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Les grandes orientations de la politique étrangère turque

1.3.4. Qui gouverne ? L’omniprésence de l’armée

Dès la constitution de la Turquie moderne par Mustafa Kemal, le système était biaisé. Celui - ci a donné la priorité à la laïcité et à l‟occidentalisation au dépend de la démocratie, jugée dangereuse dans un pays où la population, encore très empreinte d‟un traditionalisme islamique, risquait de porter l‟islam au pouvoir. De fait, lorsque la démocratie fut introduite en Turquie après la mort du despote éclairé (élections libres de 1950), l‟islam retrouva immédiatement une place dans la vie publique. Mais si Atatürk avait fort bien su dirigé le pays dans une voie aujourd‟hui acceptée par tous, et l‟idolâtrie démesurée dont il jouit dans le pays en une illustration, ce système d‟imposition des bonnes réformes face aux mauvaises tendances du peuple était appelé à disparaître avec le développement économique ou l‟instruction publique censés mener le peuple vers la bonne voie. Or, le moins que l‟on puisse dire, est que la démocratie a progressé de façon plutôt lente et chaotique. Et les régulières interventions de l‟armée n‟y sont pas étrangères. Elles remettent en cause la légitimité des instances élues et interrompent un processus démocratique certes troublé par la montée du terrorisme ou de partis extrémistes, mais en réelle gestation.

L‟armée reste omniprésente face au pouvoir civil et est intervenue militairement à trois reprises dans la vie publique (1960, 1971 et 1980)89. Se présentant comme la gardienne de la démocratie, de l‟intégrité territoriale et des valeurs kémalistes, elle intervient à chaque fois qu‟elle juge l‟un de ces principes en danger, et redonne le pouvoir au civil après avoir épuré la société de ses éléments dangereux. La constitution de 1982, mise au point par les militaires, ainsi que les lois et décrets votés par le régime militaire après le coup d‟État de septembre 1980, sont toujours en vigueur. Ces textes illustrent leur conception de la république et du rôle de l‟armée dans celle-ci. La première phrase du préambule de cette constitution est d‟ailleurs éloquente :

« A la suite des opérations menées par l‟armée turque le 12 septembre 1980, en réponse à un appel de la Nation Turque, dont elle forme une partie inséparable, à une époque où l‟approche d‟une guerre civile sanglante, destructive et séparatiste sans précédent dans la période républicaine menaça it l‟intégrité de la Nation »

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Ces trois interventions étaient différentes dans leur nature comme dans leurs motifs. Voir Feroz Ahmad, The Making of

64 Quant au texte de la constitution, celui-ci sous-entend bien que l‟armée est le gendarme du régime civil. Les droits et libertés y sont limités par les « impératifs de sécurité et la défense de l‟intégrité du territoire ». Les dirigeants des différents partis au pouvoir depuis 1983 ont bien à diverses reprises, notamment sous pression de l‟U.E., promis de réformer cette constitution mais jusqu‟à présent ces promesses n‟ont pas été tenues90. L‟instrument de l‟ingérence du militaire dans

le politique est le Conseil de Sécurité Nationale (Milli Güvenlik Kurulu). Créé après le coup d‟État de 1960 et réorganisé par la constitution de 1982, le Conseil de Sécurité Nationale est composé du Président de la République, du Premier ministre, du ministre de la Défense, du ministre de l‟Intérieur, du ministre des Affaires Étrangères, du chef d‟état-major général et des commandants de l‟armée de terre, de l‟air, de la marine et de la gendarmerie. Rien d‟important ne se décide sans l‟accord de ce conseil. Officiellement, son rôle n‟est que consultatif : « Le Conseil des ministres accordera une attention prioritaire aux décisions du Conseil de Sécurité Nationale concernant les mesures qu‟il estime nécessaire pour préserver l‟indépendance et l‟existence de l‟État » (extrait de l‟article 118 de la constitution). Dans la pratique, aucun gouvernement depuis 1993 n‟a ignoré ces « conseils ».

