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Nationalismes, identités nationales et antiturquisme

2.1.7. Le nationalisme roumain

Érigée en Principautés unies en 1861, la Roumanie, à l‟époque composée de la Valachie et de la province moldave à l‟ouest du Prut, a, elle, à un moment de son histoire, réalisé ses ambitions territoriales : la Grande Roumanie de l‟entre-deux guerre regroupait en effet, autour du noyau valache et moldave, la Bessarabie, la Transylvanie et le sud de la Dobroudja, c‟est-à-dire les trois zones où les revendications roumaines étaient contestées par ses voisins hongrois, russes ou bulgares. Ces revendications s‟appuyaient sur une présence de populations roumaines sur ces terres ou sur une présupposée présence historique de la civilisation et de la population roumaine. Ce mythe des « terres perdues » alimenta toute une mythologie nationaliste au XIXe siècle, accompagnée des non moins habituels houleux débats sur l‟antériorité de la présence roumaine et discours politiques enflammés qui mobilisèrent d‟autant plus facilement l‟élite, voire les masses, que les Roumains sous domination hongroise (Transylvanie) subissaient diverses discriminations et que les Russes tentaient, depuis le début du siècle, d‟étendre leur contrôle sur les « terres roumaines » (Bessarabie). La reconquête de ces territoires devint donc l‟objectif prioritaire du nationalisme roumain émergeant. Réalisée en 1918, elle conforta les Roumains dans la légitimité de leurs revendications puisque cette légitimité leur était reconnue. La perte de ces territoires à l‟issue de la Seconde Guerre mondiale fut donc d‟autant plus douloureuse.

Un traumatisme profond émergea de ce démantèlement de la Grande Roumanie et fut à l‟origine d‟un nouvel irrédentisme, toujours très vivace. Officiellement non formulées, ces revendications sont explicitement exprimées dans les demandes insistantes de Bucarest, depuis 1991, de dénonciation du pacte Molotov-Ribbentrop (août 1939) qui, dans ses clauses secrètes,

211

Marin Pundeff, “Bulgarian Nationalism”, in Peter Sugar, Ivo Lederer (ed.), Nationalism in Eastern Europe, Washington, University of Washington Press, 1969, pp. 97-98.

112 prévoyait la cession de la Bessarabie et de la Bukovine à l‟URSS. Cette exigence est naturellement rejetée par les pays concernés (Russie, Ukraine, Moldavie) qui n‟ont aucun intérêt à remettre en cause leurs frontières ou leur existence en tant qu‟État indépendant (Moldavie)213

. La Roumanie a finalement signé le traité bilatéral avec l‟Ukraine en 1997 sous pression des Occidentaux214

.

Enfin, le démantèlement de la Grande Roumanie à l‟issue de la Seconde Guerre mondiale a aussi été vécu comme une trahison de la part des Européens qui auraient lâchement abandonné leurs frères roumains aux mains des Russes215. Accrochés depuis le XIXe siècle à leur européanité, les Roumains ne comprennent pas que ce sentiment ne soit pas partagé par les Européens et que ces derniers n‟en tirent pas les conséquences qui s‟imposent, à savoir une indéfectible alliance avec le peuple frère. L‟appartenance pleine et entière des Roumains au monde européen n‟est ni discutée ni discutable en Roumanie. Elle est même revendiquée comme un dû216. Historiquement et culturellement européens, les Roumains seraient aux avant-postes de la civilisation européenne et auraient joué un rôle de défense séculaire de l‟Europe contre les « barbares » turcs, russes ou hongrois. Ce sacrifice du peuple roumain pour sauver l‟Europe rend, bien sûr, d‟autant plus amère la « trahison » des Européens. La latinité du pays serait l‟expression de cette européanité. Affirmée et façonnée au XIXe siècle (latinisation de la langue et unification des différents dialectes sur ce critère217), cette latinité souligne non seulement le caractère européen du peuple roumain mais également la brillante culture (romaine) dont les Roumains auraient hérité. Cette origine latine a ensuite été combinée avec une origine dace voire une origine thraco-dacienne. Les Thraces sont parmi les plus anciens habitants de la péninsule et, surtout, ils ont résisté à toute tentative d‟invasion et bénéficient donc d‟un prestige plus solide218

. Quant à la continuité avec le peuple dace, elle fut affirmée malgré un déficit flagrant d‟éléments scientifiques permettant d‟étayer cette

212

Ibid., p. 149.

