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Nationalismes, identités nationales et antiturquisme

2.1.4. Le nationalisme serbe

Trois mythes sont fondamentaux dans les représentations identitaires serbes : la dynastie des Nemanjides (1170-1371) et notamment l‟Empire de Dušan ; Saint Sava, le fondateur de l‟Église orthodoxe serbe ; et enfin, la bataille du Kosovo en 1389 où les Serbes auraient défendu la frontière de l‟orthodoxie face aux Turcs. L‟éphémère Empire de Dušan (1331-1355) symbolise la grandeur de la nation serbe. A son apogée, cet empire recouvrait toute la Serbie actuelle, le Monténégro, l‟Albanie et l‟ensemble de la Macédoine géographique183. Dans l‟imaginaire politique serbe, cet

empire témoigne d‟un passé prestigieux et de la présence historique serbe sur ces terres comme le

179

Voir Bernard Lory (entretien avec), “La Macédoine en quête de reconnaissance”, Hérodote, n°67, 4ème trimestre 1992, p. 168.

180

Bernard Lory, “Approches de l‟identité macédonienne”, in Christophe Chiclet, Bernard Lory (dir.), La République de

Macédoine, Paris, L‟Harmattan, 1998, pp. 13-32.

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Nous reprenons ici la conception, bien française il est vrai – et élaborée dans un contexte historique de débats sur l‟appartenance de l‟Alsace –, de la nation qui repose sur la volonté d‟une communauté de s‟ériger en peuple ou en nation (« un plébiscite de tous les jours », E. Renan). Voir Ernest Renan, Qu‟est-ce qu‟une nation ? (discours prononcé en Sorbonne le 11 mars 1882), Paris, Presses Pocket, 1992, pp. 37-58.

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Sur ce débat, voir Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989. Ernest Gellner soutient que le nationalisme n‟est pas un produit de l‟existence des nations mais que ce sont les nations qui sont les produits du nationalisme.

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100 « prouve » la présence de nombreux cimetières serbes. L‟Église constitue un autre pilier de l‟identité serbe. C‟est grâce à l‟action de Saint Sava, un des fils de Nemanja, que les Serbes ont opté pour l‟orthodoxie et la dynastie des Nemanjides jouit dès lors de ce prestige d‟avoir été « élue de Dieu ». Tombeaux et monastères marqueraient alors les bornes des territoires serbes184.

La défaite serbe à la bataille du champ des Merles au Kosovo (Kosovo Polje), le 28 juin 1389, avait ouvert la voie aux invasions turques des plaines serbes. Mais dans la mythologie nationale serbe, le prince Lazar HrebeljanoviĤ et ses compagnons se seraient, à cette occasion, sacrifiés pour sauver l‟Europe chrétienne d‟une domination musulmane. Le Kosovo, terre dorénavant sanctifiée par ce sacrifice et le sang versé par les Serbes, restera donc une terre serbe tant bien même il n‟y aurait plus un seul Serbe dans la région185

. La bataille du Kosovo Polje appelait, de plus, à une revanche et sa reconquête au début du XXe siècle fut d‟autant plus empreinte d‟une forte charge symbolique et affective que les Albanais, « parvenus » dans la région, tentaient de se l‟approprier. Le 28 juin, date anniversaire de la bataille, est le jour de la fête nationale serbe. Enfin, en valorisant la mission et le rôle salvateur joué par les Serbes durant cette bataille (qui, rappelons-le, fut une défaite), les Serbes s‟érigent en valeureux et éternels résistants aux invasions turques. D‟autres épopées cohabitent sur l‟autel du calvaire du peuple serbe et notamment la tragique migration des Serbes du Kosovo en 1690 face à l‟arrivée des Turcs, ou encore la non moins tragique retraite de l‟armée serbe durant l‟hiver 1915/1916. Tout comme la bataille du Kosovo avait vu le sacrifice du peuple serbe pour sauver l‟Europe chrétienne, la Grande Guerre aurait vu le sacrifice des Serbes pour libérer les autres Slaves (Slovènes, Croates, Slaves de Bosnie-Herzégovine) de la domination autrichienne186.

D‟autre part, la haine farouche de l‟oppresseur turc perdure, alimentée par l‟historiographie officielle et une littérature qui présentent la Serbie sous domination ottomane comme une région massacrée et pillée et sa population réduite à l‟état de servage ou convertie de force à l‟islam. Cet antiturquisme n‟est finalement contrebalancé que par la haine des « suppôts des Turcs » dans la région, musulmans de Bosnie-Herzégovine et Albanais. Les musulmans slaves sont non seulement accusés d‟avoir renié leur identité en se convertissant à l‟islam mais aussi d‟avoir dépouillé et persécuté les paysans serbes. La rhétorique est sensiblement la même pour les Albanais au Kosovo : « Depuis trois cents ans, les villages chrétiens de Kosovo étaient décimés par les beys

184

Ivan ĥoloviĤ, “Des tombeaux pour frontières”, Transeuropéennes, n°5, hiver 1994/95, pp. 54-58.

