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Les grandes orientations de la politique étrangère turque

1.3.1. Le dilemme kurde

L‟ethnie kurde (musulmans sunnites ou alevî, de langue persane) est répartie principalement sur les territoires de trois pays, la Turquie où elle représente plus de 20% de la population (10 à 12 millions d‟habitants)68, l‟Iran et l‟Irak. Le Kurdistan fut longtemps champ de bataille entre les

Empires perse et ottoman et n‟a jamais connu de pouvoir unifié. Le traité de Sèvres (1920) envisageait bien la création d‟un État kurde mais la révolte de Mustafa Kemal et la création d‟un État-nation turc mirent fin à ce rêve. Ce traité reste toutefois la référence (et, de fait, la seule référence juridique internationale existante) pour les mouvements nationalistes kurdes. Au nom de l‟idéologie kémaliste de l‟État-nation, la Turquie ne reconnaît pas les Kurdes comme une minorité officielle. Ceux-ci ne souffrent d‟aucune discrimination en Turquie. Ils peuvent accéder à tous les postes de responsabilité ou exercer sans entrave des activités commerciales, mais c‟est en tant que « Turcs » qu‟ils peuvent exercer ces activités. Depuis la fondation de la Turquie républicaine, la politique des gouvernements successifs est celle de l‟assimilation. Tout enseignement ou publication en kurde est interdit depuis 1924 et les mouvements séparatistes ou autonomistes ont subi une répression systématique. Au-delà des justifications politiques fondées sur la défense de l‟intégrité territoriale, la région revêt une importance stratégique pour Ankara puisqu‟il s‟agit de sa région frontalière avec le Moyen-Orient, région où de surcroît l‟Euphrate et le Tigre prennent leur source.

Depuis 1984, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) est en guerre ouverte contre le gouvernement. Cette guérilla a déjà fait des milliers de morts (plus de 20 000 dit -on) et l‟armée turque peine à définitivement écraser cette insurrection. La stratégie adoptée par l‟armée consiste à

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Pour une introduction à la question kurde, voir, par exemple, Gérard Challiand, Le malheur kurde, Paris, Seuil, 1992 ; Élizabeth Picard (dir.), La question kurde, Bruxelles, Complexe, 1991 ; La question kurde, dossier constitué par Hamid Bozarslan, Problèmes Politiques et Sociaux (n°709), Paris, la Documentation Française, 20 août 1993.

54 couper le PKK de ses bases, c‟est-à-dire des villages kurdes des plaines et des bases de retrait de l‟autre côté de la frontière en territoire irakien. Mais cette stratégie s‟avère humainement coûteuse et d‟une efficacité relative. La situation sur le terrain s‟est radicalisée entre les villages pro-PKK et les villages gouvernementaux, et la population kurde, hostile il y a quelques années au PKK, éprouve, face à la violence de la répression, de plus en plus de sympathie pour le mouvement séparatiste. La Turquie a également dû faire face à un afflux de réfugiés kurdes en provenance d‟Irak en 1988 et 1991, modifiant les données régionales du problème et notamment sa politique vis-à-vis des Kurdes d‟Irak69. Enfin, la guerre du Golfe a ramené la question kurde sous les feux de l‟actualité internationale. Depuis quelques années, c‟est sur le développement économique de la région que mise le gouvernement pour régler le « problème kurde ». Estimant que la situation économique catastrophique du sud-est anatolien est centrale dans l‟émergence de revendications kurdes, les autorités turques incitent dorénavant les entrepreneurs à investir dans la région (subventions, exemptions de taxes, etc.). Le projet GAP est censé pleinement participer au redressement économique local70.

Les réactions des chancelleries occidentales à la politique de répression dans le Kurdistan turque, ou irakien puisque l‟armée turque est intervenue à diverses reprises de l‟autre côté de la frontière, sont en adéquation avec leur position diplomatique conjoncturelle vis -à-vis d‟Ankara. En d‟autres termes, on « comprend » que la Turquie soit fondée à défendre son intégrité territoriale et sa sécurité face aux « mouvements terroriste »s ou, au contraire, on « condamne » les violations des droits de l‟homme. Toute une gamme de nuances entre ces deux positions (on exprime ses « préoccupations », on « déplore », etc.) reflète les bonnes ou mauvaises dispositions vis-à-vis d‟Ankara. A titre d‟exemple, voici les différentes réactions à la massive intervention de l‟armée turque dans le nord de l‟Irak début de l‟année 1995 : les États-Unis « comprennent », l‟U.E. ne condamne pas le principe de l‟intervention mais son ampleur, la Russie demande le retrait des troupes turques « une fois leur tache achevée », et la Grèce condamne fermement71. C‟est l‟Allemagne qui a émis les condamnations les plus vives. Elle a, de nouveau, interrompu ses livraisons d‟armes à destination de la Turquie pour protester contre cette politique de répression. Mais le cas de l‟Allemagne est ici particulier. Plus que le reflet de la diplomatie allemande vis-à- vis de la Turquie, il s‟agit, pour Bonn, de répondre aux attentes de son opinion publique fortement

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Depuis 1965, le critère linguistique n‟est plus pris en compte dans les recensements en Turquie. On ne peut donc avancer que des estimations.

