• Aucun résultat trouvé

Les grandes orientations de la politique étrangère turque

1.1.2. Atouts et fragilité d’une position géographique charnière

La Turquie est partie de plusieurs sous-systèmes régionaux : Méditerranée orientale, Proche et Moyen-Orient, Balkans, Mer Noire, Caucase. Schématiquement les enjeux sont les suivants :

 Frontière sud-est : retombées des conflits et tensions agitant le Proche et le Moyen-Orient : le conflit libanais, israelo-palestinien, la question kurde, la menace chiite, la guerre du Golfe, etc.

 Frontière nord-est : le Caucase, depuis 1991 en proie à plusieurs conflits (Haut-Karabakh, Tchétchénie, Abkhazie, etc.).

 Frontière ouest : les Balkans, théâtre, de 1992 à 1995, d‟un conflit en Bosnie-Herzégovine et, depuis le début de l‟année 1998, d‟un autre conflit au Kosovo.

 Frontière sud : le bassin oriental de la Méditerranée reste une zone très sensible avec notamment la question chypriote, pierre angulaire de la politique extérieure turque depuis les années soixante.

22

28  Enfin, la Turquie contrôle les détroits du Bosphore et des Dardanelles et donc l‟accès aux mers chaudes de son puissant voisin du nord : « En termes stratégiques, la gravité et la permanence de ce contentieux strictement bilatéral, né d‟une particularité géographique inchangeable et inchangée, sont conditionnées par la montée en puissance de la Russie. Sa réalité : un affrontement – l‟histoire le démontre – avec pour finalité, l‟anéantissement inévitable de l‟hypothèque pesant sur la clef de la puissance russe. L‟agression qui en résulte est une agression directe (absence de zone tampon), maritime et terrestre, européenne et asiatique (Caucase) »23. Face à cette menace, dont la réalité varie avec l‟intensité de l‟influence russe, c‟est tout naturellement l‟alliance avec celui ou ceux à qui cette montée en puissance russe ne profite pas que va chercher la Turquie. D‟où ses alliances ad hoc avec la France et l‟Angleterre au XIXe siècle et son adhésion à l‟OTAN après la Seconde Guerre mondiale. Elle peut devenir ainsi un « allié à protéger » dans la mesure où le déferlement de la puissance russe qu‟occasionnerait la suppression du verrou que constituent les détroits serait contraire aux intérêts d‟autres puissances. Mais force est de constater que ce fut bien souvent le cas dans le passé et que cela risque de le rester dans l‟avenir24

.

La Turquie a donc tiré de cette situation géographique une certaine « rente stratégique » : première ligne de défense en Méditerranée orientale, base de surveillance de l‟URSS et du Moyen- Orient, nœud de communication, etc.25

Mais cette « situation géographique exceptionnelle » a aussi décuplé le sentiment de menace en Turquie. De surcroît, les frontières actuelles du pays sont, à l‟exception de sa frontière avec l‟Iran plus ou moins stable depuis le XVIIIe siècle, issues du recul de l‟Empire ottoman. La Turquie hérite donc d‟une suspicion généralisée à son encontre parmi les peuples anciennement dominés mais également des nombreux contentieux que forcément ce recul a généré.

Sur son flanc sud-est, de nombreux contentieux opposent la Turquie à la Syrie : contentieux territorial sur le Sancak (Sandjak) d‟Alexandrette, litige sur le partage des eaux de l‟Euphrate, et aide apportée par Damas au PKK kurde. Ces relations se sont aggravées depuis le lancement du projet GAP (Güney Anadolu Projesi). Cet ambitieux programme d‟irrigation de l‟Anatolie orientale prévoit la construction de 17 centrales hydroélectriques et de 21 barrages sur le Tigre et sur

23

Gérard Groc, “La Turquie et l‟option atlantique”, RMMM, n°50, 1988.

24

Il est intéressant de noter que même en cas d‟alliance entre la Russie et d‟autres puissances occidentales (cas des deux Guerres mondiales), ces puissances alliées à la Russie veillent à ce que ce verrou ne saute pas. Voir par exemple l‟éclairant article de Stéphane Yerasimos, “Dix jours en Méditerranée”, Autrement, “Istanbul 1914-1923”, « Mémoire » n°14, 1992, pp. 43-60.