213

La légitimité juridique des clauses secrètes du pacte Molotov-Ribbentrop signé en août 1939 entre l‟Allemagne nazie et l‟URSS est certes discutable, mais les frontières actuelles (en partie résultat de cet accord) furen t juridiquement entérinées par le traité de paix de février 1947 et à la conférence d‟Helsinki en 1975. Sur le conflit entre la Roumanie et la Russie/URSS pour la possession de ces terres, voir Nicholas Dima, Bessarabia and Bucovina : The Soviet-Romanian

Territorial Dispute, New York, Boulder, 1994.

214

Le traité bilatéral avec la République Moldova n‟a toujours pas été signé et le traité d‟avril 1991 avec l‟URSS, signé à une époque où les liens communistes subsistaient a été dénoncé en octobre de la même ann ée. Aucun nouveau traité n‟a été signé.

215

Cette idée, toujours répandue parmi la population roumaine, fait fi de l‟engagement de la Roumanie aux côtés des Allemands durant la guerre et donc de sa situation de vaincue, entachée de surcroît par l‟image d‟un pays fasciste durant l‟entre-deux guerre.

216

Alexandra Laignel-Lavastine, “Le poids du nationalisme dans la transition roumaine”, L‟Autre Europe, n°24-25, 1992, p. 120.

217

Claude Karnoouth, L‟invention du peuple. Chroniques de Roumanie, Paris, Arcantère, 1990, p. 95.

218

Les Thraces se seraient installés dans les régions aujourd‟hui roumaines vers le XIIe siècle avant J.C. avant de laisser place aux Scythes (VIIIe siècle avant J.C.) et aux Celtes (Ve siècle avant J.C). La puissance des Daces semble s‟être développée à partir du IIe siècle avant J.C. L‟apogée du royaume dace se situe vers les années 50 -100 (règne de Burebista). Les troupes romaines de Trajan ont écrasé le royaume dace vers l‟an 110. Rome s‟est retirée en 270 après avoir installé quelques colons dans la région.

113 thèse. Ni la langue ni la culture des Daces ne sont en effet réellement connues. Historiens et ethnologues roumains durent alors faire preuve d‟une grande ingéniosité (et de beaucoup d‟imagination) pour apporter la nécessaire caution scientifique à la cause nationale. L‟étude des coutumes du peuple (rites et traditions populaires) fut mise à profit pour prouver la pérennité de la culture du peuple à travers les âges (telle était ainsi très officiellement la mission des culturnics219). Elle servit d‟autre part, tout comme l‟étude des supposées affinités linguistiques, non seulement à affirmer une légitimité historique et culturelle sur un territoire, mais aussi à unifier les populations de l‟État220

.

Enfin, ces glorieuses origines permettent de mettre en avant une continuité de peuplement depuis le XVe siècle avant J.C. L‟ancienneté de la nation roumaine est ainsi « prouvée » (et quel que soit l‟anachronisme de la notion de « nation »), et c‟est bardée de ces arguments que la Roumanie aborde la querelle du premier occupant qui l‟oppose aux Hongrois à propos de la Transylvanie.

Cette émulation nationale a, d‟autre part, conduit, ici comme ailleurs, à quelques exagérations : les origines de l‟homme et de ses civilisations se trouveraient en Roumanie, les ancêtres des Roumains auraient civilisé le monde entier, etc. Les multiples invasions et dominations étrangères du sol roumain (russe, turque, hongroise) ont par ailleurs alimenté un doute sur la pureté de la race roumaine, doute qui ne peut que provoquer une surenchère de la part des Roumains qui insistent alors sur la supériorité de la culture roumaine qui leur aurait permis de résister à toute ces tentatives d‟anéantissement et d‟assimilation. Enfin, seul un miracle divin (encore un peuple élu de Dieu !) peut expliquer la survie du peuple roumain dans cet univers agressif et barbare221.

Ces frustrations et cet irrédentisme latent font l‟objet d‟une récupération par les politiques, prompts à user de ce moyen facile de justification des problèmes économiques et sociaux. Le régime communiste de Roumanie avait déjà largement puisé dans ce terreau nationaliste pour asseoir un régime fortement contesté et avait érigé le « communisme nationaliste » en dogme222.

