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L’alliance turco-américaine : confrontation et convergence des intérêts nationau

Les grandes orientations de la politique étrangère turque

1.2.1. L’alliance turco-américaine : confrontation et convergence des intérêts nationau

L‟URSS n‟est plus. Délivrés de cette immense menace qui planait, ou semblait planer, sur l‟avenir du « monde libre », les dirigeants américains relativisent l‟intérêt du verrou turc. Celui-ci reste cependant essentiel face aux débordements d‟autres zones instables et notamment, bien sûr, du Moyen-Orient. L‟influence de la Turquie en Asie centrale, au Caucase et dans les Balkans est par ailleurs jugée précieuse par Washington.

Sur l‟ensemble des régions en partie dégagées de la mainmise de Moscou depuis 1991 et où la Turquie a déployé une vaste offensive diplomatique et économique, les positions de Wa shington et d‟Ankara, a priori, convergent :

- Dans les Balkans, les deux pays apportent un soutien militaire et politique à l‟Albanie, à la Macédoine et aux musulmans de Bosnie-Herzégovine. Les Américains ont en partie délégué à la Turquie la réalisation de leur programme d‟entraînement des troupes albanaises et bosniaques. Les diplomaties turque et américaine dans la région font l‟objet, si ce n‟est d‟une coopération, d‟une certaine intelligence.

- Les États-Unis accordent une grande importance au maintien d‟un minimum de stabilité en mer Noire. Certes, ils ne souhaitent prendre aucun engagement dans cette zone à risques, et les pays du pourtour de la mer Noire sont exclus de la prochaine vague d‟élargissement de l‟OTAN, mais ils cherchent très clairement à y assurer leur présence. Les bâtiments américains sont très actifs en mer Noire depuis quelques années et de nombreux exercices militaires multilatéraux y ont été organisés dans le cadre du Partenariat pour la Paix. - En Asie centrale et au Caucase, les États-Unis prônent le développement de l‟influence de

la Turquie et de son modèle laïc pour contrer la montée de l‟islamisme et le jeu de l‟Iran. - Aux marches du Moyen-Orient, la Turquie reste un pilier de la stratégie américaine. Qu‟il

s‟agisse de soutenir les régimes modérés de la région, de contenir l‟Iran ou de maintenir sa surveillance de l‟Irak, les États-Unis comptent sur la Turquie et sur ses bases situées dans le sud-est anatolien. Les raids menés à partir de la base d‟Ġncirlik durant et depuis la guerre du Golfe ou l‟opération « Provide Confort » illustrent bien cette contribution de l‟allié turc aussi bien à des missions de surveillance qu‟à des missions militaires ou humanitaires. Les récents accords de coopération militaire entre la Turquie et Israël entrent également dans la ligne politique américaine et Washington a chapeauté la mise en place de cette alliance. Parallèlement, la Turquie, seule capable de fournir en eau les pays de la région, pourrait

38 aussi lever un des obstacles au règlement du conflit isaélo-arabe, si tant est que les pays arabo-musulmans la laisse user de cet atout35.

La Turquie est-elle destinée à devenir le pilier de « l‟empire musulman américain » comme le soutiennent plusieurs analystes36? Encore faudrait-il que cet empire en soit réellement un ! Les divergences d‟objectifs et d‟intérêts politiques entre les pays musulmans alliés de Washington, sans compter les divergences politico-théologiques, hypothèquent en effet toutes possibilités d‟utiliser la religion musulmane comme ciment politique. Ce sont les intérêts politiques nationaux de l‟Égypte, de l‟Arabie saoudite ou du Pakistan qui sous-tendent leur coopération avec les États- Unis, et ces pays ne se regroupent aucunement autour de cette alliance. Faudrait-il également que la Turquie ait une influence dans ce monde musulman. En Asie centrale, la pertinence et l‟impact réel de son « modèle laïc » sont limités. Du point de vue politique et économique, son offensive dans la région se heurte à l‟influence, encore bien réelle, de Moscou et à son incapacité à massivement investir dans la région. Au Moyen-Orient, la Turquie est en butte avec l‟islam teinté d‟arabisme prôné par certains pays et son long alignement sur la politique américaine lui a plutôt aliéné les pays de la région. Enfin, de façon générale, sa laïcité l‟exclut plutôt du monde musulman. Jusqu‟au milieu des années 70, c‟est surtout sur une alliance de pays musulmans non arabes (Turquie, Iran, Pakistan) que reposait la politique américaine. Ankara a d‟ailleurs conservé de bonnes relations avec le Pakistan. Si les grands pays arabes alliés des États-Unis (Égypte, Arabie saoudite) ont admis que la Turquie pouvait efficacement contribuer au containment de l‟URSS ou de la Russie au Moyen-Orient, ils ont rechigné à la voir assurer un rôle dans la défense de la région. En juin 1997, à l‟instigation de l‟ancien Premier ministre Erbakan, une alliance économique a été mise sur pied entre huit pays musulmans en voie de développement (D8). Mais ce groupe, qui officiellement s‟inspire du G7, reste un regroupement très informel et, surtout, il ne comprend qu‟un seul pays arabe, l‟Égypte37

