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Les joutes propres à l’arène scientifique

Chapitre 4 : Débattre de l’existence de la « cyberdépendance »

4.2 Les discours minoritaires de non-reconnaissance de la « cyberdépendance »

4.2.1 Les joutes propres à l’arène scientifique

Nombre d’acteurs de la sphère scientifique contestent l’idée d’intégrer l’utilisation dite excessive de l’ordinateur ou d’Internet dans la famille des dépendances51. Parmi eux, certains recommandent à la communauté scientifique d’être vigilante devant ce phénomène en émergence, malgré l’absence de données épidémiologiques fiables permettant de réfuter l’existence du phénomène de « cyberdépendance »52. Ces acteurs estiment que le mouvement médiatique associant la « cyberdépendance » à une nouvelle dépendance est amplifié et exagéré, et pensent que la société n’est pas nécessairement confrontée à ce soi-disant nouveau trouble mental, car, pour eux, les faits scientifiques n’arrivent pas à montrer la gravité des conséquences liées à son utilisation et ne justifient en rien cet affolement.

Ceci dit, les propos d’autres scientifiques sont plus mitigés, car selon eux la réelle question est de déterminer : 1) si oui ou non, il y a présence d’un nouveau phénomène clinique ou 2) si Internet n’est qu’un moyen par lequel d’autres troubles mentaux préexistants s’expriment. Il semble laborieux pour la communauté scientifique de trancher et envisager la « cyberdépendance » comme étant une problématique unique comportant ses propres particularités ou, encore, de considérer Internet comme un médium utilisé pour canaliser des psychopathologies latentes53.

Pour les voix discordantes, mettre l’accent sur Internet en tant que nouvelle psychopathologie peut être trompeur. Dès les balbutiements scientifiques du concept de « cyberdépendance », deux médecins québécois et canadiens54 émettaient des

51 Blaszczynski (2006; Valleur, 2007; Wood, 2008, cités dans Acier et Kern, 2011); Bueno (2011); Fortin (2006); Garneau (1999, cité dans Pastinelli, 2003).

52 Valleur (2007, cité dans Acier et Kern, 2011); Eppright et coll. (1999, cité dans Nichols et Nicki, 2004); Wood (2008, cité dans Biron et Bourassa Dansereau, 2011; Dufour et Acier, 2011; Goyette et Nadeau, 2008).

53 Cliche (2001); Davis (2001, 2003); Landry (2001).

54 Jacques Ducharme est un chirurgien montréalais (Québec). Pour sa part, Barries McCombs est un médecin de famille canadien et directeur des services d’information médicale de l’University of Calgary (Alberta).

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bémols quant à l’intérêt de qualifier la « cyberdépendance » de dépendance telle que proposée par Young (O’Reilly, juin 1996). À ce titre, le sociologue québécois Serge Proulx (2004), spécialiste des technologies,55 laisse sous-entendre que ce type de diagnostic ne fait pas non plus consensus parmi les psychologues. De plus, ce dernier ainsi que le directeur scientifique Pierre Vaugeois56 spécialiste québécois en dépendance du Centre québécois de lutte aux dépendances sont d’avis que le psychologue américain John M. Grohol57, l’un des pionniers de la psychologie en ligne, a largement porté ce contre-discours en dénonçant les prétendus développements scientifiques qui seraient simplement un copier-coller (avec terminologie adaptée) de ce qui a déjà été publié dans d’autres domaines de la dépendance. Le psychologue Grohol soutient qu’aborder la « cyberdépendance » sous l’angle de la pathologie, c’est prononcer un faux diagnostic. D’ailleurs, il est stupéfié à l’idée que la psychologue américaine Young (1996)58

ait créé le concept de « cyberdépendance » à partir de simples impressions personnelles, de rares cas d’observation et de récits d’internautes s’estimant cyberdépendants. Généraliser après si peu, montre, d’après John M. Grohol, un manque d’exactitude scientifique et de rigueur intellectuelle. Une dissension apparait donc au sein même de la communauté des psychologues. Dès lors, nous pouvons nous interroger sur les enjeux et les intérêts sous-jacents à cette dénonciation. Sont-ils corporatistes? Réputationnels? En attaquant ainsi la crédibilité de Young, tentent-ils de la discréditer afin d’ébranler sa réputation d’experte pour imposer leurs propres représentations de ladite problématique et de se voir du même coup reconnus comme étant les « vrais » experts? Dans cette même lignée, un petit nombre d’acteurs sociaux issus du domaine de la comptabilité, de l’informatique et du commerce électronique, et peu présents dans le débat public, considère que cette idée de dépendance n’a aucun sens. Pour certains d’entre eux, c’est aussi improbable que de comparer une pomme à une orange (Computing Canada, 1998). Dans la revue scientifique Canadian Medical

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Auteur, coauteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages sur la communication, la technologie et la société.