De cette mission de lutte pour préserver l‟existence de l‟État, l‟armée turque tire un grand pouvoir. Elle donne ses directives aux civils et intervient même directement dans les affaires étrangères de l‟État. C‟est ainsi l‟armée qui a initié la coopération militaire avec Israël en 1995/96 (et l‟a ensuite imposée au gouvernement Erbakan). C‟est également l‟armée qui prend toutes les décisions concernant le conflit dans le sud-est anatolien, y inclus les éventuelles incursions en territoire irakien. Cette lutte contre le « terrorisme kurde » a d‟ailleurs permis à l‟armée d‟étendre ses pouvoirs au sein de l‟exécutif turc. Il en va de même pour la montée de l‟islamisme qui, ces dernières années, a nourri les ingérences de l‟armée dans les affaires civiles du pays. Au nom de ces deux combats, jugés essentiels pour la survie de l‟État, elle intervient de plus en plus souvent. Cette omniprésence de l‟armée dans la direction des affaires civiles de l‟État s‟est brillamment illustrée par l‟éviction en douceur, mais fermement, du Premier ministre Erbakan.

Le coup d‟État “mou” des militaires :

Les écarts politiques de la société civile turque (montée d‟un extrémisme de droite, de gauche ou islamiste) avaient justifié les précédentes interventions militaires. L‟arrivée au pouvoir du Refah a rapidement suscité une riposte de l‟armée. En février 1997, le Conseil National de Sécurité a soumis au gouvernement, et rendu publique, une série de mesures anti-islamiques. Parmi

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Ces réformes étaient soutenues principalement par le SHP, partenaire minoritaire de la coalition au pouvoir d‟octobre 1991 à juillet 1993. Celui-ci n‟a jamais pu imposer son programme à l‟aile conservatrice du DYP et le soutien des députés du SHP au gouvernement s‟est en conséquence érodé.

65 ces 18 « recommandations », figuraient la demande de l‟extension de l‟instruction publique obligatoire à 8 ans afin de limiter l‟influence des écoles religieuses91

et l‟imposition de sévères mesures à l‟encontre des organisations et associations islamiques. Ces recommandations étaient accompagnées d‟une mise en garde, stipulant que leur non respect engendrerait des « réactions». Face à ce qui ressemblait fort à un ultimatum, le Premier ministre Erbakan a temporisé mais a rapidement été rappelé à l‟ordre par l‟armée qui a lancé la seconde phase de son « offensive laïque ». En mai, le procureur a entamé une procédure judiciaire auprès de la Cour constitutionnelle réclamant la dissolution du Refah, accusé de véhiculer des idées antirépublicaines. Parallèlement, le DYP, effrayé par ce bras de force et les conséquences possibles des réticences d‟Erbakan a menacé de se retirer de la coalition si les 18 mesures n‟étaient pas appliquées sur le champ. En juin, le Premier ministre Erbakan était acculé à la démissio n. Six mois plus tard, en janvier 1998, la Cour constitutionnelle a rendu son verdict : le Refah est dissous et Necmettin Erbakan, charismatique leader et fondateur du parti92, ainsi que trois autres dirigeants du

Refah, déchus de leur statut parlementaire et interdit de participation à un parti politique pendant

cinq ans.

L‟armée dispose d‟un autre moyen de pression, informelle mais efficace : entretenir les spéculations sur un possible coup d‟État. Ses reproches et conseils adressés au gouvernement prennent alors une toute autre signification. Ainsi, en janvier 1997, durant le ramadan, le maire islamiste de la banlieue de Sincan à Ankara décide de commémorer la « journée de Jérusalem » et invite l‟ambassadeur d‟Iran. Outrée d‟un tel affront, l‟armée envoie immédiatement trente chars encercler le quartier. La rumeur d‟un possible coup d‟État se répand sur le champ et le maire incriminé modifie tout aussi prestement son discours93. D‟autre part, par l‟intermédiaire de ses communiqués de presse, l‟armée critique l‟action du gouvernement, dispense publiquement ses conseils, formule ses critiques et... met en garde le gouvernement. Ainsi, en mars 1998, le Premier ministre Mesut Yılmaz déclare ne pas avoir mandaté l‟armée pour combattre l‟islamisme et accuse les généraux de tenter d‟obtenir des gains politiques via cette lutte. Le 20 mars, dans une déclaration lourde de menaces, l‟armée rétorque que « personne ne peut mettre en doute le bien- fondé de la lutte de l‟armée contre l‟islamisme ». Deux jours plus tard, M. Yılmaz se rétracte et déclare que l‟armée a un rôle à jouer dans la lutte contre l‟islamisme !

