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La naissance d’un nouveau concept : la « cyberdépendance »

Chapitre 4 : Débattre de l’existence de la « cyberdépendance »

4.1 La naissance d’un nouveau concept : la « cyberdépendance »

Il est pertinent de rappeler, ici, que le concept de la « cyberdépendance » est né d’une plaisanterie du psychiatre américain Ivan Goldberg à une époque où la popularité d’Internet était encore naissante. D’ailleurs, ce dernier s’étonne que sa nouvelle catégorisation ait été prise au sérieux par des chercheurs universitaires et des professionnels en santé mentale, tout en attirant l’attention de certains médias et de plusieurs internautes36. Sans appuis scientifiques et en se basant sur la prolongation fortuite de catégories existantes dans le DSM, une nouvelle porte s’entrouvrait. Un an plus tard, la psychologue clinicienne américaine Kimberly Young s’appropriait cette découverte en se désignant comme la « porteuse de dossier » et la nouvelle référence en matière de « cyberdépendance », et ce, sans attendre préalablement la constitution d’un corpus suffisant de recherches empiriques fiables portant sur les usages réels d’Internet avant d’annoncer l’existence d’une nouvelle dépendance. Connue internationalement, Young se présente ainsi comme la première cyberpsychologue au monde37. Pour plusieurs, elle est l’une des pionnières dans la construction d’un savoir relatif à la dépendance à Internet puisqu’elle a vulgarisé le concept et a tenté de définir l’objet de la dépendance en plus d’y associer des critères diagnostics38

. Chaque année, elle en fait la promotion auprès de ses collègues lors des prestigieux congrès annuels de l’Association américaine de psychologie39

. De plus, son rôle implicite de « porteuse de dossier » trouve écho au Québec et au Canada. Régulièrement, les différents acteurs des scènes publiques (scientifique, psychosociale, médiatique) font appel à sa compétence en matière de « cyberdépendance » et la citent comme étant la référence.

36 Deschryver et coll. (2005). Arène médiatique : The Globe and Mail (31 janvier 2004).

37 O’Reilly (25 juillet 2000). Arène médiatique : The Globe and Mail (23 mai 1998, 31 janvier 2004).

38 Cliche (2001); Rochon (2004); Vachon (janvier 2007). Arène médiatique : The Globe and Mail (23 mai 1998). 39 Garneau (novembre 1999b); Rochon (2004).

77 4.1.1 La naissance d’un nouveau concept : la « cyberdépendance » au Québec

Au même moment au Québec, le psychologue montréalais Jean-Pierre Rochon s’est intéressé à la dépendance à Internet et jusqu’à présent, il cumule plus d’une quinzaine d’années d’expérience d’intervention auprès d’individus dépendants. De plus, il a été marqué par une expérience personnelle de vingt-trois années de consommation de substances psychoactives; ce qui, selon lui, a permis de développer une expertise dans le domaine. Par ailleurs, il s’est, lui-même, proclamé « cyberdépendant ». Peut-être mérite-t-il d’être reconnu? Après avoir reçu des milliers de courriels d’internautes, il a pu constater, par lui-même, l’accoutumance incontrôlée de centaines de personnes à utiliser des « chatlines » 40 à toute heure du jour et de la nuit (Rochon, 2004, p. 16). Après toutes ces observations, Jean-Pierre Rochon se trouve suffisamment crédible et expérimenté pour présenter sa perception de la dépendance dans ce créneau; d’ailleurs, il est considéré comme le pionnier canadien et québécois. Sa carrière de spécialiste en « cyberdépendance » débute dans l’arène médiatique avec la parution de deux articles dans des médias francophones41

et sur le site Web « Le Psynternaute » créé en 199742. En 1999, l’hebdomadaire régional du Saguenay, le Progrès-Dimanche43 (13 juin 1999), rapportait que ce dernier aurait réalisé un traité virtuel sur la « cyberdépendance », mais nos recherches ne nous ont pas permis de le retracer. Par contre, nous avons pris connaissance de la publication du premier livre sur le sujet intitulé : « Les Accros d’Internet » (2004). Si durant une décennie il a été l’une des principales références pour les médias québécois, cette reconnaissance comme soi-disant expert ne semble pas se répandre dans les autres arènes publiques puisque dans les vingt dernières années, il n’a été cité qu’une dizaine de fois, et ce, uniquement par ses pairs québécois des arènes scientifique et psychosociale. Maintenant, jetons un coup d’œil au Canada.

