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Notions théoriques permettant d’appréhender l’enseignement de l’interprétation

PARTIE B : RECHERCHE

Chapitre 7. Cadre théorique

7.1 Notions théoriques permettant d’appréhender l’enseignement de l’interprétation

7.1.1 Perception (Barbaras)

Nous sommes d’accord avec Mazzoni quand il affirme que « [p]er affrontare il tema dell’interpretazione il fatto innegabile da cui partire può essere la varietà delle esecuzioni della medesima opera che via via sono date »192 (Mazzoni, 2005, p. 56). Une telle

affirmation, confirme d’une part la dimension incarnée de l’interprétation et d’autre part le statut de l’œuvre musicale comme un système complexe où la partition ne constitue qu’une partie de ce système. L’œuvre musicale, dans sa matérialité, qu’elle soit écrite ou sonore, sera soumise à la perception.

Barbaras (2009) la définit ainsi :

La perception est donc caractérisée par une double dimension. D’un côté, elle est un mode d’accès à la réalité telle qu’elle est en elle-même […]. De l’autre, cependant, la perception est sensible, c’est-à-dire mienne ; elle est l’épreuve que je fais de la réalité. (p. 8).

192 « Pour aborder le thème de l’interprétation, nous pouvons partir du fait indéniable de la diversité des exécutions de la même œuvre au fur et à mesure qu’elles sont données » (Nous traduisons).

Afin de démontrer la double dimension de la perception, ainsi que les problématiques s’y rapportant, Barbaras fournit plusieurs exemples et discute un vaste panorama de réponses données aux problématiques perceptives. Il critique l’empirisme dans sa conception

dualiste de la plénitude de l’objet et de la sensation que le sujet percevant en fait. Il écrit :

L’empirisme ne retient de la perception que le moment de la présence sensible, le fait qu’elle nous met en rapport avec une réalité existante. Mais la perception n’est pas un évènement objectif, elle est un acte subjectif ; la sensation n’est pas présente à la conscience comme une chose est présente dans le monde, c’est plutôt la perception qui se rend l’objet présent, qui se le représente. (p. 26, nous soulignons)

Si la perception est un acte subjectif, nous pouvons la considérer comme une interprétation du réel. Comme le montre déjà Molino (Molino, 2009), certains concepts sont plus

universels que d’autres et traversent les disciplines. Molino parle du rythme dans ce sens, nous parlerons de l’interprétation comme d’un concept qui peut s’appliquer à différentes dimensions de la réalité. Pourquoi la perception, comme acte subjectif, peut être

considérée comme étant une interprétation ? Prenons un exemple : la série des cathédrales de Rouen de Monet. Dans ces célèbres tableaux, Monet nous donne différentes versions de la cathédrale normande, sous des lumières différentes, à diverses heures du jour. Il s’agit de perceptions différentes du même objet, filtrées par la vue subjective du peintre, en somme des interprétations. Cette série de tableaux montre comme un objet peut se présenter de manière différente à nos sens, tout en restant le même. En matière d’interprétation

musicale, les différentes exécutions (d’ailleurs réalisées par un même interprète) citées par Mazzoni peuvent être rapprochées à des différentes perceptions de la même œuvre. Il en résulte que l’œuvre musicale, dans la matérialité sonore, devient un objet extrêmement changeant. Plusieurs articulations peuvent être opérées avec l’acte perceptif.

7.1.2 Activité (Vygotsky)

Selon Vygotsky, l’art doit être considéré « comme l'une des fonctions vitales de la société en liaison permanente avec toutes les autres sphères de la vie sociale » (1925/2006, p. 25).

