• Aucun résultat trouvé

Le plus grand violoncelliste du XXe siècle : Pablo Casals

PARTIE A : PROBLEMATIQUE

Chapitre 2. Les professionnels et leurs écrits sur l’interprétation et son enseignement au violoncelle

2.2 Les grandes figures du XXe siècle

2.2.1 Le plus grand violoncelliste du XXe siècle : Pablo Casals

Le panorama de l’enseignement du violoncelle en Europe au XXe siècle est dominé par la figure du grand violoncelliste espagnol Pau (Pablo)34 Casals (1876- 1973). Il a

énormément influencé les violoncellistes de son époque et bien au-delà par ses contributions essentielles à la technique, à l’interprétation et à l’enseignement de son instrument.

Commençons tout d’abord par nous pencher sur ses apports du point de vue de la la

technique instrumentale. A douze ans déjà il comprend que certains mouvements qu’on lui enseigne sont contre nature et entravent gravement le jeu instrumental. Il raconte que, malgré la grande estime qu’il portait à son professeur, Josep Garcia :

dès la première leçon, je fus choqué par ce que j’y relevai de bizarreries et de conventions absurdes.

Je suivais les cours attentivement, mais chez moi j’entreprenais un travail de recherche et de révision personnelles, et je commençais à me créer une technique à mon usage […] Je voulais débarrasser le jeu instrumental de toutes les rigidités et de toutes les entraves inutiles, de toutes les conventions qui, à mon sens, ne répondaient pas à une nécessité évidente. (cité par Corredor, 1955, pp. 32-33)

Il relate donc les améliorations mises en œuvre pour rendre le jeu plus souple et expressif, notamment à l’archet :

On nous obligeait à cette époque à maintenir le bras raide, et on nous apprenait à jouer avec un livre sous l’aisselle. À quoi rimait tout cela ? J’ai voulu donner toute leur souplesse aux mouvements du

34 Pau est le prénom de Casals en langue catalane, mais il est connu en tant que Pablo. Nous allons donc dorénavant utiliser uniquement ce prénom-là.

bras droit et, à cet effet, j’ai introduit le libre jeu du coude – à l’étonnement des traditionalistes, qui criaient au scandale –, libre jeu qui renforce et facilite le maniement de l’archet.

J’entrepris également une révision du doigté, de la position et de la fonction des doigts de la main gauche, en m’inspirant toujours de ce qui me paraissait simple, naturel. (cité par Corredor, p.

33)

Concernant la technique de main gauche, Pablo Casals demande à ses élèves d’incliner cette main en direction du chevalet, afin d’en faciliter la détente lors du jeu instrumental. Mackie (2006) se souvient du premier cours avec Casals où celui-ci « showed me that a willingness to turn my forearm just a little so that my fingers pointed toward the bridge would give me much more freedom to stretch my hand »35 (p. 13). Grâce à cette détente retrouvée, le vibrato pouvait enfin être libéré, comme le confirme Mackie par la suite : « [T]he offending vibrato cured itself »36 (p. 113). Une autre nouveauté de la technique de main gauche que Casals apporte au jeu du violoncelle est l’utilisation d’une articulation percussive des doigts sur les cordes. C’est encore Mackie qui nous révèle que « he was very insistent on the percussion, so that every note was articulated by the left hand fingers – frog’s tongue style – so that you could hear every note even without the bow »37 (p. 15).

Ces deux innovations dans la technique de main gauche ont permis des améliorations notables sur le plan de l’interprétation : d’une part cette main gauche, étant plus libre dans le mouvement, pouvait produire une plus grande variété de vibrati ; d’autre part, le

mouvement percussif des doigts engendrait une nouvelle articulation favorisant la transparence et la clarté du jeu instrumental et rendant ainsi le violoncelle plus soliste.

Concernant le travail de l’interprétation, Casals suggère de commencer par le travail d’archet. En rupture avec la génération qui le précède, il fait travailler à ses étudiants des sons nuancés, à l’opposé des sons filés qui étaient pratiqués à l’époque. Comme le dit Mackie

But you learn to do many crescendos and diminuendos within one bow instead of ever practicing lots of plain long notes. Because, as Casals was quick to say, quick to imply, there's really no such thing in music as a long, plain note. A note is always either going or coming; so there was no place for the long straight note – and yet that’s what we’re traditionally encouraged to practice.38 (p. 26)

Nous le voyons bien, Casals recherchait par tous les moyens une technique qui soit au service de l’interprétation. Mais, quelle était en fait sa vision de l’interprétation ?

Chacun est différent, et chacun doit appliquer à son travail les élans et les impulsions profondes de sa nature. […] L’artiste doit être assez fort pour se sentir affranchi de tout ce qui s’est fait – et de tout ce

35 « Me montra que, si je cherchais à tourner juste un peu mon avant-bras, en sorte que mes doigts pointaient vers le chevalet, cela me donnerait beaucoup plus de liberté d’étirer ma main » (Nous traduisons).

36 « Le mauvais vibrato se soigna tout seul » (Nous traduisons).

37 « Il insistait beaucoup sur la percussion des doigts, de façon à ce que chaque note soit articulée par les doigts de la main gauche – à la manière d’une langue de grenouille – pour que l’on puisse entendre chaque note, même sans l’archet » (Nous traduisons).

