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LE NOUVEAU-NE ET L’HANDICAPE MENTAL TRES PROFOND COMME PERSONNE

Dans le document Droit des enfants en situation de handicap (Page 97-101)

La distinction avancée par Singer et Engelhardt entre « être humain » et « personne » exprime une conception dualiste de l’individu humain, à savoir entre la dimension biologique, le corps, et les facultés dites supérieures qui relèvent de l’esprit. Selon cette conception qui a son origine dans la proposition lockéenne de la définition de la personne, l’appartenance biologique et génétique à l’espèce humaine entretient un rapport extrinsèque avec la rationalité et la conscience de soi. Le corps humain n’est pas compris comme une partie intégrante et constitutive de la personne qui la révèlerait dans un temps et un espace particuliers. La débiologisation de la personne s’accompagne également de l’exigence de la performance de la rationalité et de l’auto-conscience, comme de la moralité pour être une personne. Il me semble néanmoins que la distinction entre, d’une part, l’acte d’être une personne et, d’autre part, le comportement de cette personne – laquelle transparaît par la mise en œuvre d’une série de propriétés dites personnelles, telles que la rationalité et l’auto-conscience – permet de concevoir qu’un individu humain puisse être une personne, sans nécessairement exercer ces propriétés. Leur manifestation concrète à autrui ne constitue pas le critère déterminant de l’appartenance à la catégorie de personne. Elle ne fait que la dévoiler, la révéler à autrui. L’agir personnel est potentiel, contrairement à l’acte d’être du sujet qui rend possible un tel agir. L’exercice de la rationalité et de l’auto-conscience n’est ainsi pas requis pour que le nouveau-né ou l’handicapé mental très profond soit une personne. L’être humain dépourvu de rationalité ou d’auto-conscience est pleinement une personne, mais une personne déficiente pour des raisons de disfonctionnement dans son développement, voire d’une nature

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Ibidem, 271: “the secular moral status of infanticide is by default. It results from the inability of secular morality to justify a general canonical content-full account of the moral status of either foetuses or young children. This failure limits the secular moral authority of the state to intervene. A legal proscription would require a particular canonical ordering of harms and benefits. Such can be justified only within a particular moral vision. The conclusion is very unpleasant.”

défectueuse du spermatozoïde, respectivement de l’ovule pris séparément. Si l’on parvenait en quelque sorte à réparer un tel disfonctionnement, sa rationalité et son auto-conscience se manifesteraient. L’aptitude à exercer de par son propre être et à un moment donné de son histoire la rationalité et l’auto-conscience est une condition nécessaire pour qualifier l’individu comme une personne. Leur exercice concret éventuel est secondaire et n’a pas d’incidence sur l’octroi du statut de personne qui implique un « sérieux droit à la vie »48.

L’affirmation que tout être humain est une personne ne résout cependant pas pour autant bon nombre de délicats problèmes bioéthiques. On peut en effet soutenir que le meurtre d’une personne dans le cas spécifique d’une légitime défense n’entraîne pas une condamnation morale au plan de la responsabilité. Il faudrait alors examiner les critères de la légitime défense, comme le cas de la personne innocente.49 On pourrait aussi soutenir la légitimité du libre choix d’une personne à se tuer elle-même – le suicide ou l’assistance médicale au suicide – ou à se laisser tuer par l’intermédiaire d’une autre personne – l’euthanasie que l’on qualifie de « volontaire » – dans la mesure où celle-ci le lui demande en toute liberté et connaissance de cause. Un des problèmes en amont de cette discussion très actuelle réside dans la compréhension de la notion de liberté, comme du sens de la souffrance humaine. Nous devrions également discuter des cas où une personne n’est pas, mais le sera (l’embryon, le nouveau-né), ne sera jamais plus (le sénile ou l’être humain dans un coma irréversible qui ne s’est jamais exprimé sur la question de l’euthanasie) ou ne sera jamais et n’a jamais été (l’handicapé mental très profond) en mesure de prendre une telle décision. Celle-ci serait déléguée aux parents, aux enfants ou éventuellement à la société. Nous aurions affaire à l’euthanasie dit « non-volontaire ».

L’actuelle discussion autour de la personne dans le cadre bioéthique se développe pareillement sur arrière-fonds de la thèse d’une éthique séculière qui se fonde sur l’incapacité d’établir une éthique universelle rationnelle. Toutes les tentatives du projet philosophique moderne d’établir à l’aide d’arguments rationnels une théorie éthique vraie et universelle qui constitue le fondement de la paix perpétuelle se seraient avérées, selon Tristram Engelhardt, impossibles. La bioéthique resterait à l’aube du troisième millénaire profondément plurielle. Aucune vision particulière de bioéthique ne saurait assumer la totalité des approches présentes dans le monde occidental.50 L’établissement d’une éthique

48

Michael Tooley, “Abortion and Infanticide”, 37 : “a serious right to life”.

49

Voir à ce sujet Jeff McMahan, The Ethics of Killing, Oxford, Oxford University Press, 2002, plus particulièrement 398-413. Voir aussi P. A. Woodward (éd.), The Doctrine of Double Effect. Philosopher's Debate a Controversial Moral Principal, Notre Dame Indiana, Notre Dame University Press, 2001 et Gregory Reichberg, “Aquinas on Defensive Killing : A Case of Double Effect ?” Aquinas, 2005 (69), nr. 3, 341-370.