25

Stéphane Yerasimos et Turgul Artunkal, “La Turquie : permanences géopolitiques et stratégies nouvelles vers le Proche et le Moyen-Orient”, Hérodote, 2/3ème trimestre 1983, pp. 253-281.

29 l‟Euphrate26

. Le débit et la qualité des eaux en aval s‟en trouvent affectés et la Turquie peut à tout moment, en fermant ses barrages, couper l‟approvisionnement en eau de l‟Irak et de la Syrie. Cette arme est à double tranchant puisque cette mesure serait considérée comme un casus belli par l‟Irak et surtout par la Syrie, principale concernée puisque son approvisionnement en eau provient quasi exclusivement de l‟Euphrate. Mais il n‟en reste pas moins que la Turquie dispose là d‟une arme économique et politique de tout premier ordre. Typiquement, la Turquie rencontre régulièrement quelques « difficultés techniques » concernant l‟écoulement des eaux ou doit remplir des barrages. L‟aide apportée par la Syrie au PKK s‟arrête alors (généralement temporairement) et l‟eau coule de nouveau !

L‟Iran serait a priori le partenaire indiqué de la Turquie dans la région absence de contentieux majeur, affinités potentielles entre ces deux pays musulmans mais non arabes, et absence de rancœurs historiques puisque les Iraniens ne faisaient pas partie de l‟Empire ottoman. Les deux pays avaient amorcé un rapprochement, datant d‟avant la Seconde Guerre mondiale, qui avait abouti dans les années soixante à la formation d‟un axe turco-iranien soutenu par les États- Unis. La révolution islamique et l‟opposition idéologique engendrée par cette révolution ont remis en cause cette bonne entente. L‟Iran reste, du point de vue turc, une puissance régionale déstabilisante, au moins par son soutien à des mouvements terroristes et islamistes. Inversement pour Téhéran, la Turquie reste le « pion des États-Unis dans la région ».

Avec Bagdad, malgré l‟existence de contentieux (une certaine opposition idéologique, un contentieux sur le partage des eaux et peut-être quelques doutes en Irak sur la réelle renonciation de la Turquie aux territoires de Mossoul et Kirkouk), les relations s‟étaient développées notamment dans le domaine économique à partir des années 70. Mais la guerre du Golfe est venue jeter le trouble dans cette entente. Depuis 1991, Ankara a œuvré avec constance et insistance pour la levée des sanctions économiques pesant sur ce pays et, surtout, pour la réouverture du pipeline reliant les deux pays. Enfin, les relations de la Turquie avec ses trois voisins du sud-est sont, depuis l‟effondrement de l‟Empire ottoman, empoisonnées par la question kurde.

Sur son flanc nord, l‟Empire ottoman a longtemps fait face à un unique et puissant voisin, la Russie. Les guerres entre l‟Empire ottoman et la Russie se comptent par dizaines. La transformation de l‟empire tsariste en une URSS n‟a en rien changé cette situation géopolitique et

26

Sur la question de l‟eau dans la région et le projet GAP, voir par exemple Natasha Beschorner, “Le rôle de l‟eau dans la politique régionale de la Turquie”, Monde arabe - Maghreb - Machrek, n°138, octobre-décembre 1992, pp. 48-63 ; Bernadette d‟Armaillé, “L‟eau : un levier de puissance pour la Turquie”, Stratégique, n°55 (3), 1992, pp. 163-176 ; Joyce R. Starr, “Water Wars”, Foreign Policy, n°82, printemps 1991, pp. 17-36 ; Turkish Daily News, 25/7/92 supplément “GAP”.