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D‟autre part, si les États-Unis et la Turquie ont une vision générale commune des grands impératifs stratégiques dans ces régions (lutter contre l‟islamisme, verrouiller la puissance russe, assurer l‟approvisionnement en pétrole), cette vision générale commune cache mal de nombreuses divergences d‟intérêts et d‟objectifs. Ces divergences sont, pour le moins, source de frictions entre les deux alliés et, pour autant discret que soit le dialogue entre Washington et Ankara, le malaise et l‟irritation ont été perceptibles à de nombreuses reprises. Au Moyen-Orient, Ankara demande avec insistance la levée de l‟embargo contre l‟Irak qui était, avant la guerre du Golfe, un partenaire

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La proposition de l‟ancien Président Turgut Özal de construire des « pipelines de la paix » pour irriguer les pays de la région (y inclus Israël) avait provoqué une levée de boucliers dans la région.

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39 commercial important. Cet embargo, et notamment la fermeture du pipeline entre les deux pays, aurait déjà coûté à la Turquie, selon les estimations officielles du gouvernement, plus de 30 milliards de dollars38. Après de longues et insistantes démarches auprès du gouvernement américain, le pipeline a finalement été rouvert en décembre 1996 mais il ne fonctionne qu‟à 1/5ème

de ses capacités. A terme, Ankara a également intérêt à renouer commercialement avec l‟Iran. La Turquie cherche en effet à diversifier ses sources d‟approvisionnement en énergies et la proximité de l‟Iran et les prix qu‟elle propose en font un partenaire énergétique tout indiqué. Un important contrat gazier a été signé en août 199639. Enfin, l‟opération « Provide Confort » (rebaptisée « Northern Watch » en décembre 1996), officiellement destinée à protéger les Kurdes du nord de l‟Irak, semble plutôt jouer contre les intérêts de la Turquie. Elle favorise le renforcement de l‟autonomie politique des Kurdes d‟Irak, facilite le retrait de l‟autre côté de la frontière des combattants du PKK (en l‟absence de l‟armée irakienne), et freine la normalisation des relations avec Bagdad. Le renouvellement du mandat de cette « force » (tous les six mois) fait l‟objet de houleux débats en Turquie.

La politique américaine au Caucase s‟est également longtemps trouvée en porte à faux avec celle de la Turquie. Sous pression du lobby arménien, le Congrès avait, en 1992, interdit toute aide humanitaire directe à l‟Azerbaïdjan (section 907 of the US Freedom Support Act). Enfin, le différent porte également sur la renégociation du traité sur les Forces conventionnelles en Europe (FCE). Face aux réactions russes sur l‟élargissement de l‟OTAN, Washington a accepté de renégocier les termes de ce traité, permettant à Moscou d‟augmenter ses quotas au Caucase. Il va sans dire que la Turquie s‟oppose vivement à ce déploiement de forces à ses frontières dans lequel elle voit une nouvelle menace.