40 Groupes de discussion, en temps réel, sur un canal donné ou un site Internet (Rochon, 2004, p.16).

41 Le premier fut présenté dans un quotidien à tradition nationalisme de droite soit le Journal de Montréal (14 avril 1996) avec deux millions de lecteurs en 2002. Il est intitulé « Les nouveaux drogués de l’Internet : la cyberdépendance, un phénomène qui s’accentue et qu’un psy essaie de traiter » (Rochon 2004, p. 17). Le deuxième apparait dans le journal fédéraliste Le Soleil le 28 avril 1996 « Gare à la cyberdépendance! ».

42 Son site a été visité par des personnes originaires de 38 pays (Rochon, 2004).

43 Le Progrès-Dimanche était un journal hebdomadaire québécois publié le dimanche au Saguenay. Il est la propriété du groupe Gesca. Depuis le 8 avril 2017, il est publié le samedi sous le nom du Progrès Week-end. Dans Wikipédia l’encyclopédie libre. Repéré à https://fr.wikipedia.org/wiki/Progr%C3%A8s-Dimanche

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4.1.2 La naissance d’un nouveau concept : la « cyberdépendance » au Canada

Dans le reste du Canada, il faudra attendre deux mois après la sortie médiatique québécoise, soit le 15 juin 1996, pour que deux articles soient publiés simultanément dans les arènes scientifique et médiatique mettant en avant-plan l’hypothèse d’un nouveau diagnostic au sujet d’une utilisation prétendument problématique d’Internet. Nous citons l’article signé par le médecin Michael O’Reilly et publié dans la revue scientifique le Canadian Medical Association Journal, nous informant de l’entrée officielle de l’« Internet Addiction Disorder » dans le lexique médical. Ce terme devient donc « un nouvel objet » du savoir biomédical. Le même jour, la nouvelle est reprise dans le journal anglophone national The Globe and Mail (15 juin 1996)44. On apprenait aussi, par le quotidien québécois Le Soleil (29 mai 2003)45, que depuis la deuxième moitié des années 90, le reconnu psychologue canadien R. A. Davis, de l’Université York, étudiait le phénomène. Or, sept ans plus tard, selon ce que rapporte le quotidien anglophone Vancouver Sun46 (18 novembre 2010), le psychologue clinicien Brent Conrad (Halifax, Nouvelle-Écosse) aurait été le premier expert au Canada en « cyberdépendance ». En 2005, il a créé TechAddiction, le seul centre canadien d’information et de traitement spécialisé pour la dépendance à Internet et aux jeux vidéos pour les adultes et les enfants. Pourtant, il a fallu attendre cinq ans avant que quatre médias anglophones à tradition libérale ou conservatrice47 choisissent de le citer comme étant la référence dans les programmes de traitement pour la dépendance à Internet chez les jeunes. Il ne semble pas être reconnu comme un de leur porte-parole puisqu’aucun, parmi ses pairs québécois ou canadiens dans les sphères scientifique et psychosociale, ne semble le connaitre.

44 Le quotidien canadien The Globe and Mail a le plus fort tirage au Canada. Second quotidien en importance après le Toronto

Star. Il est considéré par plusieurs comme le quotidien par excellence au Canada, bien que cet honneur soit également attribué au Toronto Star. Dans Wikipédia l’encyclopédie libre. Repéré le 25 aout 2015 à https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Globe_and_Mail

Gadd, J. (15 juin 1996). Doctors debate Internet addiction. Should webaholics seek medical help? The Globe and Mail. 45 Le journal libéral Le Soleil est un quotidien publié dans la ville de Québec (Québec). Il est également distribué dans une partie de l’Est du Québec, à Montréal, à Ottawa et en Floride. Dans Wikipédia l’encyclopédie libre. Repéré le 4 septembre 2015 à

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Soleil_(Qu%C3%A9bec). Tremblay, M.P. (29 mai 2003). Cyberdépendance, maladie ou pas?

Le Soleil.

46 Le Vancouver Sun est un quotidien conservateur canadien publié à Vancouver (Colombie-Britannique). Il est publié six fois par semaine, faisant de lui, le deuxième quotidien le plus lu de la Colombie-Britannique après The Province. Dans Wikipédia

l’encyclopédie libre. Repéré le 25 aout 2015 à https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Vancouver_Sun

47 CBC News (16 septembre 2010); CTV News (31 mars 2010); RedDeer Advocate (3 avril 2010); The Globe and Mail (23 aout 2012).

