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Le processus de travail chez les interprètes experts

PARTIE A : PROBLEMATIQUE

Chapitre 5. Les publications de recherche sur l’enseignement de l’interprétation

5.2 Le processus de travail chez les interprètes experts

Un deuxième corpus de recherche que nous passons en revue concerne la manière dont les interprètes s’approprient une œuvre musicale. Les études que nous avons trouvées

montrent que les musiciens experts axent le travail à partir de l’œuvre musicale dans sa globalité. Cette étape initiale du travail semble être importante pour l’élaboration de l’interprétation : c’est à partir de la première approche que l’interprète crée une image générale de l’œuvre et sélectionne les techniques instrumentales qu’il juge adéquates au rendu artistique.

C’est ainsi que Chaffin et al. (2003) ont décrit les pratiques expertes : après une première image de l’œuvre, ou Big Picture, l’interprète joue lentement la partition dans la phase que ces chercheurs appellent Scouting-it-Out, pour pouvoir mieux identifier les parties à travailler en détails. Puis, dans la phase Section-by-Section l’instrumentiste travaille par petites séquences, pendant lesquelles il s’efforcera, entre autres, de rendre son

interprétation intelligible. Suit le Gray Stage, dans lequel l’interprète enchaîne de plus larges parties de l’œuvre. Enfin, la dernière étape, appelée Maintenance, sert à peaufiner l’interprétation et à assurer l’enchaînement de l’œuvre en vue de son exécution. Si Chaffin et al. (2003) ne discutent pas en détail le travail de l’interprétation, il nous semble

important de souligner que la pratique experte qu’ils décrivent suppose une attention constante à la dimension interprétative : à l’étape initiale (Big Picture), presque

uniquement dirigée vers l’identification des grandes lignes interprétatives, succèdent deux moments qui, bien qu’apparemment axés uniquement sur le travail relatif à la technique instrumentale, montrent l’articulation des parties et donc la cohérence de l’interprétation ; enfin, la dernière étape (Maintenance) sert à travailler la performance en vue de la

transmission et la réception de l’œuvre. Ce modèle ne semble pas pouvoir s’appliquer tel

171 Les participants ont déclaré que la performance de Constantin de la Valse de Chopin sonnait plus authentique et qu’il jouait de manière plus prononcée les notes de la basse. D’autres participants ont entendu des différences dans l’utilisation du rubato par les deux interprètes de la Valse de Chopin. Toutefois, en comparant [les deux versions du] Capriccio de Brahms, l’exécution de Christian a été décrite comme plus ‘différenciée’ (Nous traduisons).

quel à l’enseignement de l’interprétation à des enfants débutants, car les contraintes techniques sont souvent au cœur de l’apprentissage et les différentes phases observés par Chaffin et al. ne sont pas, de facto, identifiables d’emblée.

Lane (2006) a étudié le travail interprétatif de la part d’étudiants de direction d’orchestre.

Il a constaté que les étudiants les plus avancés commencent par la prise en compte de l’œuvre dans sa globalité. De plus, il a remarqué que ces mêmes étudiants abordent l’interprétation dès les débuts. Il a rapproché ce processus à celui des pratiques expertes décrit précédemment par d’autres recherches (Battisti et Garafolo, 1990 ; Corporon, 1997 ; Ellis, 1994, cités par Lane, 2006, p. 216), processus qu’il a appelé « macro-micro-macro ».

Lane le décrit ainsi : « a general overview of the work, followed by a cyclical process of identification and decision making, concluding with a reconstruction of the piece into an internal sound image»172 (Lane, 2006, p. 216). Lane a remarqué que les futures chefs d’orchestre utilisaient leur instrument pour créer et peaufiner l’image sonore et qu’une bonne réalisation instrumentale aidait ces étudiants à la formation de l’image finale.

Les implications de cette recherche dans le travail des instrumentistes interprètes nous semblent de taille.

Tout d’abord parce que cette recherche montre que l’interprétation est un processus en constante évolution.

Ensuite parce qu’elle pointe un élément à nos yeux très important : la relation entre sons imaginés et sons réalisées. Comme le montre Lane, les sons imaginés vont avoir une influence sur les sons réalisés et les sons réalisés vont faire évoluer l’image sonore de l’instrumentiste.