185

Ivan ĥoloviĤ, op. cit., p. 58.

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101 albanais et convertis de force à l‟islam »187

. Enfin, les politiques antiserbes des grandes puissances, et notamment de l‟Italie, de l‟Autriche-Hongrie puis de l‟Allemagne, sont régulièrement dénoncées.

Corollaire de ce sentiment de victimisation, une phobie du complot est assez répandue : complot de l‟Autriche qui, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, cherchait à étendre son influence dans la péninsule au dépend de la Serbie (annexion de la Bosnie-Herzégovine en 1908, tentative de créer une Grande Albanie), complot antiserbe de la Yougoslavie titiste qui, en octroyant aux Albanais du Kosovo et à la Voïvodine des droits « illimités », cherchait à réduire le pouvoir des Serbes et, depuis 1992, nouveau complot germanique, cette fois-ci en collaboration avec les États-Unis, pour démembrer la Serbie et réduire sa puissance et son influence. Les sanctions imposées à la Serbie durant le conflit bosniaque, la politique « pro-croate » de l‟Allemagne et des États-Unis et, de façon générale, une présentation « partiale et fallacieuse » des événements dans la presse occidentale s‟expliqueraient, pour de nombreux Serbes, par l‟existence d‟une vaste machination antiserbe. Cette phobie du complot est étroitement liée à une angoisse de l‟encerclement. A la traditionnelle menace venue du sud (Bulgares, Turcs) s‟ajouterait une non moins traditionnelle menace venue du nord (Autriche-Hongrie, Allemagne, Croatie)188. Aujourd‟hui, les Albanais viendraient compléter cet encerclement à l‟ouest.

La Serbie avait, elle aussi, développé son Grand Projet, le Načertanje. Formulé en 1844 par le ministre de l‟Intérieur serbe de l‟époque, Ilija Garašanin, ce projet nationaliste et irrédentiste reposait sur deux arguments : la Serbie doit contrôler tous les territoires habités par des Serbes et tous les territoires historiquement serbes, c‟est-à-dire, le Kosovo et la « Serbie du sud » (nord de la Macédoine géographique). L‟étendue des zones peuplées de Serbes était définie en fonction de critères linguistiques, ce qui, au vue de la proximité linguistique avec les Macédoniens ou les habitants de Bosnie-Herzégovine, laissait une large place à l‟appréciation discrétionnaire des linguistes serbes. Quant aux territoires historiquement serbes, le brillant Empire serbe du moyen âge de Stefan Dušan (XIVe siècle) était censé en donner une vision claire et incontestable. Un autre projet concurrençait celui d‟une Grande Serbie : l‟union de tous les Slaves du sud dans un même État. Ce projet reposait sur l‟idée que les similitudes linguistiques et les origines communes entre les Slaves du sud transcendaient les clivages religieux et historiques189. La formation d‟une langue commune au XIXe siècle (sur la base du dialecte stokavien) fut une des premières étapes de la réalisation de ce projet. Mais si cette idée avait été longuement débattue par les élites croates et

187

Victor Bérard, La Serbie. La Serbie et son histoire. Les victoires serbes. Le peuple serbe, Paris, A. Colin, 1916, p. 22.

188

Catherine Lutard, op. cit., p. 13 et suivantes ; Paul Garde, Vie et mort de la Yougoslavie, Paris, Fayard, 2ème édition, 1994, pp. 350-353.

189

Catherine Lutard, op. cit., p. 34. Cette idée fut notamment défendue par Jovan CvijiĤ, “Unité ethnique et nationale des Yougoslaves”, Scientia, Vol. XXIII, 1918, pp. 455-463 (reproduit en fascicule par Felix Alcan, Paris, 1918).

102 serbes, elle était peu répandue parmi la population. Cette union des Slaves du sud fut finalement réalisée dans la précipitation à la fin de l‟année 1918 et plus par opportunisme politique que sous l‟influence d‟un quelconque mouvement populaire190

.

