• Aucun résultat trouvé

Nationalismes, identités nationales et antiturquisme

2.1.2. Nation et nationalisme grecs

C‟est sur le mythe de l‟héritage de la Grèce antique que les Grecs modernes ont fondé leur identité. La vitalité et le rayonnement de la culture grecque (antique) aurait permis de conserver, tout au long des siècles, la pureté de la race grecque et les Grecs modernes, ainsi érigés en descendants des Grecs antiques, seraient les dépositaires de cette brillante civilisation. Plus vieux peuple des Balkans, aux ancêtres prestigieux, pionniers dans le domaine des arts et des sciences et pères d‟une culture et d‟un système politique admirés dans le monde entier, les Grecs peuvent ainsi se targuer de « coiffer au poteau » tous leurs voisins balkaniques dans la course à l‟ancienneté et à la gloire de leur civilisation. Cette ancestralité prestigieuse leur offre par ailleurs un rapport avantageux avec l‟Occident. C‟est en s‟érigeant en exclusif dépositaire de la culture grecque antique que la Grèce moderne a pu, depuis l‟émergence des premiers mouvements d‟indépendance au début du XIXe siècle jusqu‟à son adhésion à la CEE en 1980, obtenir l‟appui de l‟Europe occidentale, consciente de sa dette culturelle envers la civilisation grecque151. D‟où l‟insistance quasi obsessionnelle avec laquelle les Grecs mettent en avant leur européanité. Enfin, flattés par le philhellénisme répandu en Europe au XVIIe siècle et persuadés que celui-ci représente ou devrait représenter la règle, les Grecs se sentent trahis à chaque fois que leur point de vue ne fait pas

n‟était que..., les Turcs, eux, avaient déjà... ». Voir les extraits de textes de Ġbrahim Kafesoğlu présentés par Étienne Copeaux (1997), op. cit., p. 89.

151

Stéphane Yerasimos, Questions d‟Orient. Frontières et minorités des Balkans au Caucase, Paris, La Découverte/Livres d‟Hérodote, 1993, pp. 16-17.

91 l‟unanimité152

. Ce fut le cas avec l‟affaire chypriote ou, plus récemment, avec la position grecque sur la Macédoine, comme ce fut le cas au XIXe siècle avec l‟affaire Fallmareyer.

Peu de temps après l‟émergence d‟un État indépendant grec, un intellectuel allemand, J.-P. Fallmerayer, a en effet contesté la réalité de la continuité historique entre les Grecs antiques et les Grecs modernes153. Selon Fallmerayer, les invasions slaves et albanaises, en pénétrant jusqu‟à la pointe du Péloponnèse, ont provoqué un tel brassage de populations que les Grecs du XIXe siècle ne peuvent se prétendre les descendants d‟une « race » disparue dans ces tourmentes. Cette thèse remettait en cause le critère fondateur de l‟identité grecque et elle provoqua naturellement un vif émoi parmi les intellectuels et les hommes politiques grecs. Aujourd‟hui encore, les intellectuels grecs s‟évertuent à tout propos à dénoncer les thèses de Fallmerayer pourtant vieille de 150 ans, et alors que celle-ci a fait l‟objet d‟une réplique très scientifique au XIXe siècle154. C‟est l‟historien national grec, Constantin Paparigopoulos (1815-1891), qui entreprit de réfuter l‟argumentation de Fallmerayer en mettant en avant une continuité non plus raciale mais culturelle et politique155. Les Grecs seraient ainsi non pas exactement les descendants mais les héritiers de la Grèce antique, filiation culturelle dont la preuve la plus éclatante serait la pratique de la langue grecque. Une nouvelle matière, la laographie, se consacra à l‟étude des similarités entre le peuple grec et les Grecs de l‟antiquité par l‟étude de la langue, du folklore et autres rites populaires. Il s‟agissait bien de prouver scientifiquement cette continuité culturelle156 et les quelques dissemblances notées entre les Grecs anciens et les Grecs modernes ne pourraient être dues qu‟à la domination destructrice des Ottomans pendant quatre siècles. La civilisation byzantine fit également l‟objet d‟une réhabilitation par Paparigopoulos qui a cherché à démontrer le caractère grec de cet empire. D‟où la mise en valeur d‟un nouvel héritage et d‟une nouvelle légitimation historique. Constantin, roi de Grèce au début du XXe siècle (1913-1917, 1920-1922), était souvent appelé Constantin XII, successeur donc du dernier empereur byzantin, Constantin XI. Cette continuité avec l‟Empire byzantin ainsi affirmée, la reconquête de l‟empire était justifiée.