Enfin, ce travail cyclique, bien que pouvant être alimenté par une croissante culture musicale ou encore par d’autres éléments savants, peut être réalisé à tout stade de

l’apprentissage. Nous pouvons donc émettre l’hypothèse que les professeurs participants à notre étude adopteront une procédure correspondant au modèle de Lane dans le travail de l’interprétation avec leurs élèves débutants.

Hasting a, dans un premier temps (2008), investigué l’interprétation d’œuvres pour piano qui se basent sur des poèmes. Puis, dans un deuxième temps (2011), elle a conduit une importante recherche qui visait à comprendre comment les pianistes experts interprètent une œuvre à partir de la partition. Elle a interviewé plus de 175 pianistes et a pu vérifier que le modèle « macro-micro-macro » de Lane était utilisé comme une sorte de cercle herméneutique pour travailler l’interprétation des œuvres musicales. Elle a souligné l’importance des interactions entre les parties et la totalité de l’œuvre dans le travail de l’interprétation. Dans son article, Hasting (2011) résume ainsi les résultats obtenus :

A macro-micro-macro process of learning is described as a hermeneutic circle in which the parts and the whole inform one another simultaneously. The parts, consisting mainly of the notation in a score, can be divided into fixed, variable, and implicit qualities. Each part maintains a specific relationship to the whole: a pianist’s learning of fixed qualities (pitches and rhythms) is informed by the whole;

variable qualities (expressive markings) reciprocally inform and are informed by the whole; and implicit qualities (inferred structures, historical information) either inform or are informed by the whole. Expert musicians arrive at different interpretations of a score when they prioritize the whole or the parts to varying degrees. Implications for pedagogy include drawing greater attention to how

172 « Un aperçu général de l’œuvre, suivi par un processus cyclique d’identification et de décisions, qui se conclut avec la reconstruction d’une image sonore personnelle du morceau » (Nous

traduisons).

the parts relate to the whole, and encouraging students to explore resources beyond the score173. (p.

369)

Hasting ne sort pas de son focus et ne discute pas en détail les implications de sa recherche sur l’enseignement à des enfants débutants ou généralement peu avancés. Ce modèle nous semble pourtant très intéressant pour son application avec des enfants débutants.

Barros, Carvalho et Borges (2017) ont observé de plus près les premières étapes du travail interprétatif. Les auteurs s'appuient sur la définition que donne Neuhaus de l’image artistique pour concevoir un protocole d’observation de la première session de travail d’une fugue de Bach de la part de pianistes de niveau Bachelor. Ce que nous retenons de l’analyse approfondie que les auteurs font de l’expérience qui a donné naissance à cette publication, est le fait que tous les étudiants ont commencé par jouer toute l’œuvre, mais que ceux qui ont immédiatement inclus des éléments interprétatifs, concernant le choix des nuances ou des rubati, ou encore des articulations qui rendaient intelligible la structure de la fugue, ont réalisé de sessions de travail plus courtes et ils ont abouti à des résultats sonores plus probants des étudiants qui se sont concentrés uniquement sur les aspects techniques. Même si l’efficacité ne rentre pas dans notre champ d’investigation, il nous semble important de souligner l’importance du travail interprétatif dès les débuts de l’apprentissage d’une œuvre. Nous pouvons émettre l’hypothèse que ce travail interprétatif précoce dans le vis-à-vis avec une œuvre soit valable aussi pour les enfants débutants.

Un autre auteur a fourni une contribution significative à la compréhension du processus créatif dans l’élaboration de l’interprétation d’une œuvre musicale. Il s’agit de Héroux. Ses premiers travaux, réalisés avec Fortier (Héroux & Fortier, 2014a ; Héroux & Fortier, 2014b), ont consisté à étudier de manière approfondie le travail d’une nouvelle œuvre par un guitariste concertiste. Elles ont remarqué que, à un moment donné, les gestes expressifs surgissaient spontanément dans le travail instrumental de leur sujet. Grâce à des entretien et à des séance d’auto confrontation, elles ont compris que ces gestes illustraient les images sonores que le guitariste élaborait au fur et à mesure du travail. Mais elles ont aussi pu constater que ce même guitariste bougeait spontanément de manière similaire lorsqu’il regardait les vidéos de ses propres sessions de travail, en compagnie des chercheuses. Elles ont donc pu vérifier la validité du modèle de Chaffin et al. (2003) dans le travail des

musiciens experts, mais, grâce aux résultats concernant les gestes expressifs que nous venons de décrire, elles ont ajouté une étape dans le travail des musiciens expert, qu’elles ont appelé Appropriation Artistique ou Artistic Appropriation. Ce stade, selon elles, a lieu entre les stades Gray Stage et Maintenance de Chaffin et al. (2003).