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Hamid Bozarslan, “La régionalisation du problème kurde”, in Élizabeth Picard (dir.), La nouvelle dynamique au

Moyen-Orient. Les relations entre l‟Orient Arabe et la Turquie, Paris, L‟Harmattan, 1993, pp. 186-188.

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Constatons que, dans un premier temps, la construction de barrages a nécessité la destruction de plusieurs villages et que l‟augmentation du prix de la terre a plutôt fait fuir les paysans de la région.

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55 sensibilisée à la question kurde par d‟intenses campagnes médiatiques72. Le cas est sensiblement le même pour les Pays-Bas. La Belgique, où se trouve également une minorité turque quelque peu influente, a jugé « inacceptable » cette intervention militaire, tout en déclarant sa « compréhension » !73 Quoi qu‟il en soit, la politique de répression vis-à-vis des « terroristes » kurdes est coûteuse en termes d‟image auprès des opinions publiques occidentales, opinions avec lesquelles les gouvernements occidentaux doivent compter. La récente polémique sur l‟extradition d‟Italie d‟Öcalan, leader historique du PKK, en est un exemple. Le moins que l‟on puisse dire est que la presse occidentale, et notamment française, qui ne publiait auparavant que de très épisodiques articles sur les Kurdes, s‟est soudainement déchaînée sur le sujet. Et si A. Öcalan est généralement dépeint comme un dirigeant sanguinaire, la violence de la répression de la révolte kurde ne l‟est pas moins.

Mais, la question kurde ne se résume pas, du point de vue turc, aux simples réactions des pays occidentaux :

- Elle empoisonne ses relations avec ses voisins moyen-orientaux, l‟Iran, l‟Irak et la Syrie. Les Kurdes ont bien souvent été le jouet des politiques de ces pays qui ont, à tour de rôle, soutenu les mouvements kurdes chez leurs voisins. Ce soutien est tempéré par leur volonté de ne pas permettre la création d‟un État kurde, dont personne n‟a intérêt dans la région, mais il est assez significatif pour déstabiliser ce voisin ou faire pression sur lui. Depuis quelques années, c‟est essentiellement la Syrie, en conflit avec la Turquie sur la question de l‟eau et sur le territoire d‟Alexandrette (Hatay), qui apporte une aide au PKK.

- Elle mobilise les énergies politiques, économiques et militaires du pays. Un tiers de l‟armé e turque (environ 150 000 hommes) serait engagé dans ce conflit et, selon Nahit Mente Ģe, ancien ministre de l‟Intérieur, les opérations contre le PKK auraient coûté, en 10 ans, 25 milliards de dollars, soit l‟équivalent de deux années d‟exportations74

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- Enfin, la question kurde offre aux pays en litige avec la Turquie un moyen relativement aisé de faire pression sur Ankara ou d‟affaiblir la puissance du pays. La presse et les dirigeants turcs dénoncent régulièrement les facilités accordées aux « terroristes kurdes » par la Syrie, la Grèce, la Russie et, dans une moindre mesure, l‟Iran et l‟Arménie. Cette aide multiforme inclut l‟entraînement des combattants du PKK, la fourniture d‟armements, l‟accueil des « terroristes » sur leur territoire et la création de centres culturels kurdes ou encore d‟un « parlement kurde en exil ». La chronologie des événements pourrait prêter à sourire si le sort d‟un peuple n‟était pas en jeu. En janvier 1994, Ankara annonce la mise en place d‟une

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Sans aller, comme le soutient la presse turque, à avancer que la presse allemande est noyautée par un lobby kurde !

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Le Monde, 24/3/95.

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56 nouvelle réglementation concernant le passage des détroits. Le mois suivant, une conférence est organisée en grande pompe à Moscou sur le thème « L‟histoire du Kurdistan ». Le 8 novembre 1995, le gouvernement bulgare accuse officiellement la Turquie d‟ingérence dans la campagne électorale pour les municipales. Le ton monte. Quinze jours plus tard, un centre culturel kurde ouvre ses portes à Sofia… et l‟on pourrait multiplier les exemples.