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Les grandes orientations de la politique étrangère turque

1.3.5. Instabilité politique et émergence d’une société civile

L‟instabilité politique est un mal qui gangrène le pays depuis la Seconde Guerre mondiale. La Turquie est un pays à dynamique interne instable.

- L‟omniprésence de l‟armée mine la légitimité de l‟État.

- Malgré un progrès sensible des droits de l‟homme, la liberté d‟expression politique et syndicale est loin d‟être totale97

. Le droit de grève est réglementé et les syndicats muselés. L‟article 8 de la loi antiterroriste, en interdisant toute « propagande écrite ou orale visant à détruire l‟intégrité indivisible » de l‟État, restreint sérieusement les libertés d‟expression. L‟abrogation de cet article est demandée avec insistance par le parlement européen mais il n‟a été que modifié en octobre 1995, deux mois avant la ratification par le parlement européen de l‟union douanière. La notion de délit d‟opinion est maintenue mais dorénavant les buts et intentions néfastes des propos incriminés doivent être prouvés et les peines sont réduites (de 3-5 ans à 1-3 ans).

- Après dix années de développement accéléré, l‟économie turque est entrée dans une phase de crise en 1994 : effondrement de la livre turque au début de l‟année suivi par de massifs licenciements. L‟inflation annuelle est toujours de l‟ordre de 70 à 130%, la dérive budgétaire et monétaire mal contrôlée, la balance commerciale en déficit, etc.98 Ces problèmes économiques créent leur lot de problèmes sociaux, eux-mêmes générateurs d‟instabilité politique.

- L‟incurie des partis traditionnels ou laïcs est patente. Leur incapacité à enrayer la crise économique et sociale ou, tout du moins, à proposer des plans sociaux, les querelles de personnes étalées au grand jour (Mesut Yılmaz et Tansu Çiller) et enfin, la corruption généralisée dans les milieux politiques, ont grandement contribué à discréditer ces partis. - En partie conséquence de ce discrédit et de la crise économique, les formations politiques

plus extrémistes connaissent un regain de popularité.

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Pour des analyses plus complète du rôle de l‟armée en politique en Turquie, voir William Hale, Turkish Politics and

the Military, Londres/New York, Routledge, 1994 ; Mehmet Ali Birand, Shirts of Steel : An Anatomy of the Turkish Armed Forces, Londres/New York, I.B. Tauris, 1991.

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Voir le rapport d‟Amnesty International, Turquie, quelle sécurité ?, Paris, Les éditions francophones d‟Amnesty International, octobre 1996.

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Turquie : la nouvelle donne, dossier constitué par Semih Vaner, Problèmes Politiques et Sociaux (n°757), Paris, la Documentation Française, 10 novembre 1995, pp. 47-57 ; The Wall Street Journal, 13/6/94 ; Le Monde, 19/1/95 ;

68 - La répression du mouvement kurde semble dans l‟ensemble recueillir l‟approbation de la

population99 mais a des effets désastreux sur l‟économie du pays.

Toutefois, si la démocratie n‟est qu‟imparfaitement appliquée en Turquie, elle existe. L‟alternance politique fonctionne et les associations et partis politiques sont nombreux et variés. A l‟exception des médias d‟obédience kurde régulièrement interdits, la presse et la télévision sont libres (16 chaînes de télévision nationales, 15 régionales, plus de 200 locales, plus de 30 stations de radio nationale, etc.) et ne se privent pas de critiquer le gouvernement. Depuis quelques années un éveil de la société civile est nettement perceptible. Les manifestations, jusqu‟alors confinées au milieu estudiantin, se multiplient. Elles prennent certes rarement un caractère massif (sauf lor squ‟il s‟agit de commémorer l‟indépendance de l‟État ou son fondateur !), mais elles ont lieu, et semble-t- il, avec l‟approbation de la population. En août 1994, un mouvement politique résolument novateur a été fondé, le Mouvement de la nouvelle démocratie (YDH). Créé par Cem Boyer, ancien dirigeant du syndicat patronal (TÜSĠAD) et à la tête d‟un vaste empire industriel, ce mouvement s‟est transformé en parti politique en décembre 1994. Il a milité pour le renforcement de la démocratie et l‟octroi de droits aux Kurdes et a tenté de créer une plate-forme de dialogue entre toutes les composantes de la société turque (islamistes et laïcs, sunnites et alevî, Turcs et Kurdes). Il n‟a toutefois pas réussi à recueillir l‟adhésion de la population. Aux élections législatives de décembre 1995, le YDH ne remportait pas les 5% des suffrages qui lui auraient permis de rentrer au parlement et Cem Boyer annonçait son retrait de la politique. Mais la tentative est en elle -même symptomatique et elle a inspiré d‟autres mouvements. Le TÜSĠAD tente également d‟influencer la société civile en ce sens (entre autres avec la publication de rapports sur la démocratie dans le pays).