38 « Mais l’on apprend à faire beaucoup de crescendi et de diminuendi dans un même coup d’archet, plutôt que toujours travailler des notes longues égales. Parce que, comme Casals le laissait entendre et le disait, en musique il n’existe rien qui ressemble à une longue note égale. Une note, soit elle part, soit elle arrive ; il n’y avait donc pas de place pour des longues notes égales – et pourtant c’est bien cela que nous sommes traditionnellement encouragés à travailler » (Nous traduisons).

qu’il a appris –, et doit se convaincre que « se sentir affranchi » de routines et de traditions, tels sont son devoir et son but. […]

L’exécutant, qu’il le veuille ou non, est un interprète et ne restitue l’œuvre qu’à travers lui-même.

(cité par Corredor, pp. 244–245)

Dans cette recherche de spontanéité et d’originalité personnelle, Casals affirme ainsi :

La question du tempo est toujours réglée par l’artiste d’une façon intuitive ; il peut y établir des différences suivant les qualités et le caractère du clavecin ou du piano, et aussi suivant les conditions acoustiques du local.

Le mouvement « authentique » est impossible ; le mouvement doit varier chez l’interprète suivant les circonstances. Ce qui compte, c’est qu’il sache donner le tempo requis par son sentiment personnel et adapté à l’esprit de la musique. (cité par Corredor, p. 167)

En ce qui concerne l’enseignement de l’interprétation, Casals ne donnait presque pas d’indications à ses étudiants, en raison probablement de cette vision de l’interprétation qui privilégie le côté changeant et spontané de l’exécution musicale mais aussi de cette volonté de ne pas fixer une ‘version’, presque par crainte que l’interprète ne perde une part de liberté. C’est en tout cas ce que relate Blum (1977), qui nous dit à propos de l’enseignement qu’il a reçu : « What Casals left to us was not a doctrinaire system but an open door to our own experience. The strength of his spirit worked not to confine but to liberate »39 (p. XV).

Malgré la grande liberté en matière d’interprétation que Casals laissait à ses élèves et dont il a ainsi pu lui-même bénéficier, Blum s’est attelé à condenser en quelques principes directeurs les enseignements qu’il a reçus du grand Maître, et ce le plus fidèlement possible :

If the design goes up we must give a little more tone; if it goes down, a little less tone. This does not mean that there are not exceptions: there are always exceptions. But this is the general rule. Don't be afraid: let us be natural.

Generally, a long note will mean crescendo or diminuendo… We must know how much to give, depending on what the music does. The note has to say something; one must give form, expression, interest

An immediate repetition should provide contrast – a little more forte or piano; a change of color. Otherwise it is not music. Variety – the art consists in that! [...]

When we see piano, the composer means in the range of piano. The range of piano extends all the way to forte and the range of forte extends all the way to piano. One has to follow the line of the music. If it goes up you have to give more, despite the piano. Otherwise it is something that is not free - not what the music intends.40 (pp. 20–21)

39 « Ce que Casals nous a laissé n’était pas un système dogmatique, mais une porte ouverte sur notre propre expérience. La force de son esprit travaillait non pas pour enfermer, mais pour libérer » (Nous traduisons).

40 « Si le contour mélodique monte, nous devons donner un peu plus de sonorité ; s’il descend, un peu moins. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’exceptions : il y a toujours des exceptions. Mais celle-ci est la règle générale. Ne soyons pas timides : soyons naturels.

Généralement, une longue note veut dire crescendo ou diminuendo. Nous devons savoir combien de son donner, suivant ce que fait la musique. La note doit transmettre quelque chose ; on doit lui donner forme, expression, intérêt.

Une répétition immédiate doit apporter un contraste – un peu plus forte ou piano, un

changement de timbre. Autrement, ce n’est pas de la musique. Varier : c’est en cela que consiste l’art

!

Quand nous voyons piano, le compositeur veut signifier que c’est dans l’éventail possible du piano.

La gamme des piani s’étend jusqu’à forte et la gamme des forti s’étend jusqu’à piano. Il faut suivre la

It is a general rule that repeated notes or a repeated design must not be equal.41 (p. 29)

Toutefois Casals prend en considération les fréquents écarts que l’interprète peut se permettre par rapport à de telles règles générales et il estime que « your intuition will tell you when the exceptions occur»42 (cité par Blum, 1977, p. 24).

En résumé, nous dirions que Casals est considéré comme le plus grand violoncelliste du XXe siècle et qu’il a révolutionné la technique du violoncelle par une approche qui libère les mouvements de l’instrumentiste. Cette approche technique vise à rendre le corps le plus apte possible à exprimer l’individualité de l’artiste. Toutefois, Casals livre un certain nombre de règles interprétatives ; celles-ci ne visent pas la restitution stylistique, mais portent plutôt sur des inflexions relatives à l’expression personnelle, lesquelles se veulent logiques par rapport au mouvement mélodique. Nous avions déjà constaté des conseils similaires (Duport, 1806/2006 ; Romberg, 1840) chez les violoncellistes du XIXe siècle, qui faisaient le rapprochement entre la technique du violoncelle et certaines techniques

vocales, notamment la messa di voce.