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L’interprète et l’interprétation

PARTIE A : PROBLEMATIQUE

Chapitre 1. L’interprétation : conceptions et définitions

1.1 L’interprète et l’interprétation

Comme nous allons le constater dans ce chapitre, mais aussi ailleurs (cf. chapitre 2.1), l’interprétation en général et plus particulièrement au violoncelle se construit sur des tensions qui portent à la fois sur le rapport au texte et sur le rapport au corps.

Dans la première partie de ce sous-chapitre nous allons explorer la problématique relative à la non-univocité du texte musical en ce qui concerne sa réalisation instrumentale.

L’ambiguïté du texte, nous le verrons, crée une tension entre le respect et la licence4. Cette tension s’exprime tout aussi bien à l’intérieur d’un contexte historique et culturel donné que chez chaque interprète.

Dans la deuxième partie, nous verrons que les défis de l’interprétation touchent aussi à la sphère corporelle. L’interprète devra gérer un corps et une corporéité où les contradictions sont manifestes. Le corps doit être à la fois un outil du faire musique, un instrument à entretenir, le lieu d’expression personnelle, mais aussi le résultat d’une gestuelle propre à des époques et des lieux.

Le rapport au texte

Les définitions des dictionnaires (cf. 1.2) concordent sur un aspect de la notion

d’interprétation, à savoir qu’il s’agit de l’actualisation sonore d’une œuvre musicale, à partir d’un texte écrit. Le rapport au texte musical, communément appelé ‘partition’, reste toutefois problématique. Si Arrau « pratique la fidélité textuelle » (Horowitz, 1982, p. 148), Flammer (2016) remarque que, pour « comprendre Chostakovitch, mais aussi les

problèmes d’interprétation en général» (p. 94), il faut parfois s’éloigner du texte : en effet, selon lui, « Chostakovitch a volontairement indiqué de faux tempos » (p. 94) afin d’éviter la censure de ses œuvres, mais que «[c]urieusement, les faux tempos apparaissent encore

4 « C. − LITT., et domaine des arts. Liberté que prend un écrivain, un artiste ou qui lui est laissée par l'usage, d'enfreindre certaines habitudes, certaines règles de son art; ce qui en

résulte. » https://www.cnrtl.fr/definition/licence

dans toutes les éditions actuelles » (p. 97). Gagnepain affirme que « l'Urtext (en allemand : texte original) n'est que le fruit d'une démarche éditoriale se référant aux sources

originales disponibles : manuscrits autographes, premières éditions, copies d'une autre main » (2003, p. 97). Il donne l’exemple de la sonate Arpeggione de Franz Schubert : l’édition Henle et l’édition Bärenreiter diffèrent sur plusieurs points, alors qu’elles se basent sur le même manuscrit et revendiquent le statut d’Urtext.

Paul Tortelier publie en 1984 une série de conversations, en langue anglaise, qu’il a réalisées avec David Blum. Deux ans plus tard, il traduit lui-même ces conversations en langue française (Tortelier, 1986). Dans ce recueil, Blum s’exprime à propos de Tortelier de la manière suivante : « Dans le cadre solide de sa conception d’une œuvre, il y a toujours place pour un élément d’improvisation. Il peut décider de changer un coup d’archet ou un doigté cinq minutes avant un concert. Il cherche et expérimente sans cesse ; son

interprétation est toujours mouvante » (p 15). Ici, l’élément d’improvisation se réfère donc à des changements dans la réalisation instrumentale et elle s’inscrit dans l’une des

conceptions de l’interprétation qui voit dans celle-ci un acte de création (cf. 1.2). Il ne s’agit alors pas d’improvisation stricto sensu. Cette affirmation nous laisse supposer que Tortelier pourrait avoir un rapport au texte qui serait plus libre et, d’une certaine manière, plus spontané que l’approche de Arrau.

Le rapport au texte et la réalisation instrumentale (ou vocale) qui en résulte lors d’une prestation publique seraient aussi quelque peu changeants d’une fois à l’autre. La performance musicale pourrait, à certains moments, s’éloigner complètement de la

« fidélité textuelle », et ceci même lors de concerts donnés par le compositeur lui-même.

