the technique of cello playing is not enough to perform a work satisfactorily; we must understand what is trying to be expressed in the music, possess enough creative imagination and personal, emotionally intuitional instinct in order to rise above and beyond a mediocre performance.74 (1992, p. 149)

Cela étant dit, il soutient que « Interpretation cannot really be taught, as each player must learn by confrontation with Works which challenge his personal creative abilities »75 (p.

149) et que, par conséquent, « the teacher must be careful not to force his own interpretation upon the pupil »76 (p. 150). Thomas-Mifune parle des ajustements que l’instrumentiste doit apporter à son interprétation en vue de jouer dans des conditions acoustiques diverses et variées, tout comme ceux qui s’avèrent nécessaires au jeu d’ensemble. Pour ce qui est du premier cas de figure, il recommande de jouer plus lentement dans les salles à forte résonnance et de ne pas forcer le son dans les salles à l’acoustique peu réverbérant. Par contre, il ne donne pas de conseils explicites en ce qui concerne le jeu d’ensemble.

Dans le travail de l’interprétation d’une œuvre, il affirme que

it is best to begin with the forming of phrase segments before going on to larger parts of the work.

Then we go on to working over the whole movement, going on this way until we’ve worked through the whole piece77. (p. 151)

Pour Thomas-Mifune, l’apprentissage de l’œuvre se fait d’une manière que nous pourrions définir de ‘proche en proche’.

Thomas-Mifune insiste sur le fait que les interprètes doivent respecter les intentions du compositeur (p. 151) et il donne des exemples de « fraudulent treatment[s]»78 de leur part

73 « Les nuances, respectivement le caractère d’un morceau, sont vécus directement si nous

essayons d’exprimer la musique par la gestique, la mimique ou la danse. Au travers de l’expression gestique ou alors par l’action de diriger [comme un chef d’orchestre], l’expression musicale et les mouvements d’archet deviennent plus libres et plus naturels. Les élèves de violoncelle vivent leur instrument d’une manière tout à fait nouvelle » (Nous traduisons).

74 « La technique n’est rien d’autre qu’un moyen pour un but : celui de servir à l’interprétation musicale. Maîtriser la technique au violoncelle ne suffit pas pour exécuter une œuvre de manière satisfaisante ; nous devons comprendre ce que la musique cherche à exprimer et posséder suffisamment d’imagination créative et un instinct personnel, une intuition émotive, qui nous permettent de nous élever au-dessus et d’aller au-delà d’une exécution médiocre » (Nous traduisons).

75 « L’interprétation ne peut pas être vraiment enseignée, car chaque instrumentiste doit apprendre en se confrontant avec des Œuvres qui mettent au défi ses propres capacités créatives » (Nous traduisons).

76 « Le professeur doit faire attention de ne pas imposer sa propre interprétation à l’élève » (Nous traduisons).

77 « Il vaut mieux commencer par travailler des segments de phrase avant d’enchaîner avec des portions plus larges de l’œuvre. Puis on pourra continuer avec le travail du mouvement dans son ensemble, et on procède ainsi jusqu’à la fin de la pièce » (Nous traduisons).

78 « Traitement[s] frauduleux » (Nous traduisons).

(p. 152); il souligne que « there are manifold ways of interpreting and expressing one’s musically creative ideas without distorting the feeling for the original concept»79 (p. 152).

Parmi les moyens que l’interprète a à sa disposition, l’auteur cite :

- les nuances, mises en relation avec les timbres (pp. 153–154) et qui peuvent être réalisées grâce à certains choix techniques, entres autres des changements de cordes (p. 167) ;

- le rythme et ses déviations, notamment par l’utilisation du rubato (pp. 155–158) ; - la relation entre fantaisie et interprétation (pp. 159–160) ;

- les accents agogiques et expressifs (pp. 162–165) ; - la forme (p. 166) ;

- et enfin le vibrato (pp. 168–169).

Thomas-Mifune explicite chacun des éléments décrits en présentant de mauvais exemples à ne pas suivre ou en alertant le lecteur sur des praxis à proscrire. Dans le cas du vibrato, par exemple, il affirme que « it is very disturbing if a cellist as a rule begins the vibrato

relatively late after beginning the tone »80 (p. 169).

Pour conclure, nous pouvons constater que Thomas-Mifune consacre une très grande partie de son livre à la description des techniques instrumentales, avec des photos

détaillées de chaque posture et mouvement. La partie consacrée à l’interprétation semble être plutôt une application au répertoire des techniques décrites précédemment. Il y souligne l’importance de l’expression personnelle, mais il insiste sur le fait que celle-ci doit s’inscrire dans le cadre stylistique de tel ou tel compositeur afin d’en actualiser

correctement l’intention.

