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L’intervention américaine dans le conflit en Bosnie-Herzégovine

Les politiques des grandes puissances

L ’ ALLIANCE TURCO AMERICAINE HORS CADRE OTANIEN

1.1.1. L’intervention américaine dans le conflit en Bosnie-Herzégovine

Le conflit en Bosnie-Herzégovine a éclaté en pleine période électorale américaine alors que les préoccupations de l‟opinion publique se focalisaient sur des questions de politique intérieure. L‟armée américaine elle-même était très réticente à s‟engager dans une guerre terrestre impopulaire alors qu‟elle rencontrait des problèmes en Somalie (sans parler bien sûr du traumatisme du Vietnam)399. Le département d‟État américain était par ailleurs soucieux de ne pas offrir, par une intervention américaine trop énergique, de nouvelles armes aux opposants nationalistes de Boris Eltsine. Washington a donc dans un premier temps soutenu que la guerre en Yougoslavie était un problème européen et a laissé œuvrer l‟U.E.

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A l‟exception de la Slovénie, les républiques ex-yougoslaves n‟étaient d‟ailleurs pas candidates.

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Stephen Larrabee, “La politique américaine et la crise yougoslave”, Politique Étrangère, hiver 1994/95, pp. 1042- 1043.

191 Au printemps 1993, la diplomatie américaine dans la région prend cependant une tonalité plus active. L‟administration américaine semble avoir pris conscience que la guerre en Yougoslavie pouvait représenter un certain enjeu stratégique et surtout qu‟il y avait un risque d‟extension de ce conflit à l‟ensemble de la région (par la Macédoine et/ou le Kosovo). Une telle généralisation du conflit ne pourrait qu‟impliquer la Grèce et la Turquie, deux membres de l‟OTAN. La crédibilité de l‟OTAN était également mise en cause : incapacité à gérer un conflit au cœur de l‟Europe alors que les perspectives de son élargissement à l‟Europe de l‟est étaient de plus en plus d‟actualité. Enfin, les accusations de laxisme et de passivité dans sa politique extérieure, lancées par les Républicains à l‟encontre du Président Clinton, ont sans doute incité celui-ci à s‟impliquer plus activement dans la résolution de ce conflit.

La priorité de la politique américaine a alors été d‟éviter une extension du conflit au-delà du théâtre croate et bosniaque. En juillet 1993, un contingent de 300 soldats américains est envoyé en Macédoine et à la même époque, une coopération militaire avec l‟Albanie est amorcée. Parallèlement, le département d‟État américain propose de lever l‟embargo sur les armes400

qui, selon Washington, pénalise les musulmans et les Croates, et menace les Serbes de frappes aériennes s‟ils ne lèvent pas le siège de Sarajevo (plan « Lift and Strike »). Si ces propositions ont rencontré l‟approbation de la Turquie, elles ont, en revanche, suscité une vive opposition parmi les autres membres de l‟Alliance et avant tout les Français et les Anglais qui craignent pour le sort de leurs troupes sur place. Les positions américaines et européennes divergeaient également quant à la stratégie à adopter vis-à-vis des deux plans de paix proposés en 1993 (plans Vance-Owen et Owen- Stoltenberg). Washington a en fait hésité à appuyer des plans de paix qui visiblement légitimaient les conquêtes militaires serbes. Là encore, les positions américaines recoupaient celles d‟Ankara, encore bien sûr que les oppositions à ces plans de paix aient été beaucoup plus virulentes en Turquie. Le département d‟État américain a alors fait de son soutien aux Croates et aux musulmans de Bosnie-Herzégovine la priorité de son action en ex-Yougoslavie.

Au début de l‟année 1994, le bombardement du marché de Sarajevo (5 février, 68 morts et environ 200 blessés) et l‟enlisement du conflit conduisent les Américains à s‟engager plus activement – et par certains aspects unilatéralement – dans la gestion du conflit. En parallèle à sa participation aux négociations de paix dans le cadre du Groupe de Contact, l‟administration américaine a amené les Croates et Bosniaques à s‟accorder sur la création d‟une fédération croato-

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L‟administration américaine, encore hésitante sur ce point, souhaitait tout autant éviter de saper les négociations sur la paix que de créer des dissensions au sein de l‟Alliance atlantique et avec Moscou. C‟est du Congrès que sont venues les pressions pour la levée de cet embargo. Voir Stephen Larrabee, op. cit., p. 1045.