30 la menace n‟a donc pas diminué pour Ankara. Elle a même au contraire amplifié puisque Moscou s‟est également alliée avec plusieurs pays à l‟ouest de l‟Anatolie. La Turquie faisait ainsi face à l‟ex-pacte de Varsovie sur trois fronts : en Thrace (269 km de frontière commune avec la Bulgarie) ; en mer Noire où l‟escadra soviétique comptait une cinquantaine de bâtiments de surface et 25 sous-marins ; et à la frontière nord-est (619 km de frontière commune avec le Caucase). L‟effondrement de l‟Union soviétique et du monde communiste en tant qu‟entité géopolitique a certes fait disparaître cette menace frontale et massive mais s‟y est substituée une menace plus diffuse et donc plus difficile à parer, potentiellement déstabilisante puisque le sang a coulé aux frontières de la Turquie.

Enfin, à l‟ouest, les tensions multiformes et persistantes avec la Grèce et les manœuvres antiturques d‟Athènes (au sein de l‟Union européenne, dans les Balkans et au Moyen-Orient) font de ce pays, pourtant un allié au sein l‟OTAN, un des facteurs de déstabilisation les plus importants pour Ankara. Quant au sud, les débordements des conflits du Proche Orient en Méditerranée orientale sont doublés d‟une question chypriote centrale dans le politique de défense turque.

On comprend donc aisément que les Turcs vivent avec un complexe d‟encerclement, élément non pas central et permanent dans la politique de sécurité turque mais influent et récurrent au gré de l‟évolution du contexte stratégique. La Turquie souffre de plus d‟un « syndrome de Sèvres » (dépècement du pays) qui n‟est pas sans répercussion sur ses relations avec ses voisins ou encore sur la réponse des autorités au mouvement kurde. Le contrôle des détroits ou cette position géographique entre différents sous-ensembles régionaux sont certes des éléments essentiels de la puissance turque, et par conséquent des atouts négociables et négociés dans ses relations avec les Occidentaux (la « rente stratégique »), mais ils représentent également une menace pour la Turquie. La possession des détroits a ainsi longtemps attisé la convoitise du grand voisin russe.

La Turquie a donc cherché, depuis sa création, à entretenir une imposante force armée. Le total des forces armées en 1994/95 était de 503 800 hommes. Il s‟agit, du point de vue des effectifs, de la deuxième armée de l‟OTAN (après les États-Unis). Toutefois, outre la multiplicité des fronts et des menaces potentielles, ce nombre important s‟explique également par le rôle de « police intérieure » de l‟armée. Un tiers des effectifs de l‟armée serait mobilisé par le conflit avec le PKK kurde. L‟armée de terre se subdivise en trois grandes régions : la première armée est située en Thrace, dans les détroits et la péninsule de Kocaeli ; la deuxième armée est localisée dans le sud- est de l‟Anatolie (donc vis-à-vis du Moyen-Orient) ; et la troisième armée est à l‟est (front caucasien). Une quatrième armée, regroupant des centres et unités d‟entraînement, est située sur la

31 côte égéenne. Cette quatrième armée, également appelée « armée égéenne », n‟est pas incluse dans l‟OTAN. Créée en 1975 en pleine crise chypriote, elle est destinée à parer ou prévenir toute escalade militaire avec la Grèce.

Une industrie d‟armement a été mise sur pied durant l‟embargo américain (1975-1978) mais, dix ans après, les équipements de l‟armée turque restaient d‟une génération en retard et la Turquie doit toujours acquérir auprès de ses partenaires un matériel important. En 1986, la Turquie a engagé un vaste programme (pour une valeur de 10 milliards de dollars) de modernisation de ses équipements et de son industrie militaire, programme dont l‟application a connu quelques aléas mais dont l‟objectif demeure27. L‟armée turque dispose aujourd‟hui de 200 F-16 modernisés et d‟un

millier de chars28. La participation de la Turquie à l‟OTAN se concrétise par la présence permanente en Turquie d‟environ 4000 soldats américains29

stationnés sur une vingtaine de bases (centres de renseignement électronique, de surveillance des activités navales et aériennes en mer Noire, de détection de lancement de missiles, de détection d‟explosion nucléaire par ondes sismique, bases aériennes, etc.).

1.1.3. Nouveaux défis, nouveaux atouts : la politique extérieure turque depuis 1990