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Les grandes orientations de la politique étrangère turque

1.3.2. L’islam et la laïcité turque

Depuis les réformes de Mustafa Kemal, la Turquie a résolument opté pour la laïcité. Les kémalistes ont supprimé le Califat en 1924, interdit les confréries en 1925, remplacé l‟alphabet arabe par l‟alphabet latin en 1928, prohibé le port du vêtement religieux et doté le pays d‟une constitution pleinement laïque75. Cette sécularisation forcée de l‟État s‟est traduite par une subordination de la religion à l‟État qui, par l‟intermédiaire du ministère des Affaires Religieuses (Diyanet), gère les mausolées et les mosquées, nomme les chefs de prière, les prédicateurs, les muftis et autres hommes de religion.

Deux « communautés », n‟ayant apparemment rien en commun, la communauté alevî et l‟armée, se présentent comme de fidèles défenseurs de cette laïcité kémaliste. L‟alévisme est apparenté au chi‟isme car il y a une déification d‟Ali (cousin et gendre du prophète) mais il s‟est en fait progressivement éloigné du chi‟isme iranien (dans ses dogmes comme dans ses pratiques rituelles). Les Alévî, que l‟on ne trouve qu‟au sein des communautés turque et kurde, représentent 20 à 25 % de la population de la Turquie et restent très attachés à une laïcité qui, d‟une part les protège d‟un intégrisme sunnite, et d‟autre part est en accord avec leurs aspirations76

. Quant à l‟armée, elle se présente comme la fidèle gardienne du dogme kémaliste en général et du dogme kémaliste de la laïcité en particulier.

L‟islamisme s‟exprime en Turquie principalement par l‟intermédiaire d‟un parti politique, le Parti de la prospérité (Refah Partisi), héritier du Parti du salut national dissout en 1980, et par l‟intermédiaire de confréries, mal connues du fait de leur semi-clandestinité mais bien implantées et disposant de réseaux très structurés. Nourri par son opposition aux réformes d‟Atatürk, l‟islamisme a fait preuve depuis les années cinquante de renaissances cycliques. Dans la pratique,

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Sur les détails de cette laïcisation, voir Bernard Lewis, Islam et laïcité, la naissance de la Turquie moderne, Paris, Fayard, 1988.

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Sur les Alévî, voir par exemple Altan Gökalp, Têtes rouges et bouches noires, Paris, Société d‟ethnographie, 1980 ; Jean François Bayard, “La question alevi dans la Turquie moderne”, in Olivier Carré (dir.), L‟islam et l‟État dans le

monde d‟aujourd‟hui, Paris, PUF, 1982, pp. 109-120 ; Altan Gökalp, “Les alevî”, in Stéphane Yerasimos (dir.), Les Turcs. Orient et Occident, islam et laïcité, Paris, Autrement, « Monde » (n°76), 1994, pp. 112-125.

57 les islamistes ont créé des réseaux qui tendent à occuper des pans entiers de la vie sociale (foyers pour étudiants, pour chômeurs, etc.) et ils interviennent dans le domaine publique (publication de revues, organisation de cours d‟arabe, etc.). Depuis 1980, cet islamisme s‟est fait plus actif et militant. La simple revendication du droit à la pratique religieuse est doublée d‟une campagne idéologique récupérant le thème anti-impérialiste et les thèmes sociaux. Aux élections municipales de mars 1994, le Refah a remporté 26 villes dont Istanbul et Ankara et aux élections législatives de décembre 1995, il a recueilli 21,3% des voix et 158 sièges à l‟Assemblée nationale (sur 550).

Différentes raisons expliquent ce regain d‟islamisme :

- L‟influence de l‟Iran et d‟une manière générale la montée d‟un islam radical dans les autres pays musulmans. S‟il ne faut exagérer le rôle de l‟Iran dans cette montée de l‟islamisme, Téhéran a mené une grande campagne médiatique contre la Turquie, « pays déculturé par sa laïcisation et son européanisation » et dispose sur place de relais (fondations et publications) destinés à propager son message et son idéologie.

- L‟implantation en Turquie de banques saoudiennes, grands bailleurs de fonds des fondations islamiques. L‟Arabie saoudite est soupçonnée de financer le Refah.

- La pénétration du modèle occidental a forcément créé une crise d‟identité, crise d‟autant plus forte que la Turquie n‟est pas acceptée par cette civilisation prise pour modèle (rej et de l‟adhésion de la Turquie à l‟U.E.). Cette crise d‟identité a nourri l‟élaboration puis la diffusion d‟une « synthèse turco-islamique » qui réhabilite le passé musulman et ottoman des Turcs dans l‟histoire et dans l‟identité nationales. Les Turcs peuvent alors honorer leur propre culture, glorieuse et originale synthèse entre l‟islam et la turcité77

.