La Seconde Guerre mondiale, particulièrement traumatisante pour ce pays (1/10ème de la population de la Yougoslavie aurait péri), exacerba les dissensions entre Serbes et Croates et aujourd‟hui encore alimente passions nationales et esprit revanchard. Les tentations et tentatives d‟hégémonie grand-serbe durant l‟entre-deux guerres avaient déjà sérieusement battu en brèche l‟idée d‟une union naturelle entre ces deux peuples, mais les crimes commis par les Oustachis créèrent une réelle fracture et ceci d‟autant plus que ces crimes restèrent, aux yeux des Serbes, impunis191. Les développements économiques divergents entre les Républiques de la fédération, aggravés par une décentralisation de plus en plus poussée, complétèrent cette fracture entre Serbes, Slovènes et Croates192.

En 1986, six ans après la mort de Tito, charismatique et redouté leader de la Yougoslavie pluriethnique, l‟Académie des Sciences de Serbie publia un mémorandum qui présentait trois objections à la politique de la Yougoslavie de l‟époque :

- La politique discriminatoire à l‟égard des Serbes dans le domaine économique y était dénoncée et l‟origine de cette discrimination, la politique antiserbe du PCY, explicité. - La partition de la « Serbie » en trois entités (Serbie/Monténégro, Kosovo, Voïvodine) en

1974 avec la constitution fédérale était également dénoncée et les mêmes responsabilités avancées.

- Les « séparatistes » albanais au Kosovo étaient accusés de mener une politique antiserbe et d‟avoir provoqué l‟exode des populations serbes.

Ainsi réapparaît dans ce mémorandum le complexe du génocide du peuple serbe, perpétré ici par les Albanais, et la préoccupation centrale du nationalisme serbe, à savoir la reconquête politique et démographique de cette terre historique et berceau de la civilisation serbe qu‟est le Kosovo. Ce mémorandum était par ailleurs explicitement dirigé contre la Yougoslavie titiste et s on apôtre, Tito, un « Croate manigançant constamment pour réduire la puissance de la nation serbe ». Tito aurait divisé les terres et le peuple serbe, soutenu les Albanais au Kosovo et créé ou renforcé une identité nationale macédonienne et une identité musulmane en Bosnie-Herzégovine. C‟est

190

Ivo Banac, The National Question in Yugoslavia, Origins, History, Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1984 ; pour une présentation plus sommaire, voir par exemple, Michel Roux, “Yougoslavie : l‟État et la question nationale”,

Historiens-Géographes, n°337, septembre 1992, 143-150.

191

La Yougoslavie titiste, soucieuse d‟œuvrer à la bonne entente entre les peuples de la fédération, avait, en effet, minimisé ces crimes. Voir Catherine Lutard, op. cit., pp. 42-43.

192

Voir par exemple, Paul Shoup, “Les dimensions économiques de la question nationale yougoslave”, Revue de l‟Est, n°3, octobre 1972, pp. 75-92.

103 précisément la disparition de ce leader qui permit la libération de nationalismes jusque -là contenus au nom d‟un « mode marxiste de régulation des rapports de classes et des rapports nationaux »193

. Ce programme devint la plate-forme politique de Slobodan MiloševiĤ qui, avec un discours à la fois nationaliste et populiste, mobilisa les foules sur ce projet de reconquête des terres serbes du Kosovo. Le 28 juin 1989, il réunit au Kosovo plus d‟un million de Serbes pour commémorer le 600ème anniversaire de la bataille du Kosovo.

Le Kosovo

Pour les Serbes, le Kosovo est une région historiquement serbe (depuis les grandes migrations du VIe siècle), le berceau de la culture serbe où se trouve de nombreux monastères serbes et les lieux de la bataille historique contre les Ottomans. En bref, il s‟agit d‟une « terre sainte » que les Serbes ont quitté en 1690 après la défaite des Autrichiens contre les Otto mans (la grande migration serbe – « Velika seoba ») et que les Albanais seraient venus coloniser après. Les Albanais, « collaborateurs des Turcs », auraient profité de l‟exode de la population serbe pour devenir, par « l‟assassinat, le pillage, l‟islamisation et l‟albanisation forcée, l‟ethnie majoritaire de cette région »194. Cette terre sainte, ou ultérieurement sanctifiée par les mythes populaires et les constructions identitaires serbes195, sera reconquise en 1913. Mais durant la Seconde Guerre mondiale, une partie de la population serbe aurait été chassée par les fascistes. Après la guerre, les Albanais auraient bénéficié de la complicité du Croate Tito pour chasser les Serbes et obtenir, en 1974, des droits d‟autonomie équivalent à une indépendance196

. Les Serbes contestent également les origines illyriennes mises en avant par les Albanais et qui leur donneraient un avantage historique certain puisque les Illyriens peuplaient l‟ouest des Balkans bien avant l‟arrivée des Slaves.