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L‟instruction primaire obligatoire était d‟une durée de 5 ans. Porter à 8 ans cette durée permettra de limiter l‟inf luence des écoles religieuses où entrent de nombreux jeunes, leur éducation publique et laïque achevée. La loi a été adoptée à l‟été 1997 par le gouvernement Yılmaz, successeur d‟Erbakan.

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Erbakan est le vétéran du mouvement islamiste en Turquie, fondateur du Refah après son retour d‟exil consécutif au coup d‟État de 1980. Il avait également présidé à la création des deux partis islamistes précédents, le Parti de l‟ordre national et le Parti du salut national, dissous respectivement en 1971 et 1980 par le s militaires.

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66 Dans la pratique, l‟armée est donc omniprésente dans la vie politique et si elle ne dirige pas directement le pays, elle est un acteur politique de premier plan. Elle est également un acteur économique de poids par l‟intermédiaire des Oyak, gigantesques complexes militaro-industriels présents dans de multiples domaines (automobile, bâtiment, finance, agro-alimentaire). Enfin, en grande partie résultat d‟un attachement sans borne de la société à l‟État et à son bras armée, l‟armée dispose d‟une légitimité incontestée aux yeux de la population. Personne n‟ira contester le prestige et l‟autorité de l‟uniforme. En d‟autres termes, si l‟armée se présente comme la garante du système et des principes kémalistes, c‟est aussi un rôle que l‟on attend d‟elle94

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Toutefois, en assurant ce rôle, l‟armée pousse la société civile à l‟inertie. Celle-ci n‟a alors plus besoin de veiller au respect des règles démocratiques puisque l‟armée s‟en charge. D‟autre part, ses interventions minent la légitimité de l‟État95. Ce pouvoir discrétionnaire qu‟elle s‟est

arrogée de juger de ce qui est bien ou non pour le pays s‟applique au mépris des règles démocratiques les plus élémentaires (et au mépris des vœux de l‟électorat qui avait voté à hauteur de 21% pour le Refah).

Des failles apparaissent toutefois dans la fermeté de la position de l‟armée dans la politique turque. Ainsi lors de la guerre du Golfe, le Président Özal avait, contre l‟avis de l‟état-major, décidé de s‟engager aux côtés des Américains. Le chef d‟état-major de l‟époque avait alors démissionné et le Président Özal, qui, aux termes de la constitution nomme le chef d‟état-major, avait imposé son choix aux militaires, une première dans les annales de l‟histoire de la Turquie. Plus récemment, Mesut Yılmaz a multiplié les déclarations contre l‟ingérence de l‟armée dans les affaires publiques. Trois mois après une première mise au pas (mars 1998), les ministres du gouvernement Yılmaz ont boycotté la réunion organisée par l‟armée destinée à mettre au point un plan anti-islamiste. Le mois suivant le Vice-Premier ministre, Bülent Ecevit, a repris le flambeau et critiqué les initiatives anti-islamiques de l‟armée. Si ce bras de fer est inégal, il n‟en illustre pas moins l‟existence d‟une lutte, celle des civils pour contrôler les affaires... civiles. Enfin, les dirigeants politiques peuvent, officieusement ou non, prendre des initiatives allant à l‟encontre des directives de l‟armée. Ainsi alors que le charismatique leader islamique Fethullah Gülen est

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Selon une petite enquête réalisée par Nilüfer Narli à Istanbul en août 1994 (250 personnes interrogées), l‟institution à laquelle les Turcs font le plus confiance est l‟armée, perçue comme la gardienne de l a démocratie et de la laïcité. Nilüfer Narli, “Turkey‟s Cultural Identity and its Integration with the European Community: Common and Divergent Dimensions”, Turkish Review of Balkan Studies, n°3, 1996/97, p. 53.

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Voir par exemple, Ahmed Kemal, “Military Rule and the Future of Democracy in Turkey”, Merip Report, Washington, n°122, mars-avril 1984 ; Semih Vaner (dir.), Modernisation autoritaire en Turquie et en Iran, Paris, L‟Harmattan, 1991 ; Michel Bozdemir, “Autoritarisme militaire et démocratie en Turquie”, Esprit, n°6, janvier 1984.

67 officiellement sur la liste noire de l‟armée, il n‟en est pas moins soutenu assez ouvertement par le Président Demirel comme il l‟était par son prédécesseur Turgut Özal96

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