50

Voir Tristram Engelhardt, Jr., The Foundations of Bioethics, 10-11. Voir aussi Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine, 11 [13] : la société juste « s’en remet à chacun quant à ce qu’il souhaite ‘faire du temps qu’il a

universelle à l’aide de la raison philosophique aurait capitulé. Seule l’instauration d’une éthique séculière serait en mesure, selon Engelhardt, de résoudre ce dilemme et d’assurer une base rationnelle à l’espoir d’une vie communautaire. Une telle éthique se caractériserait par une plateforme neutre d’un discours éthique très large et pragmatique qui permettrait de guider les citoyens à la réalisation d’une politique des soins autour du principe de la tolérance à l’égard des éthiques particulières. Elle respecterait profondément les convictions éthiques des autres personnes morales malgré leurs différences foncières. Chaque individu autonome et chaque communauté auraient le droit de vivre selon leurs propres principes éthiques. Aucune communauté particulière de personnes morales ne saurait imposer son propre point de vue aux dépens des autres communautés. Une telle éthique séculière soutient, selon Michel Onfray51, que tout serait facultatif, c’est-à- dire que chacun serait libre de s’engager sur le terrain de sa propre décision et de sa responsabilité.

C’est sur cet arrière-fond théorique de l’impossibilité de fonder un discours moral rationnel universel valant pour toute personne accompagné d’une compréhension particulière de la liberté humaine que l’on peut comprendre la réaction de deux auteurs analysant l’affaire du polyhandicapé Nicolas Perruche suite à l’arrêt du 17 novembre 2000. Olivier Cayla et Yan Thomas écrivent dans la préface de leur ouvrage intitulé Du droit de ne pas naître que les personnes qui s’opposent à l’arrêt mentionné « s’appuient théoriquement sur des prémisses qui, fondamentalement, rejettent les principes démocratiques forgés par la pensée moderne des droits de l’homme »52. La référence à la dignité de la personne qui s’appuie sur l’affirmation d’une existence d’une nature humaine et de la possibilité d’un discours philosophique universel reviendrait, selon les deux auteurs susmentionnés, à « renier dans son principe le cœur des droits de l’homme du point de vue de la pensée politique moderne, c’est-à-dire à contester radicalement la liberté de l’individu dans la relation qu’il entretient avec lui-même »53. On retrouve une pensée similaire sous la plume de Claude Sureau, inventeur de la surveillance électronique du cœur fœtal, qui soutient qu’on « ne peut accepter, non plus, le

à vivre’. Elle garantit simplement à tous une égale liberté pour que chacun puisse développer sa propre compréhension éthique de lui-même, pour réaliser sa conception personnelle de la ‘vie bonne’ en fonction de qu’il peut et de ce qu’il souhaite. (…) Mais, dans un état de droit démocratique, il faut aussi que la majorité n’impose pas aux minorités – si tant est qu’elles s’écartent de la culture politique commune du pays – sa forme de vie culturelle comme prétendue culture de référence. »

51

Voir Michel Onfray, Féeries anatomique. Généalogie du corps faustien, Paris, Grasset, 2003, Le livre de Poche, 82, 96s. « Dans le champ de ces nouveaux possibles. Rien n’est obligatoire et tout facultatif… La possibilité d’avorter n’y contraint pas et n’oblige personne, celle de recourir au clonage ou à l’euthanasie non plus. Augmenter les possibilités, précise-t-il, ne force personne à effectuer un choix qui heurte sa morale. » 82.

52

Olivier Cayla et Yan Thomas, Du droit de ne pas naître. A propos de l’affaire Perruche, Paris, Gallimard, 2002, 12.

53

recours à la contrainte législative pour imposer ses propres convictions à ceux qui ne les partagent pas »54.

Mon propos ne consiste pas à analyser les arguments soutenant le bien-fondé de la thèse de l’éthique séculière, ni ceux autour du débat de l’aide au suicide et de l’euthanasie pour les personnes à même ou incapables de prendre de telles décisions. Je me suis uniquement contenté de discuter la définition de la personne et, plus spécifiquement, si tout être humain est une personne dans le contexte du débat bioéthique où un nombre croissant de philosophes proposent une réponse négative et en tirent comme conséquence non seulement l’authanasie d’êtres humains qui ne sont pas des personnes, mais aussi éventuellement leur utilisation expérimentale. Un des défis culturels les plus urgents repose dans une réflexion philosophique non seulement de la personne, mais aussi des présupposés d’une éthique séculière fondée dans une éthique procédurale accompagnée d’un pragmatisme qui se révèle être en fin de compte amoral et soumis au relativisme dogmatique et impératif où tout se vaut et où tout est égal. Il est urgent de repenser l’aptitude à la raison de parvenir à des conclusions universelles relatif à des questions éthiques qui s’arrachent de toute condition temporelle et qui soient fondées dans une conception absolue de l’être humain.

54

Claude Sureau, Son nom est personne. Avant de naître, l’enfant est-il une chose, un amas de cellules ou un patient ?, Paris, Albin Michel, 2005, 29.

ENFANT ET HANDICAP DANS LES

Dans le document Droit des enfants en situation de handicap (Page 97-101)