Par exemple, si l’on en croit certains témoignages, tel celui-ci à propos de Chopin :

We have it on the authority of Sir Charles Hallé that when Chopin, at his final Paris recital (at the Salle Pleyel on Wednesday 16 February 1848), played his Barcarolle, he did so by changing the dynamics of bars 84 ff. from forte crescendo to pianissimo, « but with such wonderful nuances, that one remained in doubt if this new reading were not preferable to the accustomed one». (Orga & Demidenko, cité par Thom, 2000, p. 44)5

La critique musicale de Hallé mérite notre attention à double titre. D’une part, comme nous l’avons vu, elle souligne que, lorsqu’un compositeur les interprète lui-même, il ne pratique pas forcément la « fidélité textuelle » vis-à-vis de ses propres œuvres. Cette ‘infidélité’

signifierait que l’œuvre musicale, loin d’être uniquement l’operatum, serait aussi l’operans (Mili & Rickenmann, 2004) à savoir un processus en perpétuelle évolution, reconnu comme tel par le compositeur lui-même. D’autre part, l’on peut constater qu’une version

« habituelle » de cette œuvre musicale s’était déjà affirmée non seulement du vivant de Chopin, mais déjà deux ans à peine après sa composition puisque la Barcarolle op. 60 avait été composée entre 1845 et 1846. Ceci nous laisse supposer que, déjà dans la seconde moitié du XIXe siècle, certaines praxis interprétatives se standardisaient très tôt après l’apparition d’une œuvre musicale, autrement dit que le rapport au texte était rapidement

‘normé’ et fidèle aux signes notés sur la partition. Mais alors, pourquoi Arrau affirme-t-il que :

5 « D’après Sir Charles Hallé, qui fait autorité dans le domaine, quand Chopin a joué sa Barcarolle, lors de son dernier récital à Paris (Salle Pleyel, le mercredi 16 février 1848), il l’a fait en changeant les dynamiques de la mesure 84 de ff en forte crescendo à pianissimo, ‘mais avec des nuances si merveilleuses, que l’on a été plongé dans le doute de savoir si cette nouvelle lecture n’était pas préférable à celle à laquelle on était habitué’ » (Nous traduisons).

« Dans tous les domaines de l’art se lève aujourd’hui un nouveau type d’interprète, tout le contraire de l’artiste arbitraire, de l’artiste à sensation, ce pur produit du XIX siècle. Il me semble que ce phénomène tient à la recherche aujourd’hui d’un mode d’interprétation plus honnête et plus juste. L’œuvre d’art ne devrait pas être prétexte pour l’interprète à

l’exposition de ses propres états d’âme. Ni davantage à l’étalage de soi-même, l’auto-exhibition. C’est le devoir sacré de l’interprète que de communiquer, intacte, la pensée du compositeur dont il n’est que l’interprète ». (cité par Horowitz, 1982, p. 146)

Serait-il alors possible que les interprètes de la Barcarolle de Chopin des années 1846-1848 aient eu tous le même « état d’âme » lors des restitutions publiques de cette œuvre ? Notons, par ailleurs, que Arrau parle de « ses propres états d’âme ». La normativité

interprétative évoquée par Sir Charles Hallé ferait alors plutôt référence à des ‘états d’âme collectifs’ que « propres » (à entendre comme propres à la personne, donc personnels). Ou serait-il possible que Chopin, étant le compositeur de l’œuvre, ait pris la liberté de dévier de son propre texte, « identifying publicly an alternative version of the Barcarolle » ?6 (Thom, 2000, p. 45). Finalement, Chopin ne serait-il pas en train d’anticiper la vision d’interprète qui sera décrite par Arrau beaucoup plus tard, en se différenciant de l’attitude interprétative qui était alors communément adoptée, celle qui avait produit les versions

« habituelles » mentionnées par Hallé ? Autrement dit, Chopin n’était-il pas en train de faire preuve d’une attitude interprétative alternative à celle alors en cours ? Ce qui infirmerait définitivement les positions d’Arrau vis-à-vis des interprètes du XIXe siècle. La question reste ouverte…

Déjà à son époque Couperin disait que « nous écrivons une chose et en jouons une autre » (cité par Bosseur, 2005, p. 66). Cette position a été reprise par Bosseur (2005) lorsqu’il affirme la non-univocité du texte écrit et, en conséquence, l’illusion de la « fidélité

textuelle ». Nous aborderons l’œuvre dans sa complexité dans notre Cadre Théorique (cf.