219

Créés au début des années 1920, les culturnics étaient des ethnologues et sociologues dont la mission était de cautionner l‟idéologie de la politique officielle. Voir James Ermatinger, “CeauĢecu‟s Nationalism : Ancient Dacian Translated into Modern Romanian”, in Richard Frucht (ed.), Labyrinth of Nationalism, Complexity of Diplomacy. Essays

in Honor of Charles and Barbara Jelavich, Columbus (Ohio), Slavica Publishers, 1992, p. 183.

220

Claude Karnoouth, op. cit., pp. 139-145.

221

Ligia Livadă, “Le passé et l‟étranger dans les livres scolaires d‟histoire des Roumains (deuxième moitié du XIXe siècle)”, Revue des Études Sud-Est Européennes, Vol. XXXIII, n°1-2, janvier-juin 1995, p. 29.

222

Ce « nationalisme de pouvoir » semble avoir débuté avec l‟éviction des « moscoutaires » en 1953. Il pourrait avoir été rendu nécessaire par la faiblesse du Parti communiste en Roumanie et la haine contre les Russes. Les dirigeants roumains auraient alors joué sur la fibre nationaliste pour asseoir leur pouvoir et lui donner un semblant de légitimité populaire.

114 Toutefois, enchaîné par une domination soviétique bien réelle malgré l‟exception roumaine, le régime communiste avait occulté de son discours nationaliste ce qui aurait pu et dû en être le thème central : la reconquête des territoires perdus de Bessarabie et de Bukovine. En revanche, le nationalisme de CeauĢescu avait repris de nombreux thèmes classiques de la rhétorique nationaliste roumaine : phobie du complot et cinquième colonne hongroise, antisémitisme, ancrage historique lointain et manipulation abusive de l‟histoire à des fins politiques.

La Roumanie est aujourd‟hui le pays d‟Europe orientale où l‟extrême droite est la plus puissante (mouvements Vatra Romanesca, Romania Mare, PUNR, Parti de l‟union nationale des Roumains, etc.)223. Les autorités elles-mêmes ne dédaignent pas agiter le spectre du révisionnisme en Transylvanie afin d‟affermir leur pouvoir et de renforcer leur popularité. Les événements de Tîrgu-MureĢ en mars 1990224 semblent ainsi avoir été téléguidés par Bucarest. Plongé dans une grave crise économique et sociale, il importait de détourner l‟attention de la population en lui désignant des coupables (les Hongrois). Le Président Iliescu avait, à cette occasion, prononcé un discours dont le thème central était le danger magyar et, tout comme le Premier ministre de l‟époque Petre Roman dont les discours étaient encore plus enflammés, il semble avoir cherché à se faire une virginité politique en utilisant – et exacerbant – la phobie antihongroise225.

Les Roumains peinent à surmonter ce complexe d‟encerclement que des siècles de luttes contre les Hongrois, les Russes ou les Turcs ont façonné. Entourée d‟ennemis, la Roumanie voit son seul salut dans une alliance avec les Occidentaux. La candidature de la Roumanie à l‟Otan procède de cette préoccupation. Là encore, la Roumanie, « fidèle alliée et bouclier de la civilisation occidentale à l‟est depuis des siècles », ne comprend pas le rejet de sa candidature et, surtout, ne peut l‟accepter alors que la Hongrie se voit, elle, bénéficier du label occidental. La Roumanie serait-elle de nouveau abandonnée comme à Yalta ? La phobie de la conspiration internationale resurgit à cette occasion alors que le supposé irrédentisme magyar fait l‟objet d‟une dénonciation quasi générale et que le Diktat de Vienne (1940) ou le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie en 1918 sont pompeusement célébrés, alimentant ces représentations affect ives traumatisantes226.

Les Soviétiques, conscients que le minimum de popularité requis pour maintenir le régime communiste n‟était pas acquis, auraient laissé faire, tout en gardant le contrôle du pays en sous main. L‟éviction des moscoutaires en 1953, pourtant agents de Moscou, n‟avait provoqué aucune réaction de la part de l‟URSS.

223

Sur ces différents mouvements, voir Alexandra Laignel-Lavastine, op. cit., pp. 123-132.

224

Sur ces événements, voir Vladimir Socor, “Forces of Old Resurface in Romania : The Ethnic Clashes in Tîrgu- Mures”, Report on Eastern Europe, Vol. 1, n°15, 3 avril 1990, pp. 36-43.

225

Alexandra Laignel-Lavastine, op. cit., pp. 112-114.