- L‟exode rural a amené dans les villes des populations empreintes de traditions et donc de traditions religieuses. Les banlieues immenses de gecekondu78 sont un terreau extrêmement fertile pour les islamistes. Confrontées au chômage, à l‟humiliation de vivre dans des conditions dégradantes, à l‟effondrement de leurs espoirs de migrants et à une crise d‟identité due au décalage entre traditions villageoises et nouveaux modes de vie urbains, ces populations se replient sur leurs traditions et, parce que désœuvrés, sont sensibles aux démarches que les islamistes (et eux seuls ?) effectuent auprès d‟elles. Le Refah récupère ainsi une contestation socio-économique qu‟il transforme en contestation religieuse. Il s‟est doté d‟un réseau de relais locaux dans les grandes villes qui lui permet de facilement véhiculer ses messages79.

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Sur la synthèse turco-islamique, cf. infra, chapitre « Nationalismes, identités nationales et antiturquisme ».

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Littéralement « construit en une nuit » : habitations en dure, construites illégalement dans les banlieues des grandes villes dans une anarchie urbaine complète. A chaque élection, de nouveaux quartiers de gecekondu sont légalisés.

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Sur cet aspect de la politique du Refah, voir RuĢen Çakır, “La ville, piège ou tremplin pour les islamistes turcs ?”,

58 - Enfin, le seul canal d‟opposition reste la religion. Faute d‟une alternative crédible à gauche et d‟une véritable liberté syndicale, l‟intégrisme musulman devient le porte-drapeau des laissés pour comptes. Les thèmes développés par le Refah lors des campagnes électorales viennent le prouver si besoin était : lutte contre le chômage et les inégalités sociales, baisse des impôts, lutte contre la corruption, promesse d‟un gouvernement propre et d‟un pain à bon marché.

- Ce mouvement n‟aurait toutefois pas pu voir le jour sans la bienveillance des autorités. C‟est le pouvoir militaire qui a quasiment officialisé la synthèse turco-islamique et rendu obligatoire l‟enseignement religieux dans les écoles80

, enseignement qui semble toutefois plus, au vu des manuels utilisés, du ressort de la morale publique que de la religion stricto

sensu. Avec ces mesures, les militaires ont probablement cherché à récupérer un électorat

populaire. Au début des années 80, l‟islam était considéré, avec la bénédiction voire l‟encouragement des États-Unis, comme un excellent contrepoids au communisme.

Quelles sont la portée et les formes de ce retour ?

Les confréries et le Refah ont aujourd‟hui investi le terrain politique et social. L‟ensemble des partis, institutions publiques et associations non gouvernementales sont noyautés par les islamistes, à l‟exception de l‟armée mais au prix de purges régulières. La référence identitaire à l‟islam ou l‟islamisme a également une influence grandissante dans le monde des affaires. Le MÜSIAD, créé en 1990, est une association d‟hommes d‟affaires se réclamant de l‟islam. Elle regroupe principalement de très dynamiques PME implantées en Anatolie centrale mais aussi de grands holdings tels que Ihlas Holding ou Kombassan Holding. Le MÜSIAD revendique plus de 3000 adhérents81. Enfin, les banques islamiques, qui proposent des prêts sans intérêt, sont de plus en plus nombreuses et prospères.

Mais du point de vue politique, la mouvance islamique et islamiste est éclatée. Toutes les confréries ne jouent pas un rôle politique et, lorsqu‟elles sont engagées politiquement, ce n‟est pas forcément aux côtés du Refah. Ces confréries travaillent les systèmes des partis politiques conservateurs. Les Nakşibendi soutiennent le Refah mais aussi l‟ANAP (Parti de la mère patrie de l‟ancien Président Özal, aujourd‟hui dirigé par Mesut Yılmaz). L‟ANAP a d‟ailleurs été un des promoteurs de la synthèse turco-islamique. Les Süleymancı ont infiltré les mouvements panturcs et nationalistes. Les Nurcu, résolument modernistes, cherchent à combiner islam, libéralisme

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Cette mesure est inscrite dans le Constitution de 1983 dans son article 24.

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59 économique et progrès et ils sont plutôt proches du DYP de Tansu Çiller82. Enfin, au sein même du seul parti ouvertement islamiste, le Refah, une scission apparaît entre réformateurs, sous la direction du très populaire maire d‟Istanbul Recep Tayyip Erdoğan, et anciens (Necmettin Erbakan).

La confrérie Nurcu abrite une autre mouvance, celle de Fethullah Gülen, Hoca très populaire en Turquie. Les Fethullahcı prônent un islam qui se veut moderne et occidental. Ils ne rejettent ni l‟État ni l‟Europe, ni les valeurs occidentales et démocratiques. Fethullah Gülen dirige aujourd‟hui un puissant et influent empire regroupant de très nombreuses – et réputées – écoles (une cinquantaine en Turquie et environ 200 à l‟étranger), des entreprises, des médias (et notamment le quotidien Zaman) et un réseau associatif. Ce vaste empire serait financé par des hommes d‟affaires anatoliens et d‟anciens élèves83. L‟islam modéré et moderne des Fethullahcı a remporté l‟adhésion

de nombreux intellectuels, hommes d‟affaires et dirigeants politiques. D‟autres, au contraire, mettent en garde contre la montée de toute forme d‟islamisme ou d‟expression publique de l‟islam et soulignent que Fethullah Gülen ne prend aucune position claire sur des questions comme le rôle de la femme dans la société, les Kurdes ou les Alevî. Ils s‟inquiètent de cette formation d‟une élite islamique et s‟interrogent sur les motifs de cette démarche84

. Les Fethullahcı figurent d‟ailleurs dans la liste des organisations islamistes à combattre mise au point par l‟armée en février 1997.