173 Un processus d’apprentissage macro-micro-macro est décrit [ici] comme un cercle

herméneutique, dans lequel les parties et la globalité interagissent simultanément. Les parties, à partir notamment de la notation dans une partition, montrent des qualités fixes, variables et implicites. Chaque partie entretient une relation particulière avec la globalité [de l’œuvre] :

l’apprentissage des qualités fixes (notes et rythme) de la part d’un pianiste est façonné à partir de la globalité de l’œuvre ; les qualités variables (les signes d’expression) façonnent et sont influencées par le tout ; les qualités implicites (structures déduites, informations historiques), donnent ou reçoivent des informations dans l’interaction avec la globalité de l’œuvre. Les musiciens experts parviennent à donner des interprétations différentes lorsqu’ils donnent la priorité à des degrés différents à des parties ou à la globalité de l’œuvre. Les implications au niveau pédagogique consistent à diriger l’attention des étudiants sur la relation entre les parties et la globalité de l’œuvre musicale, ainsi qu’à les encourager à explorer les ressources au-delà de la partition (Nous traduisons).

Dans ses travaux ultérieurs, Héroux (2016 et 2018) a procédé de la même manière mais avec neuf guitaristes professionnels et elle ainsi pu développer sa réflexion sur le travail expert et élargir son modèle théorique. Elle a investigué la pensée des musiciens et a pu constater que pensée convergente et divergente (Guilford, 1950 et 1968, cités par Héroux, 2016, p. 306) étaient présentes lors du travail instrumental. De plus, elle s’est aperçue que le stade Artistic Appropriation pouvait avoir lieu à n’importe quel moment du travail

interprétatif, même avant le travail instrumental proprement dit. Ce résultat confirme ceux précédemment obtenus par Chaffin et al. (2003) et par Lane (2006) et souligne, une fois de plus, l’importance de la présence d’éléments d’interprétation au début du travail d’une œuvre musicale.

Très récemment, Héroux (2018) a peaufiné son édifice théorique et méthodologique concernant le travail expert. Elle a pu articuler les éléments cités précédemment avec des nouveaux paramètres, qui sont : le contexte dans lequel le processus créatif a eu lieu (la musique, le musicien et les contraintes), les types d’authenticité évoqués par les sujets de son expérimentation (envers la musique, envers le public et envers soi-même), pour arriver à un modèle heuristique qui résume les trois piliers qui interagissent dans le processus créatif d’élaboration d’une interprétation musicale par des professionnels. Ces trois piliers que Héroux synthétise de manière schématique (cf. figure 13) sont :

- La musique (entendue comme trace : partition, enregistrements, etc.) - L’image artistique (représentation mentale de la musique)

- Le résultat sonore

Figure 13. Héroux, 2018, p. 13. Les trois piliers du processus créatif d’élaboration de l’interprétation selon Héroux.

Ce modèle, tel que Héroux nous le présente, pourra être exploité avec des étudiants avancés, car le processus créatif dont Héroux parle a besoin d’une culture musicale, d’une maîtrise technique et d’une autonomie qui est hors de la portée des enfants débutants.

Mais le processus général que Héroux décrit et modélise pourra trouver son application aussi chez les enfants débutants, avec les élémentarisations nécessaires. En fait, nous pensons que les trois piliers que Héroux montre sont au cœur du processus interprétatif.

Pouvoir aborder la question de la représentation mentale, de l’image sonore de l’œuvre avec des enfants débutants nous semble un pas décisif dans la formation du jeune

interprète. Il s’agit pour nous d’un modèle intéressant, qui montre le processus créatif de manière claire et synthétique.

5.3 Études et recherches sur l’enseignement de l’interprétation aux