152

Georges Prévélakis, Géopolitique de la Grèce, Bruxelles, Complexe, 1997, p. 48.

153

Jacob Philipp Fallmareyer, Geschichte des Halbinsel Morea värhend des Mittelalters, Stuttgard, 1830, Tübingen, 1836.

154

Voir, par exemple, l‟ouvrage de Thanos Veremis sur la politique extérieure grecque (de nos jours) qui consacre de nombreuses pages à la réfutation de cette thèse. Thanos Veremis, Greece‟s Balkan Entanglement, Athènes, ELIAMEP- YALCO, 1995.

155

Monumentale histoire de la Grèce depuis l‟antiquité jusqu‟à nos jours ( Istoria tou Ellenikou Ethnous), en cinq volumes publiés de 1850 à 1874.

156

Georges Prévélakis, “La laographie grecque, ethnographie ou idéologie ?”, Géographie et Cultures, n°2, 1992, pp. 75- 84 ; Stathis Damianakos, “Représentations de la paysannerie dans l‟ethnographie grecque (un cas exemplaire : la fiction clephtique)”, in Paysans et nations d‟Europe centrale et balkanique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1985, pp. 71-86 ; Alke Kyriakidou-Nestoros, “L‟idée du peuple dans les théories folkloriques de la Grèce moderne”, ibid., pp. 63-69.

92 Dans cette approche plus culturelle qu‟ethnique, le rayonnement de l‟hellénisme venait appuyer les revendications. Ce n‟était donc pas sur la présence de populations grecques (i.e. hellénophones) qu‟Athènes légitimait ses revendications territoriales mais sur une supposée présence culturelle grecque. Ainsi, alors que les autres peuples des Balkans agitaient des cartes de leurs aires de peuplement et de leurs empires du moyen âge, la Grèce, elle, présentait des cartes d‟implantation des écoles grecques. Le nationalisme grec tel que finalisé par Paparigopoulos pouvait se diriger dans plusieurs directions géographiques et préparait le terrain à la réalisation de la « Grande Idée »157.

La « Grande Idée » visait à la réunification de tous les Grecs dans un même empire et à la restauration de l‟Empire byzantin, centré sur Constantinople. Le petit État grec n‟avait de raison d‟être que comme point de départ à la formation d‟un grand État hellénique. Plus qu‟un projet irrédentiste, la réalisation de la « Grande Idée » était perçue comme une mission civilisatrice (libérer les Grecs opprimés). Ce projet prévoyait la conquête de l‟ouest de l‟Anatolie (y inclus Constantinople) mais aussi de nombreux territoires dans les Balkans (Thessalie, Épire, Macédoine, Thrace) et il fut rapidement concurrencé par d‟autres « grande idées » (Grande Bulgarie, Grande Serbie, Grande Albanie).

Cet irrédentisme a dominé toute la vie politique grecque jusqu‟à la « Grande catastrophe » de 1922. Et les Grecs ont bien failli réaliser leurs aspirations. L‟État grec a constamment agrandi son territoire jusqu‟à la fin de la Première Guerre mondiale. Mais l‟armée grecque, lancée à la conquête de l‟Anatolie en mai 1919, s‟est trouvée confrontée à un sursaut de la population turque et a finalement échoué en 1922 face à Mustafa Kemal. Quelques mois plus tard, le traité de Lausanne (24 juillet 1923) a consacré la naissance d‟un État-nation turc centré sur l‟Anatolie et organisé les échanges de populations entre la Grèce et la Turquie. Cette « catastrophe nationale » a causé un traumatisme profond en Grèce. Un million et demi de Grecs sont arrivés d‟Anatolie dans le cadre des échanges de population, témoignage éloquent de la tragédie vécue par la Grèce. L‟intégration de ces Grecs, alors que la Grèce comptait quelques 6 millions d‟habitants, a douloureusement été ressentie. L‟idée d‟une restauration de la Grande Grèce semble avoir été bannie des discours politiques depuis la défaite de 1922. Face à l‟amputation d‟une partie centrale et hautement symbolique (Constantinople) de l‟espace hellénique, l‟hellénisme est devenu défensif. Tout détournement de l‟héritage hellénique (Macédoine) est violemment dénoncé et un soutien est apporté aux minorités grecques vivant hors des frontières, notamment en Turquie, à Chypre et en

157

Pour un résumé de la révision de l‟idéologie nationale par Paparigopoulos et le caractère non -racial de sa vision, voir Georges Prévélakis, (1997), op. cit., p. 37.