Pour lui, « [l]es sentiments mêmes que suscite l'œuvre d'art sont des sentiments

socialement conditionnés » (Vygotsky, 1925/2006, p. 40). Celle-ci constitue notre première articulation : la société joue un rôle fondamental dans la perception artistique et le

développement des sentiments que l’individu ressentira lorsqu’il entrera en contact avec des œuvres d’art. La société organise son agir en activités : le comportement humain doit être considéré comme un ensemble d’actions organisées dans un contexte culturel et historique – actions qui se manifestent au travers d’activités. Ces dernières se spécialisent et font référence à des communautés que l’individu est invité à rejoindre. Grâce aux activités, nous apprenons à faire et, donc, à être (Daniels, 1996).

Ainsi, nous pouvons discriminer des éléments dans le « fait musical total » (Nattiez, 1987, p.

69) et les faire correspondre à des activités différenciées, mais en lien entre elles grâce à l’œuvre, dans notre cas. Ces activités sont notamment : la composition, l’interprétation, l’écoute ; chacune constitutive d’une activité spécialisée, historiquement et culturellement située.

Comme dit Brossard :

Il s’agit tout d’abord de l’apprentissage non pas d’actions élémentaires mais d’ « activités culturelles complexes » dotées de sens telles qu’apprendre à lire, à écrire, à résoudre des problèmes, à se servir d’un plan etc. Ces activités sont complexes en ce qu’elles sollicitent plusieurs fonctions et nécessitent la coordination de plusieurs actions. Elles sont dotées de sens en ce qu’elles sont porteuses de finalités du

fait de leur inscription dans une ou plusieurs sphères des activités humaines. (2004, p. 100)

Jouer d’un instrument de musique comme le violoncelle est sûrement une activité culturelle complexe. Celle-ci sollicite plusieurs fonctions, en lien direct avec la perception. En effet, la notion de nuances nécessite la perception des contrastes et différenciation d’émissions sonores ; la notion de justesse (intonation) implique d’établir une relation entre des hauteurs de sons et entre des sons produits et imaginés ; la notion de rythme implique la continuité d’une pulsation stable et la juxtaposition de durées différentes. Les actions sont toujours multiples lors du jeu instrumental : utiliser l’archet et poser les doigts de la main gauche sur la touche, exécuter l’enchainement de cellules rythmiques sur une pulsation donnée, etc. A ceci s’ajoute, dans la plupart des cas, la lecture de la partition, activité de décodage en elle-même complexe et qui porte sur une multiplicité de paramètres. Selon Vygotski, les activités culturelles complexes vont de pair avec la construction des fonctions psychologiques supérieures.

7.1.3 Fonction psychologique supérieure (Vygotsky)

Grâce aux activités, l’enfant a la possibilité de se développer. Une de manières de

développement réside, selon Vygotsky, dans la confrontation de l’enfant entre la « forme initiale » et « la forme idéale » (Vygotsky, 1935/2018, p. 123). Afin d’éclaircir ces concepts, laissons la parole à Vygotsky :

Voilà un enfant qui vient de commencer à parler, qui prononce des mots isolés, comme le font habituellement les enfants qui commencent à s’approprier le langage. Dans le milieu de l’enfant, le langage développé, celui qu’il ne maîtrisera qu’à la fin de son développement, existe-t-il déjà ? Il existe en effet. L’enfant parle avec des propositions monosyllabiques, mais la mère parle déjà à l’enfant avec un langage grammaticalement et syntaxiquement structuré, avec un vocabulaire riche, limité bien sûr, afin d’être adapté à l’enfant, mais de toute manière, elle lui parle déjà en utilisant une forme développée de langage. Convenons d’appeler cette forme développée, celle qui doit apparaître à la fin du développement enfantin, convenons de l’appeler, comme on le fait dans la pédologie actuelle, la forme finale ou idéale – idéale dans le sens où elle sert de modèle au résultat qui doit être obtenu quand le développement s’achève – ou finale dans le sens où elle représente ce que l’enfant est supposé atteindre à la fin de son développement. Nous appellerons la forme du langage propre à l’enfant, forme primaire ou initiale. La plus grande particularité du développement de l’enfant, c’est qu’il s’effectue dans des conditions d’interaction avec le milieu, quand la forme idéale et finale, celle qui ne doit émerger qu’à la fin du développement, est non seulement présente dans le milieu, et en contact avec l’enfant dès le début, mais qu’elle interagit réellement et exerce une influence réelle sur la forme primaire, sur les tout premiers pas du développement de l’enfant, c’est-à-dire quand quelque chose qui est censé se former tout à la fin du développement influence d’une certaine manière les tout premiers pas du développement. (Vygotsky, 1935/2018,en gras dans le texte, pp. 123–124)