192 musulmane (accord de Washington, 1er mars 1994). Parallèlement, les États-Unis montrent une certaine fermeté en menaçant les Serbes de frappes aériennes s‟ils ne lèvent pas le siège de Sarajevo, cette fois-ci et pour la première fois, sans que Français et Anglais ne s‟y opposent. Le 28 février, l‟OTAN abat quatre avions serbes qui avaient violé le « no fly zone ». Le Congrès américain se fait par ailleurs plus pressant quant à la levée de l‟embargo sur les armes401 et, en novembre 1994, les forces américaines basées en mer Adriatique cessent de participer aux actions de surveillance de cet embargo402. D‟autre part, c‟est à présent S. MiloševiĤ, présenté deux ans auparavant par Washington comme un « criminel de guerre » et un « tyran sanguinaire », qui devient l‟interlocuteur privilégié de l‟administration américaine.

Enfin et surtout, les Américains ont fermé les yeux sur le réarmement (en infraction donc avec l‟embargo) des forces croates et bosniaques. Ils ont notamment, et en toute connaissance de cause, laissé passer les livraisons d‟armes en provenance de l‟Iran, voire auraient facilité ce trafic403. Une quinzaine d‟officiers américains du MPRI404 ont été envoyés en Croatie pour former, sous la direction du général Richard Griffitts, l‟armée croate. En mai 1995, cette nouvelle armée croate s‟est lancée à la reconquête, victorieuse, de la Slavonie occidentale puis, en août, elle a lancé une grande offensive en Krajina. Au même moment, en août 1995, un nouveau carnage à Sarajevo (35 morts) provoque une intervention militaire de l‟OTAN (sans vote préalable du Conseil de Sécurité de l‟ONU). Pendant trois semaines les installations militaires serbes, leurs centres de commandements et de communications, sont bombardés405. Désormais le rapport des forces est inversé et les Serbes reculent sur tous les fronts. Fin septembre, les Américains obligent les Croates et les Bosniaques à arrêter leur offensive et forcent les belligérants à s‟asseoir à la table des négociations. Les accords de Dayton sont très clairement le produit de cette active implication de Washington dans la gestion du conflit. En incitant les musulmans et les Croates à s‟allier (fédération croato-bosniaque), en favorisant le réarmement de la Croatie et en désorganisant et détruisant partiellement le dispositif militaire serbe par des frappes aériennes répétées, les États-

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Le Président américain a mis son veto en août 1995 à la levée de l‟embargo sur les armes votée par le Congrès. Ce vote du Congrès a toutefois « servi utilement à mettre fin aux hésitations de l‟administration et de l‟OTAN s‟agissant de l‟utilisation de la force » (déclaration d‟Henri Kissinger, Le Monde, 30/9/95).

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Stephen Larrabee, op. cit., p. 1048.

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Révélé par la presse américaine, ce « Covert Action » a fait l‟objet d‟une enquête du Sénat américain. Voir US

Actions Regarding Iranian and Other Arms Transfers to the Bosnian Army, 1994 -1995, Report of the Select Committee

on Intelligence, United State Senate together with Additional Views, Novembre 1996, 104th congress, Committee Print.

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Créé en 1987, le Military Professional Resource Inc. (MPRI) est une société privée américaine qui propose les services d‟officiers américains à la retraite. 2000 officiers seraient membres de cette société. Voir le reportage de Mark Thompson, “General for Hire”, Times, 15 janvier 1996, pp. 10-12.

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Sur ces raids de l‟OTAN (opération « Delibarate Force » du 31 août au 20 septembre 1995), voir Le Monde, 15/10/95. Pour le détail de l‟ensemble des opérations militaires de l‟OTAN en Bosnie (opération maritimes ou aériennes, de surveillance ou d‟intervention, et notamment les opération « Deny Flight », « Delibarate Force » et « Joint Endavour »), voir “Le rôle de l‟OTAN dans le maintien de la paix dans l‟ex-Yougoslavie”, OTAN-Informations, mars 1997 (site internet de l‟OTAN : http ://www.nato.int/ ).