7.2.1).

Le rapport au corps

Une des dimensions qui contribuent à la personnalisation de l’interprétation est le corps – et la corporéité – du musicien interprète.

Mais, quelle relation au corps et à la corporéité entretiennent les interprètes et quels effets cette relation produit-elle dans l’interprétation ?

Puisque, à l’évidence, le corps doit s’adapter à des contraintes physiologiques imposées par un instrument de dimensions standard7, plusieurs interprètes vont personnaliser certains paramètres d’actualisation sonore des œuvres : dans le cas du violoncelle, il s’agit

notamment de choisir des doigtés qui ‘conviennent’ à la main du violoncelliste8. Cette opération implique parfois des changements de cordes, qui influencent le timbre émis.

Toutefois, il est communément admis que les interprètes choisissent des techniques appropriées à l’esthétique recherchée, en essayant de surmonter les difficultés techniques au profit du rendu artistique.

6 « En incarnant en public une version alternative de la Barcarolle » (Nous traduisons).

7 À quelques exceptions près : ainsi il existe des ‘tailles’ différentes pour les altos et l’on trouve des violoncelles 7/8.

8 C’est également le cas des pianistes pour l’exécution d’œuvres qui demandent de grands écarts entre les doigts.

La relation au corps ‘musicien’ semble aussi être thématisée dans la vie quotidienne des musiciens. Menuhin (1987) fournit des prescriptions en vue d’entretenir un corps qui soit efficient pour le jeu instrumental : des exercices physiques, des consignes nutritionnelles, des normes d’hygiène de vie. Il arrive même à établir la liste du « marché d’un violoniste » (pp. 52–54). Le corps semble être un instrument lui–même, que le musicien doit maintenir dans un état de fonctionnement maximal. En revanche, Blum dit de Tortelier (1986) que «la ferveur de sa concentration l’écarte de réalités plus immédiates » (p. 12) et qu’« aucun musicien n’a laissé refroidir autant de repas » (p. 12). Le rapport au corps semble donc différent dans son cas : il s’agirait d’un corps qui est certes au service de l’interprétation, mais qui serait régulièrement ‘oublié’ lors du travail interprétatif. Est-ce que la relation au corps décrite par Blum chez Tortelier (Tortelier, 1986) pourrait être reliée à l’importance qu’il attribue à la spontanéité dans l’interprétation, telle que nous l’avons décrite ci-dessus ? C’est en tout cas ce que l’on pourrait soupçonner…

Le corps n’est pas uniquement une ‘machine’ qui sert à jouer de la musique, il est aussi lieu social de communication expressive. L’interprète a affaire à des éléments interprétatifs personnels qui sont constamment négociés dans la culture et le moment historique dans lequel il vit. A titre d’exemple, nous aimerions mettre en regard deux générations de violoncellistes. Si l’on regarde Pablo Casals9 jouer le prélude de la première suite de J. S.

Bach, on peut admirer sa corporéité sobre, alors que Mischa Maisky10 utilise une corporéité expressive grâce à des mouvements de la région du bassin, qui provoquent des

balancements de tout le corps.

Ces différences dans le comportement corporel pourraient-elles être attribuées en partie à des ‘modes’ d’une certaine époque ? Si nous comparons l’enregistrement de Casals avec celui de Fournier dans la 2ème suite de Bach11, ou encore avec le clip de Feuermann12, il semblerait qu’une certaine attitude ‘réservée’ soit commune à ces violoncellistes, alors qu’une attitude plus ‘extravertie’, telle que celle de Maisky, pourrait être détectée chez des musiciens qui lui sont contemporains, comme Steven Isserlis13, Gauthier Capuçon14 ou encore Sol Gabetta15, pour ne nommer que certains d’entre eux. La question reste ouverte…

Le rapport au corps et à la corporéité semble se construire chez l’interprète dans

l’opposition : le corps est conçu et traité à la fois comme un instrument lui-même, et à la fois comme lieu de communication expressive. Ce dernier aspect doit s’inscrire dans des manières de faire répondant à des cultures et à des époques historiques, mais aussi mettre en avant une corporéité propre, qui serait la manifestation de la personnalité artistique de l’interprète