En novembre 1996, l‟affaire dite de Susurluk100

fait éclater au grand jour ce que l‟on savait déjà, à savoir l‟existence de liens entre la mafia, les partis politiques et certains milieux d‟extrême - droite. En février 1997, une campagne « une minute d‟obscurité pour un siècle de lumière » est lancée. Tous les soirs à 21 h, principalement dans les grandes villes, les gens éteignaient leur lumière pendant une minute et se mettaient à siffler à leur fenêtre en signe de protestation.

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Des voix de plus en plus nombreuses ont commencé à s‟élever contre cette répression. Il s‟agit généralement d‟intellectuels (et de quelques personnalités politiques). Voir notamment l‟article publié dans l‟hebdomadaire allemand

Der Spiegel (en janvier 1995) par l‟écrivain turc de renommée internationale, YaĢar Kemal.

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Du nom de la ville de Susurluk, à une centaine de kilomètres d‟Istanbul, où a eu lieu un accident de la circulation le 3 novembre 1996. On a découvert dans la carcasse de la voiture, le corps d‟Abdullah Çatlı, membre du mouvement d‟extrême-droite des Loups Gris et recherché par Interpol pour participation à divers trafics et attentats terroristes. A ses côtés, un député membre du DYP alors au pouvoir, et un haut fonctionnaire des forces de sécurité turques, directeur de l‟école de police d‟Istanbul. Abdullah Çatlı était muni de « vrais faux papiers » (délivrés par le ministère de l‟Intérieur) et la voiture était remplie d‟un véritable arsenal. Sur ce scandale, voir par exemple, Pascal De Grendt, “La mafia infiltre l‟État”, Confluence Méditerranée, automne 1997, pp. 49-52, Martin Lee, “Collusion entre forces de sécurité, Loups Gris et mafia”, Le Monde Diplomatique, mars 1997, p. 9.

69 Largement soutenu par les médias, ce mouvement a atteint d‟importantes proportions. A la fin du mois, les dirigeants du mouvement ont finalement décidé de le suspendre avant qu‟il ne s‟essouffle. Depuis lors, les manifestations contre la corruption et les liens occultes entre le pouvoir et la mafia sont fréquentes dans les rues d‟Istanbul et d‟Ankara. Ces initiatives civiques ne sont d‟ailleurs pas limitées aux milieux intellectuels. Plusieurs confédérations de syndicats se sont alliées pour lutter contre les restreintes aux libertés de la presse et aux droits fondamentaux des citoyens101. On ne compte plus les manifestations qui se succèdent sur Ġstiklal Cadessi, la grande voie piétonne d‟Istanbul, les samedis et dimanches (sur Susurluk, pour une plus grande démocratisation, etc.).

Toutefois, si l‟affaire de Susurluk marque indéniablement une étape dans l‟histoire de la genèse d‟une société civile turque, elle en marque une autre dans celle du discrédit de l‟État. L‟ancien Premier ministre Tansu Çiller est mis en cause dans plusieurs scandales politico- financiers et ses liens avec la mafia sont régulièrement dénoncés dans la presse. Le gouvernement Yılmaz a été renversé en novembre 1998 en raison de ses liens supposés avec la mafia. Depuis 1993, l‟instabilité politique est cruciale. Six gouvernements se sont succédé à la tête du pays et les rivalités personnelles entre les dirigeants des deux partis conservateurs empêchent toute formation d‟un gouvernement aux solides assises parlementaires. Les partis atypiques (nationalistes et islamistes) ont tiré les bénéfices de ce discrédit général lors des élections d‟avril 1999.

La capacité de la Turquie à se hisser au sommet dépendra dans le futur également de sa propre cohésion interne et de son aptitude à surmonter et résoudre démocratiquement ses faiblesses politiques et économiques. A cet égard, la dissolution du Refah ne résout pas le problème de l‟islamisme. Un nouveau parti a immédiatement été créé, le Fazilet Partisi, Parti de la vertu, et les raisons qui ont présidé au succès du Refah subsistent. Le procès contre ce parti n‟a malheureusement pas suscité une réflexion parmi les partis traditionnels sur les faiblesses de leur politique et de leur discours. Faute d‟une réelle politique sociale parmi les autres partis et d‟une démarche de proximité dans les quartiers défavorisés, le successeur du Refah risque de continuer d‟engranger des voix.

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1.4.P

RISE DE DECISION EN POLITIQUE EXTERIEURE