193 Unis ont largement contribué à modifier le rapport des forces. L‟envoi de troupes américaines sur le terrain (20 000 soldats américains sur les 60 000 de l‟IFOR) concrétise cet engagement.

Cette active implication des États-Unis ne doit cependant pas masquer une certaine réalité. Elle est le produit d‟une non moins active pression du Congrès qui, en votant la levée de l‟embargo, a quelque peu forcé la main à la Maison Blanche. Washington s‟est tout d‟abord désintéressé du conflit et s‟est opposé aux plans de paix proposés par les Européens puis a fini, en partie pour des motifs de politique intérieure, par soutenir les plans de paix précédemment vilipendés. Ces incohérences laissent forcément perplexes quant à la configuration future de leur politique406.

Depuis les accords de Dayton, la priorité est donnée à l‟armement et la formation de l‟armée croato-bosniaque. Les accords avaient établi des plafonds dans les armements respectifs des Serbes, Croates et musulmans selon un ratio de 5 : 2 : 2 entre, respectivement, Serbie/Monténégro, Croatie et Bosnie-Herzégovine et, en Bosnie-Herzégovine, un ratio de 2 : 1 entre l‟armée croato- bosniaque et l‟armée des Serbes de Bosnie407

. Ces plafonds visent à permettre aux Croates et aux musulmans de Bosnie-Herzégovine de faire face à une agression militaire serbe. Le Congrès américain lui-même avait posé comme condition au déploiement de troupes américaines le réarmement de la fédération croato-bosniaque (résolution Dole-McCain, 13 décembre 1995)408, la présence de soldats US ne devant que pallier un déficit de sécurité bosniaque, déficit pr ovisoire et remédiable. L‟accord sur le « Train and Equip Program » de la fédération croato-bosniaque a été signé en juillet 1996. Dans le cadre ce programme, la fédération croato-musulmane a reçu pour une valeur de 100 millions de dollars d‟équipements militaires (surplus) mais l‟Institut d‟analyses de défense américain (IDA) à qui le département d‟État avait confié l‟analyse des besoins en armements de la fédération croato-bosniaque, avait estimé à 800 millions-1 milliard de dollars le coût de la restructuration et de l‟armement de cette armée409. Les États-Unis ont alors cherché à réunir d‟autres contributions et notamment celles des pays musulmans a priori plus enclins à financer le réarmement de leurs « frères opprimés » de Bosnie.

C‟est sous l‟égide d‟une coopération turco-américaine que la formation et l‟équipement de cette armée se sont effectués. Immédiatement après la signature des accords de Dayton, une

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Pierre Hassner, “Les États-Unis et les conflits yougoslaves : les ambiguïtés d‟une politique”, Relations

Internationales et Stratégiques, n°28, hiver 1997, pp. 119-124.

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Détails des plafonds dans Military Watch, 27/6/96 ; Military Balance, 1996/97, p. 37 ; Jeffrey McCausland, “Arms Control and the Dayton Accords”, European Security, Vol. 6, n°2, été 1997, pp. 18-27.

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Voir Senat Resolution on Bosnia-Herzegovina, S.J.RES.44, 29 décembre 1995, section 3.

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194 rencontre de haut niveau entre militaires turcs et américains a mis au point les premiers élémen ts de cette coopération (décembre 1995). La Turquie a organisé et financé (pour un montant de deux millions de dollars) la formation des forces croato-bosniaques sur son territoire (dans deux bases près d‟Ankara). Les États-Unis sont, eux, intervenus par l‟intermédiaire du Military Professional Ressource Inc. (MPRI) qui a signé en juillet 1993 un contrat de 13 mois avec la fédération. 170 instructeurs américains du MPRI sont arrivés en Bosnie en juillet 1996 et deux centres d‟entraînement ont été ouverts par le MPRI : une école de formation militaire près de Sarajevo en octobre 1996 (enseigne tactique et commandement) et un centre de simulation par ordinateurs en novembre 1996 (équipements fournis par les États-Unis)410. Enfin, la conférence destinée à rassembler des contributions financières pour le réarmement de la fédération a été organisée à Istanbul (et à huit clos) le 25 mars 1996 et sous les auspices de la Turquie et des États-Unis.