79 Depuis 1996, un nombre croissant de publications québécoises et canadiennes (scientifiques, professionnelles, médiatiques) indique l’intérêt marqué de différents acteurs concernant la relation que l’humain entretient avec la machine. Chacun des acteurs tente de définir son propre territoire en traçant ses frontières entre ce qui fait partie du problème à résoudre et ce qui en est exclu, entre ce qui est censé être connu ou non. Tous ont l’air de parler aisément de la même chose comme si l’idée d’une dépendance à Internet était facile à identifier et surtout prête à recevoir la marque ultime d’approbation du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM). Pourtant les tenants de la maladie mentale réalisent que la « cyberdépendance » s’avère être une entité psychiatrique plus complexe que prévue. D’ailleurs, en 2010, les membres experts du groupe de travail, œuvrant à l’élaboration du DSM-548, ont refusé son inclusion comme nouvelle psychopathologie49. Visiblement, l’idée d’associer dépendance et Internet divise les experts au sein de différentes sphères d’influence (psychiatrie, médecine, psychologie, travail social, sociologie, etc.), et ce, partout dans le monde. Il ne faut pas s’en étonner puisque plusieurs confrontations discursives se déroulent simultanément, s’entrecroisent et suscitent également de nombreuses controverses dans la sphère publique50.

À travers nos analyses, nous constatons que ces luttes d’influence se transposent également au Québec et au Canada à l’intérieur de différents lieux de négociation et mobilisent de nombreux acteurs quant à cet enjeu de reconnaissance. Dans ce premier chapitre d’analyse, nous exposons les débats soulevés par les acteurs québécois et canadiens autour de deux principales thèses. La première thèse expose les contre-discours minoritaires des différents acteurs sociaux qui se retrouvent dans les sphères d’influence de la science, du psychosocial et des médias, afin de faire connaitre leurs points de vue concernant l’absurdité de construire l’utilisation d’Internet comme problème public. À travers leurs revendications, nous

48 Ce comité de travail est composé de vingt-huit membres qui travaillent dès 2007 en collaboration avec cent trente membres répartis en treize groupes de travail pour chaque diagnostic du DSM ainsi qu’avec des experts clés sur le traitement psychiatrique, la recherche et l’épidémiologie. Ce grand comité est présidé par David Kupfer, professeur du département de psychiatrie au University of Pittsburgh School of Medicine, assisté de son sous-directeur Jack Regier, membre du NIMH (Bueno, 2014, p. 21).

49 Acier (2010; APA, 2010, cité dans Acier et Kern, 2011).

50 Jürgen Habermas (1962) est à l’origine de l’idée de la « sphère publique », espace neutre et libre de délibération publique des enjeux sociaux.

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comprendrons que leurs voix sont concordantes et qu’ils tentent, à leur manière, de montrer l’absence de consensus au sein de la communauté scientifique, tant au niveau des définitions, des modèles explicatifs, des critères utilisés, que du seuil clinique ou de propositions d’actions thérapeutiques. Parmi ces partisans du contre-discours, certains jugent que l’utilisation d’Internet n’est pas un problème en soi et que c’est tout simplement une nouvelle tentative de certains acteurs de s’approprier un nouveau champ d’intervention en vue de « pathologiser » des activités considérées inoffensives et normales. Par ailleurs, d’autres acteurs, plus nuancés dans leur propos, pensent qu’Internet n’est pas en cause, mais que certaines activités ou applications spécifiques pourraient devenir problématiques.

Nous retrouvons dans la deuxième thèse, une grande majorité d’experts qui soutient que l’utilisation d’Internet pourrait devenir une « potentielle forme de dépendance ». Ceux-ci s’interrogent sur les motifs, les conditions et les modalités qui font que l’expérience virtuelle pourrait devenir problématique. Ils tentent, plus spécifiquement, de déterminer le moment, l’espace où le comportement de l’utilisateur bascule du normal à l’anormal. Mais parmi les artisans qui défendent cette hypothèse, il existe plusieurs « sous-discours » entourant la problématisation de l’utilisation d’Internet.

Afin de saisir ce phénomène émergeant, nous nous inspirerons de l’histoire de la régulation sociale des dépendances en considérant la proposition de Lavigne (1978) où les discours sont divisés en catégories distinctes de courants de pensée. C’est au sein de ces courants de pensée que se sont construites les manières d’appréhender et de comprendre le phénomène des dépendances sous des formes différentes. Nous avons retenu deux courants de pensée particuliers soit : la construction moraliste et la construction biomédicale de la « cyberdépendance ». De plus, l’analyse des narratifs des divers acteurs sociaux a permis de mettre en lumière différentes controverses génératrices de ces débats à propos de ces deux thèses, et ce, dans trois sphères de débat différentes : scientifique, psychosociale et médiatique.

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4.2 Les discours minoritaires de non-reconnaissance de la « cyberdépendance »