Toutes ces formations musulmanes sont compromises avec le régime kémaliste. Elles soutiennent un parti conservateur ou ont participé à la vie publique dans le cadre de ce régime républicain (Refah). De leurs côtés, les dirigeants turcs « laïcs » (notamment Turgut Özal de l‟ANAP et Tansu Çiller du DYP) se sont fait les complices d‟une infiltration de l‟islamisme au sein de l‟appareil de l‟État.

L‟islam en Turquie se présente donc plutôt comme une mouvance multiforme aux influences variées sur la vie publique. Entre un islam populaire (Refah), intellectuel et progressiste (Fethullahcı), des regroupements culturels (confréries et Fethullahcı) mais qui ont une influence sur la gestion des affaires publiques, des regroupements économiques parfois opposés à ces derniers (MÜSIAD opposé à Fethullah Gülen) ou des regroupements explicitement politiques

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Sur l‟ensemble de cette mouvance islamiste et ses liens politiques, voir, RuĢen Çakır, Ayet ve Slogan, Türkiye‟de

İslami Oluşumlar, Istanbul, Metis, 1990 ; Ural Manço, “Confréries et politique en Turquie moderne”, Conférence du

CERI, 26 avril 1994 ; RuĢen Çakır, “La mobilisation islamique en Turquie”, Esprit, août-septembre 1992, pp. 130-142.

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La possibilité d‟un financement occulte par les États-Unis n‟est toutefois pas exclue (et souvent dénoncée). Ceux-ci pourraient voir en cet islam modéré un excellent contrepoids face à un islamisme plus extrém iste (et généralement teinté d‟antiaméricanisme).

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Sur ce débat, voir par exemple, les échanges de vues entre plusieurs intellectuels turcs dans Cumhuriyet et Zaman en août 1995.

60 (Refah), l‟islam turc présente un visage complexe où les influences et les liens réciproques entre milieux politiques et religieux sont nombreux. Une catégorisation n‟est donc pas réellement possible, les uns entretenant plusieurs affiliations politiques ou en changeant (Nakşibendi partagés entre le Refah et l‟ANAP), les autres présentant un visage à la fois populiste et progressiste (c‟est le cas du Refah)85. L‟affirmation d‟une identité musulmane en Turquie est un phénomène aussi bien populaire qu‟intellectuel et, dans ce dernier cas, il est porteur d‟une convergence entre islam et modernité. C‟est un élément de la recomposition du système politique et social de la Turquie, et via la synthèse turco-islamique, un élément de la redéfinition de l‟identité nationale. Reste à savoir quelles formes prendra dans le futur cette réintégration de l‟élément musulman dans la vie publique et intellectuelle du pays. Car, outre sa rhétorique sociale, le Refah a un projet politique et il ne s‟en cache pas. Il prône ouvertement le respect des traditions musulmanes (jusqu‟où ?) et tient un discours antioccidental voire de tendance antirépublicaine. Les manifestations violentes d‟extrémisme religieux, rares jusqu‟à présent, se sont d‟autre part multipliées depuis 1991/92. La communauté alevî est également la cible de ces attaques. Le 2 juillet 1993, à Sivas, des manifestants islamistes ont mis le feu à l‟hôtel où séjournait des écrivains et intellectuels réunis pour un festival alevî. 37 personnes ont péri dans cet incendie. En mars 1995, des individus ont ouvert le feu sur des cafés fréquentés par les Alevî à Gazi dans la banlieue d‟Istanbul86.

Le kémalisme laïc reste cependant très populaire et il n‟y a pas de retour à la Chariat possible. Ces manifestations – violentes ou « électorales » – de l‟islam ne sont que l‟expression de mécontentements. Les succès du Refah, tout comme ceux des mouvements d‟extrême droite en Europe de l‟Ouest, sont le produit d‟une crise (économique et politique), ce qui ne retire rien à la menace qu‟il fait peser sur la démocratie en Turquie, bien au contraire, mais permet de comprendre sur quel terrain la lutte contre ce parti doit se situer : le terrain social.

Le Refah forme, depuis les élections législatives de décembre 1995, un groupe parlementaire important à l‟Assemblée nationale. En juin 1996, il formait une coalition avec le DYP (Parti de la juste voie) de Mme Tansu Çiller, et Necmettin Erbakan prenait la tête du gouvernement.