226

115

2.2.C

ARACTERISTIQUES GENERALES ET FORMES D

EXPRESSION DE CES

NATIONALISMES

* Le concept des frontières dites naturelles reste flou. Il repose souvent sur une idée de la

collectivité nationale, une collectivité personnifiée voire d‟origine divine227. Il n‟y a pas réellement eu de débat ou, en tout état de cause, pas dans les mêmes proportions qu‟en Europe occidentale, sur les critères physiques ou géographiques et donc éminemment naturels de ces frontières (à compter que l‟on s‟accorde sur le choix et la pertinence des critères : fleuves, montagnes, etc.). Et si les nationalismes balkaniques se définissent spatialement, c‟est dans l‟ancrage historique ou culturel sur le territoire que se sont constitués les mythes nationaux et les revendications consécutives.

Deux grands principes sous-tendent les revendications territoriales :

- Le pays des aïeux : les frontières revendiquées comme historiques sont fréquemment calquées sur celles d‟un grand empire du passé, référence à une réalité incontestable puisque ayant existé mais aussi mythifiée par des schémas d‟identification construits au XIXe siècle. Le mythe de la Grande Bordurie228 est ainsi devenu, au XIXe siècle, le socle de tous les projets irrédentistes des pays de la région. Il allie nostalgie des terres perdues et d‟une civilisation perçue comme brillante, et argument de la primauté historique. De l‟ensemble des pays de la région, seule la Turquie, et à l‟exception des mouvances islamistes et nationalistes, n‟a pas la nostalgie de son empire. C‟est sur un rejet de l‟héritage de cet empire que la Turquie kémaliste a fondé son identité.

- Le principe de « tous les Bordures dans un même pays » ou l‟argument démographique, celui-ci ayant donné lieu à de nombreuses batailles de chiffres. A coups de statistiques et estimations diverses, les peuples de la région ont confronté leurs aspirations « légitimes » à la possession d‟une terre. Ces controverses ont été d‟autant plus âpres que, dans les Balkans, les ethnies ne sont pas clairement identifiées (Macédoniens), les frontières entre différentes ethnies/religions sont floues voire impossibles à tracer étant donné leur imbrication comme l‟a démontré récemment le cas de la Bosnie-Herzégovine. Enfin, l‟argument du nombre peut être entre contradiction avec l‟argument historique.

* Il n‟y a pas eu d‟éveil national dans les Balkans au XIXe siècle mais une construction des identités et des consciences nationales par les États. La formation d‟une langue standard fut la première étape de cette construction identitaire. Elle permit, dans un deuxième temps, d‟affirmer

227

Voir par exemple Ivan ĥoloviĤ pour le cas de la Serbie, “Des tombeaux pour frontières”, Transeuropéennes, n°5, hiver 1994/95, p. 55.

116 une légitimité politique et servit a l‟élaboration d‟identifications plus ou moins douteuses puisque basées sur des aires linguistiques définies sur des parentés linguistiques contestables et en fonction de revendications territoriales. Érigées en signe incontestable de l‟appartenance à la nation, les langues deviennent alors l‟objet de querelles scientifiques sans fin entre scientifiques de tous bords. Mais, dans ce contexte, ces querelles linguistiques prennent l‟aspect d‟une lutte pour la survie de la nation ou l‟indivisibilité de son territoire. Les affinités linguistiques revendiquées valident ou invalident en effet la revendication territoriale. Tout locuteur d‟une autre langue est considéré comme un traître potentiel car il véhicule une identité différente et peut alors servir de prétexte aux revendications de l‟État voisin. Enfin, l‟édification d‟une langue standard et sa diffusion sur l‟ensemble du territoire par l‟intermédiaire des écoles, a parallèlement desservi les desseins politiques d‟homogénéisation des États.

Si l‟élaboration d‟une langue standard, et la diffusion de cette langue sur le territoire, n‟est pas une particularité des nationalismes ou des nations balkaniques, la propension à utiliser – et la peur de voir l‟autre utiliser – les langues comme arguments d‟une quelconque légitimité territoriale ou politique, restent une particularité des Balkans. Elles relèvent là encore d‟un sentiment d‟insécurité et d‟une immaturité des identités nationales.

* L‟histoire est ensuite appelée à démontrer l‟unicité dans le temps de la communauté. Le recours à l‟histoire doit permettre d‟affirmer la pérennité de la présence du peuple-nation sur la terre qu‟il occupe et l‟éclat de sa civilisation.