Le milieu193 joue alors un rôle fondamental. Dans le cas de notre étude, la « forme idéale » sera le professeur, qui influence la « forme primaire » de l’élève en matière

d’interprétation. Comme le dit Vygotsky même :

le milieu est la source de tous les traits spécifiquement humains de l’enfant. S’il manque la forme idéale adéquate dans le milieu, l’enfant ne développera pas l’activité, les qualités et les traits correspondants. […] Donc si dans le milieu la forme idéale n’existe pas, mais que seules les formes initiales sont en interaction, alors le développement aura un caractère limité, restreint et appauvri.

(Vygotsky, 1935/2018,p. 126)

193 Nous utilisons ici le mot ‘milieu’ dans le sens vygotskien du terme, à ne pas confondre avec les milieux (didactique, a-didactique, etc.) propres à la didactique.

L’auteur en conclut que « le milieu se présente comme la source du développement en ce qui concerne les propriétés supérieures, spécifiques à l’être humain et à ses formes d’activité » (Vygotsky, 1935/2018, en gras dans le texte, p. 128). C’est ainsi que Vygotsky énonce la loi génétique générale du développement de l’enfant : de l’interaction entre l’environnement et l’enfant naissent les fonctions psychiques supérieures. Elles sont l’intériorisation d’une activité qui fut jadis sociale, si bien que

les fonctions psychologiques supérieures de l’enfant, les propriétés supérieures spécifiques de l’être humain apparaissent initialement comme des formes d’un comportement collectif de l’enfant, comme des formes de coopération avec d’autres personnes, et ce n’est qu’ensuite qu’elles deviennent des fonctions intériorisées, individuelles, propres à l’enfant. (Vygotsky, 1935/2018,en gras dans le texte, p. 129)

Nous pouvons donc résumer ainsi : l’activité interprétative est une fonction psychologique supérieure ; elle se développe dans un environnement où elle est présente dans sa « forme idéale » qui interagit avec la « forme initiale » de l’enfant. Le professeur, dans l’exercice de ses fonctions, enseigne l’instrument dans une forme interprétative, ancrée dans une tradition historique et culturelle. Il montre, à travers son jeu, ses gestes et ses actions, la

« forme idéale » qui est censée, par la volonté d’enseigner, exercer une influence sur la

« forme initiale » de l’enfant.

7.1.4 Perezhivanie (Vygotsky)

Une expérience vécue (perezhivanie) est une unité qui est représentée sous une forme indivisible, d’un côté par le milieu, c’est-à-dire ce qui est en train d’être vécu – une expérience vécue (perezhivanie) étant toujours en rapport avec quelque chose d’extérieur à la personne – et de l’autre, la façon dont je la vis singulièrement, c’est-à-dire que toutes les particularités

personnelles et celles du milieu sont simultanément représentées dans l’expérience vécue

(perezhivanie) ; tous les facteurs environnementaux, mais aussi ceux en rapport avec la personnalité dont ils sont issus, tous les traits de caractère de cette personne, ses traits constitutifs, sont en rapport avec l’événement en question. Donc, dans une expérience vécue (perezhivanie), nous avons toujours à faire à l’unité indivisible des caractéristiques propres à la personnalité et de celle de la situation qui figurent dans cette expérience. (Vygotsky, 1935/2018, p. 116, nous ajoutons le mot perezhivanie entre parenthèse à côté de sa traduction, expérience vécue)

Selon Veresov (2014),

le concept de perezhivanie est l’un de concepts les plus importants de la théorie historico-culturelle.