Pour les Albanais, le Kosovo est peuplé par des Albanais depuis des siècles et est marqué par une continuité historique et culturelle illyro-albanaise puisque les Albanais sont, dans la mythologie identitaire albanaise, les descendants des Illyriens. C‟est au nom de cette antériorité territoriale, mais aussi et surtout au nom du « droit des peuples à disposer d‟eux-mêmes » puisqu‟ils sont majoritaires dans la région que les Albanais revendiquent cette terre comme la leur.

193

Michel Roux, Les Albanais en Yougoslavie. Minorité nationale, territoire et développement , Paris, MSH, 1992, p. 362.

194

Vuk Draskovic, “Confrontation avec la vérité”, Le Monde Diplomatique, avril 1989. Voir, également, par exemple le texte du « serbophile » Victor Bérard, op. cit., p. 22 : « Pour ne pas être massacré, ces malheureux [les Serbes] devaient renoncer à leur costume national et à leur langue maternelle, s‟habiller en Albanais et parler albanais en public ».

195

Michel Roux pense que cette dimension religieuse ne s‟est affirmée que dans les années 80 (1992, op. cit., p. 416).

196

Tito cherchait-il, en faisant des concessions aux Albanais, à encercler et isoler la Croatie (concessions parallèlement accordées à la Macédoine, la Slovénie et le Monténégro) ou à affaiblir la Serbie ? Sur ce débat, loin d‟être clos, voir par exemple, Michel Roux, op. cit., pp. 275-277.

104 Sous domination serbe depuis 1913, les Albanais du Kosovo auraient été victimes de discriminations et de la politique agressive voire violente des Serbes à leur égard.

Les Albanais – comme les Serbes – proclament donc leurs droits historiques sur cette terre et une polémique sur le premier occupant s‟est développée, les uns et les autres s‟efforçant de démontrer, arguments linguistiques ou toponymiques à l‟appui, qu‟ils étaient là avant les autres197.

A priori, en combinant arguments historiques, certes contestables, et surtout l‟argument du nombre,

les Albanais disposent d‟un avantage sur les Serbes. Mais les Albanais n‟ont jamais joui d‟une bonne image en Europe, notamment en France où les étroites relations avec la Serbie avaient popularisé le point de vue serbe sur le Kosovo198 et, en 1913, ce n‟est que sous la pression de l‟Italie et de l‟Autriche qu‟une « petite Albanie » a été créée. Les Serbes comme les Albanais se disent également victimes de l‟oppression de l‟autre. Cette « victimisation » s‟accompagne de stéréotypes négatifs (les Albanais seraient des voleurs, des sauvages, etc.199) rendant le dialogue entre les deux communautés très difficile.

La Bosnie-Herzégovine

Peuplée, à la veille du déclenchement du conflit, par 44% de musulmans, 32% de Serbes et 18% de Croates, la Bosnie-Herzégovine présente un autre type d‟argumentation : la confrontation des légitimités de peuplement. D‟autre part, les Serbes, les Croates et les Slaves musulmans parlant sensiblement la même langue, c‟est la religion qui a façonné les identités, et donc aussi les inimitiés, différenciation a priori strictement religieuse mais qu‟il convient de conforter historiquement et culturellement.

Les musulmans de Bosnie-Herzégovine insistent donc sur la pénétration et l‟étendue du bogomilisme au moyen âge qui, bien avant l‟arrivée des Ottomans, soulignerait la spécificité culturelle des habitants de la région et donc de ce « peuple bosniaque » qui résiste (déjà !) aux tentatives d‟assimilation des Serbes orthodoxes et des Croates catholiques. Les persécutions alors subies par ce « peuple » expliqueraient les massives conversions à l‟islam à l‟époque ottomane, conversions qui renforceraient la spécificité culturelle du « peuple bosniaque ». Dernière étape historique dans l‟élaboration d‟une identité bosniaque distincte de celle des Serbes, la domination

197

Pour un exposé des thèses serbe et albanaise, voir l‟échange de vue entre Ismaïl Kadaré et Vuk Draskovi Ĥ, Le Monde

Diplomatique, février et avril 1989, ou Michel Roux (1992, op. cit.), pp. 415-430.

198

Voir par exemple, les divers ouvrages parus en français au début du siècle : Victor Bérard, op. cit., Gaston Gravier,

Les frontières historiques de la Serbie, Paris, A . Colin, 1919. Voir également les exemples d‟articles de presse présentés

par Michel Roux, 1992, op. cit., pp. 375-379.