Ce n‟est pas la première fois, bien sûr, que les objectifs des deux alliés sont en contradiction mais le « syndrome de la lettre Johnson » (intérêts nationaux sacrifiés lorsqu‟ils sont en contradiction avec ceux de l‟Alliance atlantique ou des États-Unis) semble connaître un certain regain en Turquie. Les litiges grèco-turcs semblant persister, les États-Unis pourraient encore se voir contraints de rechercher un délicat équilibre dans leurs positions sur la mer Égée ou Chypre. La vente de missiles russes sol-air à Chypre a, bien sûr, été vivement critiquée par les États-Unis mais ceux-ci ont également mis en garde la Turquie contre une éventuelle utilisation de la force

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Les autres membres sont la Turquie, le Bangladesh, l‟Indonésie, l‟Iran, la Malaisie, le Pakistan et le Nigeria.

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30 milliards à la mi-1997 selon le quotidien Sabah, 16/5/97.

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Notons toutefois que l‟intérêt économique (réciproque) n‟annihile en rien l‟opposition politico-religieuse entre l‟Iran et la Turquie. L‟aide apportée par l‟Iran au PKK et les critiques de l‟ambassadeur iranien à Ankara sur les orientations pro-occidentales de la Turquie ont ainsi provoqué une nouvelle crise entre les deux pays quelques mois après la signature de cet accord.

40 pour empêcher ce déploiement de missiles. Ainsi, ce qui est perçu à Athènes comme un manque de compréhension face au simple droit à la défense des Chypriotes, est perçu à Ankara comme une indifférence face à une nouvelle menace directement dirigée contre la Turquie.

Le Congrès américain, prenant acte de l‟effondrement du monde communiste et donc de la disparition de cette immense menace qui pesait sur l‟Occident et dont les États-Unis étaient, militairement et financièrement, les gestionnaires, a réorienté son budget en conséquence. Sans parler d‟isolationnisme, les crédits affectés au containment ont subi de substantielles coupes. Que ce soit dans le domaine de la propagande (Radio Free Europe) ou dans les crédits militaires ou économiques accordés, les aides financières ont été revues à la baisse40. Tout en conservant le ratio 7 pour 10 dans l‟aide militaire accordée à la Grèce et à la Turquie, le montant et le type de l‟aide militaire ont été grandement modifiés. En 1993, l‟aide militaire offerte à la Turquie (Foreign

Military Financing), d‟un montant sensiblement égal à l‟année précédente (475 millions de dollars

en 1992 contre 450 millions de dollars en 1993), d‟assistance devenait crédit, donc remboursable. En 1997, cette aide militaire n‟était plus que de 175 millions de dollars. Or, si la perception de la

menace a fortement diminué côté américain, ce n‟est pas le cas en Turquie. La menace russe reste prioritaire dans la définition de la politique de défense de la Turquie et la multiplication des conflits à l‟ouest (Balkans), au sud (Moyen-Orient) et à l‟est (Caucase), génère un regain d‟insécurité. L‟intérêt stratégique que représente la Turquie pour les États-Unis en est certes rehaussé (c‟est la « nouvelle rente stratégique » selon certains auteurs), mais la menace n‟est plus tout à fait commune (excepté pour le cas du Moyen-Orient).

D‟autre part, si la Maison Blanche est consciente de ces impératifs stratégiques, le Congrès est, lui, plus sensible à la question des droits de l‟homme et à la pression de différents lobbies antiturcs. Ainsi alors que la Maison Blanche exprime sa « compréhension » face à la répression du mouvement kurde et s‟abstient de publiquement condamner la Turquie pour ses entorses aux droits de l‟homme, de nombreux membres du Congrès, dont la liste est régulièrement publiée dans la presse turque, se montrent moins compréhensifs. Au début de l‟année 1997, le lobby grec a bloqué la livraison de 3 frégates à la Turquie et le lobby arménien à subordonné le déblocage de l‟Economic Support Fund, d‟un montant de 22 millions de dollars, à deux conditions dont une inacceptable par la Turquie : la reconnaissance du génocide arménien et l‟ouverture d‟un couloir aérien humanitaire vers l‟Arménie. En 1994, le Congrès avait déjà conditionné l‟octroi d‟une partie de l‟aide militaire au progrès des droits de l‟homme et à la résolution de la question chypriote. La pression de ces lobbies et cette vigilance sur les questions démocratiques existaient déjà avant 1991

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41 et, in fine, ces conditions sont toujours levées par le Conference Committee ou par la Maison Blanche, mais maintenant que la menace communiste a disparu et que la pertinence d‟une aide militaire à la Turquie est mise en doute par certains élus, ces oppositions s‟expriment plus ouvertement.