* La querelle du premier occupant : le privilège octroyé au premier venu, les autres étant vus comme des intrus, a naturellement provoqué une querelle du premier occupant. Ainsi, en Transylvanie, les Roumains soutiennent être les premiers installés puisque les Hongrois n‟ont émigré dans la région qu‟au VIIe siècle ; les Hongrois prétendent, eux, que la région n‟était pas habité à leur arrivée. Au Kosovo, les Serbes soutiennent avoir trouvé la région inhabitée à leur arrivée et les Albanais, soutenant être les descendants des Illyriens, y être présents des siècles avant les Serbes.

* Le culte des héros du passé : un noble peuple doit avoir de nobles ancêtres. Tous les pays de la région se sont donc trouvé quelques gloires « nationales ». Ils ont notamment mythifié les représentants des grandes dynasties du Moyen Âge et les leaders de la guerre contre les Turcs ou de la lutte pour l‟indépendance au XIXe siècle : Skănderbeg pour les Albanais, Dušan et Saint Sava pour les Serbes, Simeon et Samuel pour les Bulgares, Etienne le Grand pour les Roumains, etc.

228

117 Même la Macédoine, dernière arrivée sur la scène balkanique a dû ou voulu récupérer quelques gloires du passé (empire de Samuel). Grandes batailles et grands empires du passé étant finalement peu nombreux, cette nécessaire affirmation d‟un glorieux passé national a donné lieu à quelques querelles sur la filiation de certaines de ces gloires d‟antan. Ainsi Alexandre le Grand, Cyrille et Méthode, l‟Empire de Samuel, l‟héritage des Thaces, ou encore le révolutionnaire macédonien Goce DelĦev sont revendiqués par les uns et les autres dans une guerre de mémoire où l‟existence même des nations semblent en jeu.

* L‟ancrage dans un passé lointain : l‟ancienneté d‟un peuple est également perçu et érigé

en “label de qualité”. Dans cette course aux ancêtres, les Albanais, supposés descendants des Illyriens, les Roumains, supposés descendants des Daces et des Romains, et les Grecs, supposés descendants des Grecs antiques, possèdent de meilleurs cartes que les Slaves et le s Turcs. Cette quête d‟un ancrage historique lointain s‟effectue parfois au prix de tortueuses affiliations historico- territoriales.

* Ainsi en est-il de l‟approche par le substrat (cf. note 137) ou de la continuité de peuplement : dans cette optique, nombreux peuples émigrés, et notamment les Slaves et les Turcs, intrus et parvenus dans la région, ont été amenés à revendiquer l‟héritage culturel de peuples disparus. Au nom d‟une continuité de peuplement qui reposerait sur la transmission d‟un patrimoine culturel, voire de traits biologiques, entre peuples envahisseurs et peuples assimilés, les nouveaux arrivants seraient les descendants et les héritiers des précédents occupants du territoire. Les Turcs se sont ainsi trouvés de dignes ancêtres en les Hittites, les Bulgares en les Thraces, et les Roumains en les Daces et les Thraces. De fait, les Grecs, en se présentant comme les héritiers d‟une culture supérieure et antérieure à l‟arrivée de tous ces « barbares », ont partiellement motivé et provoqué ces réactions.

* La nécessaire caution scientifique : Histoire, toponymie, onomastique, archéologie et

linguistique, sont abondamment utilisés pour donner une caution scientifique à cette antériorité historique mise en avant. Les linguistes albanais sont ainsi priés de rechercher les similitudes entre la langue illyrienne (que l‟on ne connaît pas) et l‟albanais, et les linguistes macédoniens les différences (peu nombreuses) entre le macédonien et le bulgare. Les rivalités gréco-macédoniennes se sont illustrées par la découverte du présumé tombeau de Philippe de Macédoine en 1977 et, plus récemment, en 1995, par la prétendue découverte du tombeau d‟Alexandre en Égypte. La Grèce avait alors vivement mis en garde les Macédoniens, « usurpateurs de l‟histoire grecque », contre

118 l‟envoi d‟une délégation macédonienne sur les lieux229

. Depuis 1991, les Grecs multiplient les expositions sur la civilisation d‟Alexandre le Grand et le caractère helléniste de cette civilisation230

.

* Interprétation et réinterprétation de l‟histoire : les historiens se sont plus souvent érigés,

consciemment ou non, en défenseur de la patrie et de la cause nationale plutôt qu‟en serviteurs de la science. Sélection des faits et présentation tendancieuse de ceux-ci, voire falsification, ne sont pas rares. Ils visent à cautionner les mythes politiques constitutifs de la nation : ancienneté du