Maria Kliegel (1952-), dans son livre – assorti de deux DVD – Using Technique and Imagination to Achieve Artistic Expression (2010) affirme que « I will transfer my

knowledge through examples from the cello repertoire not for purpose of interpretation, but to gain an acquaintance with and a mastery over technical difficulties »81. Toutefois, dans le dernier chapitre qui s’intitule Level VII – On top of the Olympus elle s’adresse au lecteur pour l’exhorter à utiliser les connaissances techniques décrites et développées tout au long du livre afin d’exprimer sa personnalité artistique. Cette dernière, tout en étant ancrée dans certaines conventions stylistiques (p. 84 ; p. 138) et basée « on the musical character of a passage »82 (p. 83), est tout de même le fruit du talent. Selon Kliegel, le talent est lui-même composé d’un ensemble de qualités qu’elle considère comme innées et qu’elle résume dans un graphique (p. 174) ; il s’agit de la « musicality », de la « musical intelligence

» et des « natural motor skills »83. Toutefois, elle s’intéresse à l’expression de la

personnalité artistique et elle est convaincue que tout un chacun possède ces qualités innées et qu’elles pourront s’exprimer grâce à l’acquisition d’un solide bagage technique.

Ainsi, dans le dernier chapitre, voici le message qu’elle adresse au lecteur afin qu’il puisse exprimer sa personnalité artistique :

79 « Il existe de multiples manières d’interpréter et d’exprimer ses propres idées créatives musicales sans déformer le ressenti par rapport à l’idée d’origine » (Nous traduisons).

80 « C’est très dérangeant si un violoncelliste a pour habitude de commencer son vibrato assez tard après la première émission du son » (Nous traduisons).

81 « Je vais transmettre mon savoir en utilisant des exemples tirés du répertoire du violoncelle non pas pour des raisons d’interprétation, mais pour gagner en connaissance et en maîtrise des

difficultés techniques » (Nous traduisons).

82 « Sur le caractère musical de tel ou tel passage » (Nous traduisons).

83 « Musicalité », « intelligence musicale », « capacités motrices naturelles » (Nous traduisons).

You have learned how to master technical problems. You can now make and explain your decisions on sound production […]

Every devoted musician has unique qualities and the right to individual expression and musical perceptions based on the development of an independent, self-willed personality. […]

Now let the wonderful, abundant creative impulses of your individual artistic personality emerge, borne up as if on the wings of a thousand birds. […]

You have finally arrived as a unique artist on Mount Olympus. Relax and enjoy. […]

A credible interpretation only develops when you use your well-grounded knowledge and thorough understanding of the entire score as the wellspring of all ideas! 84 (2010, pp 172–173)

Notre conclusion est donc que Kliegel défend l’idée selon laquelle le talent inné couplé à une forte personnalité artistique guideront l’interprétation grâce à une technique construite dans les moindres détails.

Dans son livre Il Violoncello: Conoscere la tecnica per esprimere la musica (1999), Marcella Ghigi (1962-) fait une description très approfondie des techniques du violoncelle et elle apporte aussi des éléments d’acoustique et d’organologie. A la fin de son ouvrage, elle admet que « l’aspetto tecnico […] non è altro che una piccola parte del lavoro del musicista.

La vera realizzazione delle nostre aspirazioni è poter esprimere noi stessi, riuscire a suonare per come siamo»85 (p. 143). Selon l’auteur le travail instrumental sert à « lasciare che la musica viva dentro di noi »86 et que, pendant les concerts, « il violoncello diventa unicamente un mezzo attraverso il quale il musicista può far rivivere la musica »87 (p.143).

Elle s’inscrit dans une vision de l’interprétation conçue comme expression personnelle, où la technique instrumentale constitue un outil servant à faire valoir l’individualité de l’instrumentiste.

Nous allons parcourir maintenant d’autres textes qui sont en relation avec l’enseignement de l’interprétation. Nous ne le ferons que brièvement, considérant qu’ils sont marginaux pour l’une ou l’autre des raisons que voici :

- un manque de disponibilité sur le marché;

- une influence – réelle ou potentielle – modeste voire inexistante dans notre contexte géographique;

- le fait que le texte en question ne porte pas véritablement sur l’enseignement du violoncelle.