199

Voir, par exemple, Michel Roux, 1992, op. cit., pp. 425-430 ou Robert Kaplan, Balkan Ghosts, New York, Vintage Departure, 1994, pp. 33-34. R. Kaplan se fait ici complaisamment – et sans commentaire – l‟écho de ces stéréotypes : les Albanais violent les jeunes filles serbes, castrent les jeunes hommes, trafiquent et trichent constamment, ne s‟habillent pauvrement et salement que parce que c‟est leur coutume, etc., p. 34.

105 austro-hongroise de 1878 à 1908 aurait contribué à renforcer cette altérité culturelle par la mise en place d‟un système économique et politique très dissemblable de celui qui existait en Serbie. Il va sans dire que les Serbes réfutent en bloc toutes ces affirmations, de la réalité de la présence du bogomilisme au moyen âge à la différenciation générée par une domination « purement administrative » de Vienne. La seule différence qui est reconnue aux musulmans de Bosnie- Herzégovine est celle de la trahison puisque, en se convertissant à l‟islam, ils se seraient assimilés aux Turcs et auraient collaboré aux persécutions des Serbes.

Le besoin d‟affirmer une identité locale ne peut d‟autre part se baser que sur ce qui différencie précisément cette communauté : l‟islam. Parallèlement à la montée d‟un nationalisme serbe, un courant d‟inspiration islamique, ou islamiste selon les opinions (déclaration islamique d‟IzetbegoviĤ en 1970), s‟est développé en Bosnie-Herzégovine200

. Les premières élections libres de la Yougoslavie, en novembre 1990, ont vu le triomphe de tous les partis nationaliste s. Couplée avec les dénonciations des persécutions et génocides en tout genre, et appels à la vengeance (contre divers Oustachis, « collabo » et autres oppresseurs des Serbes, des musulmans ou des Croates), cette montée du nationalisme a rapidement engendré une spirale de violence verbale puis physique.

Le rejet de l‟Autre et l‟altérité en Bosnie-Herzégovine ont très clairement été renforcés par le conflit qui les a opposés après 1992. Les Serbes et les Croates qui, au début du siècle, bataillaient pour la reconnaissance du caractère respectivement serbe ou croate des musulmans, insistent aujourd‟hui sur la permanence d‟une inimitié avec ces derniers depuis la nuit des temps. Ainsi, les manuels scolaires serbes publiés depuis 1993 décrivent un antagonisme séculaire entre les peuples yougoslaves201. Enfin, cette altérité dorénavant historique doit aussi être une altérité culturelle. L‟utilisation de deux alphabets (latin et cyrillique) permettait déjà de clairement différencier le croate et le serbe. La tendance est aujourd‟hui au renforcement de cette différenciation par la création de nombreux néologismes. Victimisation et stratégie de victimisation réapparaissent par ailleurs, chacun se présentant comme la victime d‟un génocide perpétré par l‟autre, permettant de justifier ses propres « réactions » à ces crimes, et de lancer un appel, non moins « justifié », à l‟aide de la communauté internationale. Ce discours de victimisation ne peut malheureusement que préparer le terrain à un appel à la vengeance202.

200

Sur ce courant islamiste, voir Xavier Bougarel, “Discours d‟un ramadan de guerre civile”, L‟Autre Europe, n°26-27, 1993, pp. 171-197 et “Un courant panislamiste en Bosnie-Herzégovine”, in Gilles Kepel (ed.), Exils et royaumes. Les

appartenances au monde arabo-musulman aujourd‟hui, Paris, FNSP, pp. 275-299.

201

Dubravka StoyanoviĤ, “Stereotypes in the New Serbian History Textbooks between the Class and National Determinism”, Revue des Études du Sud-Est Européen, Vol. XXXIII, n°1-2, 1995, p. 51 ; Dubravka StojanoviĤ, “Réinterprétation de l‟histoire, version serbe”, Transeuropéenne, n°5, 1994/95, pp. 65-66

202

Il ne s‟agit bien ici que d‟exposer les discours des uns et des autres. Dans la réalité, les exactions commises par l es Serbes en Bosnie ne sauraient être comparées avec celles qui ont été commises par les musulmans ou les Croates. Sans présenter les musulmans comme les seuls victimes, ils ont plus particulièrement souffert.

106

2.1.5. L’exception albanaise ?

Contrairement aux autres peuples des Balkans, les Albanais ne doivent pas leur indépendance à une quelconque guerre de libération nationale mais à un contexte politique et à une intervention des Grandes puissances. Contrairement aux autres peuples des Balkans, ils ne peuvent