L‟alliance turco-américaine repose toutefois sur une équation jusqu‟à présent inchangée. Elle représente, pour la Turquie, la meilleure garantie face aux menaces auxquelles le pays doit faire face, notamment en provenance du Moyen-Orient (Syrie, Iran), mais inversement la Turquie reste pour les États-Unis un allié irremplaçable, qu‟elle soit le pilier de l‟OTAN sur les marches du Moyen-Orient, le verrou face à l‟extension de la puissance russe peut-être un jour de nouveau menaçante et en tout état de cause « à surveiller », ou le vecteur de l‟influence occidentale en Asie centrale. La Méditerranée et le Moyen-Orient restent des zones prioritaires pour la sécurité américaine et la Turquie y joue un rôle constructif. Plus récemment, les États-Unis ont modifié leur approche du Caucase et de l‟Asie centrale. Alors qu‟ils avaient laissé dans un premier temps la Russie occuper seule le terrain de ses anciennes provinces (acceptation de la « théorie de l‟étranger proche »), ils ont, en 1997, lancé une vaste offensive diplomatique tendant à affirmer leur présence politique et économique dans ces régions41. Dorénavant, les positions turques et américaines convergent dans pratiquement toutes les zones d‟influence de la Turquie.

La Turquie joue un rôle de premier plan dans le redéploiement de l‟OTAN à l‟est et dans la diffusion de la puissance américaine dans les Balkans, au Caucase et en Asie centrale. Le premi er centre d‟entraînement du Partenariat pour la Paix a ainsi été inauguré en Turquie en juin 1998. C‟est une coopération stratégique entre les États-Unis et la Turquie qui s‟affirme. Elle s‟exprime par une coopération militaire vis-à-vis du Moyen-Orient (missions de surveillance, bases logistiques, opération « Provide Comfort », soutien à l‟alliance Turquie-Israël) et une coopération politique dans l‟ensemble des zones Balkans-mer Noire-Caucase-Asie centrale, voire une coopération militaire dans la zone balkanique et pontique (entraînement des forces bosniaques en commun, présence navale en mer Noire). Les États-Unis font par ailleurs preuve d‟une certaine bienveillance vis-à-vis des intérêts de la Turquie. Washington n‟a ainsi pas sanctionné le contrat gazier conclu par la Turquie avec l‟Iran42, ou encore, se prononce en faveur de la construction d‟un pipeline acheminant le pétrole d‟Azerbaïdjan vers l‟Europe via la Turquie (terminal de Ceyhan).

L‟alliance stratégique turco-américaine semble ainsi trouver plusieurs cadres d‟expression et zones d‟application à géométrie variable et relevant d‟objectifs politiques divers. Cette alliance

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42 stratégique s‟accompagne d‟une coopération économique de plus en plus poussée. Les échanges entre les deux pays ont considérablement augmenté depuis les années 80 et encore plus depuis 1994/95, passant de 846 millions de dollars en 1980 à 3,25 milliards en 1990, 5,2 milliards en 1995 et 6,21 milliards en 199743. Cette approche n‟est pas spécifique au cas turc. Depuis plusieurs années et pour l‟ensemble de leur politique extérieure, les Américains cherchent à substituer à l‟aide militaire, une aide économique censée affermir la puissance et la stabilité politique de leurs alliés. Les États-Unis font parallèlement ouvertement campagne pour l‟intégration de la Turquie dans les structures communautaires européennes. Ils y verraient l‟économie de leur partenaire turc consolidée et estiment la contribution de la Turquie au « pilier européen de l‟OTAN » judicieuse. Isolée au sein de l‟OTAN par son rejet de l‟Europe, la Turquie voit, elle, dans le resserrement de ses liens avec Washington, un moyen de confirmer et de renforcer son ancrage à l‟Ouest, et dans les garanties apportées par l‟OTAN, le seul moyen d‟assurer une défense (et une dissuasion) efficace du pays.