84 « Tu as appris à maîtriser les problèmes techniques. Tu es maintenant capable de prendre des décisions au sujet de ta production sonore et de les expliquer. […] Chaque musicien dévoué possède des qualités uniques et il a droit à l’expression personnelle et à sa perception musicale, basées sur le développement d’une personnalité indépendante et déterminée. […] Maintenant, laisse les riches et fabuleuses impulsions de ta personnalité artistique s’envoler, comme portées par les ailes de mille oiseaux. […] Tu es enfin arrivé, en tant qu’artiste unique, sur le Mont Olympe. Détends-toi et réjouis-toi ! […] Une interprétation crédible se développe seulement quand tu utilises un savoir que tu auras bien enraciné, et à travers la compréhension de toute la partition, qui est la source de toutes les idées ! » (Nous traduisons. La forme « tu » a été choisie en consultant la version allemande, Mit Technik und Fantasie zum künstlerischent Asdruck, où l’auteur utilise la forme

« du »).

85 « L’aspect technique n’est rien d’autre qu’une petite partie du travail du musicien. La vraie réalisation de nos aspirations est de pouvoir nous exprimer, de réussir à jouer comme l’on est » (Nous traduisons).

86 « Permettre à la musique de vivre à l’intérieur de nous » (Nous traduisons).

87 « Le violoncelle devient uniquement le moyen à travers lequel le musicien peut faire revivre la musique » (Nous traduisons).

Le chemin du violoncelle (2016) de Annie Zakine-Cochet88 et Philippe Muller n’est à proprement parler ni une méthode ni un traité pédagogique. Très dense en informations destinées à un public varié, composé d’« élèves, professeurs, ou simples violoncellophiles » (p. 3), ce livre parcourt l’ensemble des techniques du violoncelle, y compris certains effets de musique contemporaine (pp. 29–30). Les renvois à l’interprétation sont fréquents, avec des exemples tirés des grandes œuvres du répertoire. Prescription et proscription se côtoient : ainsi les auteurs peuvent demander par exemple de « choisir les positions les plus appropriées » (p. 38) mais aussi d’« [é]viter les glissades» (p. 36). Nous relevons malheureusement quelques imprécisions dans certains commentaires à propos de

l’interprétation, notamment au sujet de l’interprétation des Suites de J. S. Bach. Les auteurs disent du célèbre compositeur allemand que, « comme il n’était pas spécialiste de cet instrument, il devait faire des doigtés simples et utiliser les cordes à vide sans rechigner » (p. 36). Or, aucune des Suites pour Violoncelle Seul de J. S. Bach (BWV 1007-1012) ne nous est parvenue sous la forme d’un manuscrit autographe du compositeur ; nous ne

comprenons donc pas sur quoi les auteurs s’appuient pour fonder leur commentaire.

A la fin de leur ouvrage, Zakine-Cochet et Muller recommandent la lecture du livre intitulé Le Violoncelle – comment débuter de Edmond Carlier (s.d.). Ce livre n’étant pas disponible sur le marché, nous n’avons pas pu le prendre en compte dans notre étude.

Cornelia Watkins inscrit l’enseignement de l’interprétation dans le cadre d’un cursus, le Wisconsin Comprehensive Musicianship through Performance (CMP), qu’elle dispense à travers des formations ad hoc pour les professionnels. Malgré le nombre important d’outils pour enseigner l’interprétation qu’elle présente dans son livre Rosindust (2008), nous ne pouvons pas prendre en considération cet écrit, car son contenu ne peut s’appliquer sans avoir suivi la formation qui le complète. Toutefois, nous tenons à dresser ici la liste des stratégies didactiques proposées par Watkins :

- utiliser la verbalisation pour exprimer les sentiments ressentis ou supposés être ressentis ;

- diriger l’attention de l’élève sur les signes autres que les notes ; - utiliser le corps, à travers les gestes ;

- définir différentes formes musicales ;

- plonger l’élève dans ‘la peau’ du compositeur, grâce au récit de sa vie, de la période historique dans laquelle il a vécu, du style de musique de son époque, tout comme des modes de vie et des mœurs ayant cours en ce temps-là dans la zone géographique où il vivait, etc. ;

- relier les nuances et les indications de vitesse et de caractère avec des sentiments ;

- expliquer les tensions et détentes harmoniques en termes de proximité ou d’éloignement ;

- relier le langage à la phrase musicale par le truchement d’une sorte de grammaire ;

- encourager l’élève à s’identifier avec les émotions du morceau : ressentir la tristesse, la joie, le calme, etc. ;

- utiliser les connexions sensorielles comme l’ouïe, la vue, le toucher, le goût et l’odorat.

88 Malgré nos recherches, nous n’avons malheureusement pas pu trouver la date de naissance de cet auteur, pas davantage que les dates de naissance des autres auteurs cités dans ce chapitre.

C’est donc une approche à la fois articulée et globale que cet auteur propose pour enseigner l’interprétation dès le plus jeune âge.

2.3.3 Synthèse sur les violoncellistes-pédagogues actifs entre le XXe et le XXIe