93 Épire albanaise158. Ce soutien a pu prendre des formes plus radicales avec les tentatives d‟annexion de Chypre ou les revendications, plus ou moins officielles jusqu‟en 1987, sur l‟Épire du nord159.

Enfin, le nationalisme grec, obsédé par les supposées menaces qui entourent la Grèce, se renferme sur les exagérations habituelles pratiquées par les nations incertaines quant à leur avenir. On revient ainsi à la thèse de la descendance ethnique avec les Grecs de l‟Antiquité160 et surtout, on homogénéise la population : assimilation des Slavo-macédoniens, d‟ailleurs non reconnus comme minorité161, expulsion des Çäms (Albanais) d‟Épire et hostilité vis-à-vis des Turcs de Thrace et des Slavo-macédoniens. Les hommes politiques s‟adonnent volontiers à cette rhétorique nationaliste et xénophobe payante en termes de popularité. La presse ne manque pas de relayer ces fantasmes, et dans des proportions parfois étonnantes pour un pays européen où démocratie et républicanisme sont censés avoir atteint une certaine maturité162.

Le deuxième, et plus frappant, trait de l‟identité grecque est la confusion entre hellénisme et orthodoxie163. En conséquence, l‟enseignement de la religion est obligatoire en primaire et en secondaire, les non orthodoxes sont officiellement (de part la Constitution) bannis des métiers de l‟enseignement, le « prosélytisme » des autres religions est interdit et la religion est mentionnée sur les cartes d‟identité164

. En avril 1993, le parlement d‟Athènes a décidé de maintenir cette inscription malgré les pressions des Européens. Cette affaire a créé une vive polémique en Grèce et l‟Église s‟est vivement récriée devant cette menace planant sur l‟orthodoxie. L‟encyclique publiée par le Saint Synode le 1er avril 1993 stipule ainsi :

« L‟Église de Grèce, en tant que mère nourricière de la race des Grecs, a perçu à temps le danger pour l‟unité de notre nation, provenant de la manie de nos divers ennemis intérieurs et extérieurs d ‟exposer à qui veut les entendre la prétendue aliénation de notre peuple qui dernièrement, paraît -il, aurait cessé de croire au couple indissoluble de l‟hellénisme et de l‟orthodoxie. Cet argument superficiel, nos divers ennemis ont essayé de le rendre plausible à l‟occasion de la parution des nouvelles cartes d‟identité électroniques ».

158

Christophe Chiclet, “Les minorités dans le cône sud des Balkans”, Relations Internationales et Stratégiques, n°28, hiver 1997, p. 81.

159

L‟état de guerre entre l‟Albanie et la Grèce n‟a été officiellement aboli qu‟en 19 87.

160

Georges Prévélakis (1997), op. cit., p. 56.

161

Sur le refus de reconnaître l‟existence d‟une minorité macédonienne, voir, par exemple, la récente – et très vive – polémique autour de la publication des travaux d‟Anastassia Karakasidou (Journal of Modern Greek Studies, Vol. 2, 1993, et les répliques dans Balkan Studies, Vol. 34, 1993).

162

Voir par exemple, Bernard Debord, “Grèce-Albanie. Délires nationalistes”, La Lettre de Reporters sans Frontières, octobre 1995, pp. 14-17 ; ou Hate Speech in the Balkans, Vienne, International Helsinki Federation for Human Rights, rapports mensuels depuis 1995.

163

Cette fusion de l‟hellénisme et de l‟orthodoxie n‟est pas un phénomène récent. Elle remonte à l‟Empire byzantin. Cf.

infra sur « L‟orthodoxie au cœur des identités nationales ».

164

Panayote Elias Dimitras, “Minorités : un plus ou un moins pour la Grèce ?”, L‟Événement Européen, n°16, octobre 1991, pp. 183-184.