En associant la Turquie à ce programme de formation et de réarmement, les États-Unis espéraient non seulement inciter les pays musulmans à y participer (et se soulager d‟une partie du poids financier de ce programme) mais également relancer leurs relations avec le monde musulman. Parallèlement, en déléguant en partie à la Turquie la charge de la formation de cette armée, ils évitaient de s‟engager trop visiblement et unilatéralement dans cette formation militaire notamment face aux réactions des Européens et surtout face aux possibles – ou en tout état de cause craintes – représailles serbes sur les troupes américaines de l‟IFOR411. Le recours à une société privée, le MPRI, est le résultat d‟une même préoccupation, encore qu‟il soit douteux que les Serbes soient dupes et fassent la distinction entre le MPRI et l‟armée américaine. Quoi qu‟il en soit, les Américains cherchent à ne pas utiliser leurs propres officiers et soldats basés en Bosnie (IFOR) pour accomplir cette tache. Enfin, en mettant en avant la Turquie, Washington cherchait à promouvoir le modèle laïc turc parmi la population bosniaque. Les déroutes militaires et l‟inaction de l‟Occident durant le conflit faisait en effet craindre une montée d‟un islam radical en Bosnie- Herzégovine. L‟influence de l‟Iran semblait particulièrement prendre des proportions jugées alarmantes : financement de la candidature d‟IzetbegoviĤ en 1996 (500 000 dollars), formation d‟une armée musulmane par l‟intermédiaire des Pasdarans (gardiens de la révolution) ou des combattants du Hezbollah présents sur le terrain412, présence active des services secrets iraniens, etc. Les États-Unis se sont donc attachés à couper les musulmans de Bosnie-Herzégovine de toute influence iranienne, influence qu‟ils avaient auparavant favorisée en fermant les yeux sur le trafic d‟armes en provenance de l‟Iran. Dès janvier 1996, cette complaisance disparaît et les États-Unis

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Military Watch, 29/5/97.

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Voir, par exemple, les déclarations de Robert Dole à ce sujet dans Turkish Daily News, 19/12/95.

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Il restait, selon les autorités américaines, 200 Pasdarans en Bosnie début 1996 (Military Watch, 21/3/96). Ces combattants de la foi étaient réunis dans le 3ème corps d‟armée de Bosnie. Voir par exemple “US Acts on Muslim Army”,

195 conditionnent la livraison d‟armes au départ de tous les combattants iraniens de Bosnie- Herzégovine et au renvoi des personnalités musulmanes trop marquées par leurs orientations pro - iraniennes413. Le « Train and Equip Program » visait aussi directement à distendre les liens entre le SDA et l‟Iran en substituant à la veine militaire iranienne celle de pays occidentaux ou musulmans plus modérés. L‟Iran ne fut pas invitée à la conférence sur le réarmement de mars 1996 et Washington a ensuite demandé le limogeage du vice-ministre de la Défense bosniaque, Hasan CengiĤ, jugé trop radical et proche de l‟Iran414. Quant aux Mujahidin, ils représentaient non seulement un véhicule de l‟islamisme mais également une menace pour les troupes américaines déployées en Bosnie. Une annexe des accords de Dayton demandait d‟ailleurs leur démobilisation. Le choix du SDA semble avoir été vite fait et l‟amitié avec l‟Iran sacrifiée au profit de l‟appui des États-Unis. Hasan CengiĤ a été limogé en novembre 1996 et le départ des combattants étrangers organisé dès décembre 1995.

Enfin, en associant la Turquie à cette démarche, Washington espérait peut-être également contrer la montée de l‟islamisme en Turquie même. Les succès électoraux du Refah qui avait précisément fondé une partie de sa rhétorique électorale sur l‟inaction de l‟Occident et en particulier des États-Unis dans la guerre en Bosnie-Herzégovine, faisait peser, selon le département d‟État américain, une menace sur les intérêts vitaux des États-Unis. Il s‟agissait alors de redorer son image auprès de l‟opinion publique turque.