(…) Dans la théorie historico-culturelle il est principalement présent sous trois aspects. Il est lié à - l’idée d’environnement social en tant que source de développement ;

- la loi génétique générale du développement culturel - l’idée d’unité de base pour l’étude de la conscience. (p. 214)

Nous avons déjà discuté les deux premiers aspects : l’interaction entre la « forme idéale » et la « forme initiale » et l’intériorisation de la relation sociale (loi génétique du

développement). En accord avec Veresov nous dirons que :

Dans la mesure où la perezhivanie est un prisme en dehors duquel une telle interaction ne peut pas exister, et qui définit la situation sociale de développement, il en découle que le développement de l’esprit est impossible sans perezhivanie.

Cette conclusion a un lien direct avec le problème du développement des émotions. […] En tant que fonctions mentales, les émotions ne sont pas un phénomène biologique, mais socio-culturel.

(Veresov, 2014, p. 225)

A partir de cette constatation, l’auteur s’appuie sur la loi génétique générale du

développement de l’enfant pour montrer comment la perezhivanie, de par sa coloration émotionnelle, est assimilable à un événement dramatique que l’enfant surmonte avec les moyens qu’il a sa disposition à ce moment particulier de son développement. En citant le célèbre exemple de Vygotsky de trois enfants en proie à une mère alcoolique, Veresov montre comment la perezhivanie de chaque enfant a engendré un comportement personnel de chacun d’entre eux vis-à-vis de cette situation sociale pourtant identique (la mère

alcoolique), situation sociale qui fonctionne comme milieu. L’auteur continue en parlant des trois enfants :

dans une même situation sociale, les formes inter-mentales de leur relation étaient

fondamentalement différentes. De ce fait, et parce que les formes inter-mentales initiales étaient différentes, leurs situations sociales de développement et leurs trajectoires individuelles de développement le sont également devenues. (Veresov, 2014, p. 228)

Dans notre cas, bien plus heureux, la perezhivanie est un concept intéressant pour analyser la manière dont l’enfant établi une relation émotionnelle avec l’œuvre musicale qui dépend de sa perception propre du milieu. Enfin, l’auteur résume sa pensée ainsi :

Le développement est un processus « dramatique », et il n’y a pas de développement sans catégorie (sans évènement dramatique). La forme culturelle sous laquelle ce « drame » est vécu

personnellement est la perezhivanie. La catégorie (l’événement dramatique) n’existe pas sans perezhivanie, et par conséquent, il n’y a pas de développement culturel sans perezhivanie. (Veresov, 2014, p. 228)

Pour nous, le concept de perezhivanie est intéressant à différents titres. Tout d’abord, il sera pour nous un analyseur de la relation émotionnelle que les enfants établissent avec les œuvres auxquelles ils seront exposés lors des cours. Deuxièmement, il pourra nous

éclaircir sur la relation émotionnelle que les professeurs établissent avec les œuvres à travailler. Troisièmement, il sera pour nous intéressant de comprendre si la perezhivanie est un concept qui peut être appliqué à l’enseignement ou l’évocation des émotions lors du travail des œuvres.

Le développement culturel dont parle Veresov conduit à ce que nous appellerons l’émotion esthétique : la manière de « percevoir l’art » qui permet de « surmonter de manière

créatrice son propre sentiment », afin de faire en sorte que « l’action de l’art s’exercera dans sa plénitude » (Vygotsky, 1925/2006, p. 345). Notre milieu sera l’œuvre musicale, elle servira de milieu pour provoquer la perezhivanie de l’enfant et pour permettre la

manifestation de la « forme initiale » de l’enfant ; à son tour le professeur montrera la

« forme idéale » et aidera l’enfant à progresser dans l’émotion esthétique.