94 Et de nouveau apparaît la phobie du complot planant sur le caractère éminemment orthodoxe de la nation grecque et donc sur le fondement de l‟identité nationale :

« Nos divers ennemis (...), ces divers milieux dont les centres de décision se trouvent parmi les puissants groupements de religions étrangères et des hétérodoxes d‟Europe et d‟Amérique (...), les fossoyeurs présomptifs de notre unité [sont à l‟origine de ce] plan des serpents qui essayent (...) de réussir une nouvelle conquête de la Grèce »165.

Cette phobie du complot réapparaît à chaque fois que la position de la Grèce ne fait pas l‟objet d‟un consensus. L‟affaire chypriote avait déjà alimenté les accusations de complot américain. Plus récemment, c‟est l‟affaire macédonienne et la politique grecque dans les Balkans qui furent l‟objet des critiques européennes et, par ricochet, des accusations de trahison en Grèce. Partie de cette conspiration, la presse internationale est accusée de présenter la question macédonienne sous un angle partial et anti-grec166. Ces manifestes « trahisons de l‟Europe » provoquent des réactions crispées et passionnées parmi les Grecs, outrés de constater que leurs droits en tant qu‟héritiers des Grecs antiques ne leur donnent pas le primat dont ils devraient bénéficier. Ainsi, dans une analyse annoncée comme dépassionnée de la présentation par la presse allemande de la question macédonienne, l‟auteur, scandalisé de voir que les journalistes occidentaux sont insensibles à la « contribution des études historiques classiques à la formation de la politique extérieure grecque » et incapables de comprendre les « droits grecs sur la Macédoine basés sur l‟histoire ancienne », finit, excédé, par vilipender cette « tendance à ignorer que le peuple [grec fut] élu »167. Il incombe dès lors aux membres de la diaspora, mobilisés pour la cause, de combattre ces campagnes de désinformation.

La diaspora grecque était perçue, par le nationalisme grec émergeant du XIXe siècle, comme un conservatoire de l‟hellénisme. Elle aurait assuré la survie de l‟hellénisme pendant les quatre siècles où l‟État grec indépendant avait disparu168. Aujourd‟hui encore, elle semble avoir conservé,

grâce à l‟Église et à un réseau associatif dense et actif, une forte conscience de son identité grecque (maintien de la pratique de la langue par exemple). Elle est par ailleurs mobilisée par l‟État grec pour la défense des intérêts de la mère-patrie. Aujourd‟hui forte de 4 à 5 millions de personnes, notamment aux États-Unis, en Australie, en Europe occidentale et en ex-URSS (Grecs Pontiques),

165

Dimitri Kitsikis, “Les anciens calendaristes depuis 1923 et la montée de l‟intégrisme en Grèce ”, CEMOTI, n°17, janvier-juin 1994, p. 40.

166

Sur cette « campagne de désinformation », voir Kyriakos Kentrotis, “The Macedonian Question as Presented in the German Press (1990-1994)”, Balkan Studies, Vol. 36, n°2, 1995, pp. 319-326 ; Thanos Veremis, op. cit., pp. 81-82

167

Kyriakos Kentrotis, op. cit. , pp. 321, 324.

168

Michel Bruneau, “L‟hellénisme : un paradoxe ethnographique de longue durée”, Géographie et Cultures, n°2, 1992, p. 64.

95 la diaspora constitue un influent groupe de pression à l‟extérieur (lobby grec aux États-Unis) et elle est appelée à relayer le discours officiel grec. A chaque fois qu‟il y a un enjeu international (sur Chypre, la Turquie, la Macédoine, etc.), Athènes fait appel à la diaspora. Celle -ci a ainsi reçu pour mission « d‟informer » le public occidental sur l‟histoire de la Macédoine169 et le lobby grec aux États-Unis de tenter d‟infléchir la position américaine sur Chypre et d‟œuvrer à une baisse de l‟aide américaine à la Turquie.

Même avec une identité si prestigieuse et bénéficiant d‟un solide crédit en Occident et alors que la Grèce n‟a cessé d‟agrandir son territoire depuis son indépendance au début du XIXe siècle, elle reste incertaine quant à son avenir et, a-t-on pu constater depuis 1991 avec l‟affaire macédonienne, agressive car sur la défensive.