56 Vaugeois possède un doctorat en épidémiologie, un postdoctorat en psychologie, il a étudié en toxicomanie où il œuvre depuis une vingtaine d’années. Il a fait de la recherche et de l’enseignement universitaire au Québec, en France et au Maroc. Il est l’auteur de plusieurs publications dans le domaine des dépendances.

57 Ancien président de l’International Society for Mental Health Online. Grohol (1996, cité dans Proulx, 2004; Vaugeois, 2006). 58 Cité dans Vaugeois (2006).

83 Association Journal, Collier (octobre 2009a) reprend les propos de Bell (2007)59, pour qui Internet n’est pas une activité en soi, mais un moyen de communication. Il rejette l’idée selon laquelle l’on puisse être dépendant d’Internet comme il serait saugrenu de prétendre être dépendant des ondes radio. Pour leur part, les sociologues québécois Biron et Bourassa-Dansereau (2011) et les psychologues Dufour et Acier (2010) et Goyette et Nadeau (2008) propagent le discours de Wood (2008) voulant que la « cyberdépendance » relève plutôt d’une mauvaise gestion du temps ou encore d’un passe-temps utilisé pour combler le manque d’activité.

Parmi d’autres voix discordantes mettant en doute l’existence de la « cyberdépendance », celles de la sociologue québécoise Virginie Bueno (2011) et du sociologue et travailleur social québécois Amnon J. Suissa (2007a, 2008) sont notables. Ces derniers estiment que c’est une épistémologie médicale des pratiques sociales quotidiennes qui semble s’imposer comme discours dominant (dont nous discuterons dans la partie 4.3 de ce chapitre). Selon eux, certains groupes d’intérêt chercheraient à inscrire la « cyberdépendance » ou certaines formes d’utilisation d’Internet dans une logique de biologisation qui la transformerait en pathologie au même titre que les autres dépendances. Selon Bueno (2011), les débats entourant la reconnaissance de la dépendance à Internet comme une entité pathologique à part entière se situent à la jonction de deux tendances majeures de la modernité, soit celles de l’ascension des technologies de l’information et de la biomédicalisation des sociétés modernes. Le questionnement social sur la compréhension des transformations engendrées par Internet tend à trouver sa réponse, dans le domaine médical, par le truchement de cette nouvelle « problématique » dans le registre du DSM (p. 1). Pour se faire, elle base son analyse scientifique de la « cyberdépendance » sur la théorie de la biomédicalisation proposée par la sociologue Adèle Clarke et ses collègues (2000). Parce que s’inspirant de l’approche poststructuraliste, ce cadre théorique lui apparait plus approprié que le concept de médicalisation pour éclairer les discours et comprendre les enjeux autour de cette

59 Vaughan Bell est chercheur invité au Department of Clinical Neuroscience de l’Institute of Psychiatry du King’s College de Londres au Royaume-Uni.

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« nouvelle » entité pathologique. Cela lui permet de situer la définition de la « cyberdépendance » au sein de pratiques et de discours caractéristiques des sciences et des techniques de la société d’information (Castells, 2002) afin d’en saisir toutes les significations (cité dans Bueno, 2014, p. 30). De plus, Bueno précise que le « diagnostic de « cyberdépendance » est établi selon des composantes liées au savoir, à la technique et aux capitaux alors il devient molécularisé et technicisé » (Lambert- Chan, 2012, p. 2). Ainsi, la technoscience60 « place au centre de la définition de la « cyberdépendance » les formes matérielles, c’est-à-dire les sciences et les techniques essentielles aux pratiques de définition des pathologies » (Bueno, 2014, p. 35). Suissa (2007a, 2008) critique également le discours de médicalisation. Il fait son analyse en s’appuyant sur le phénomène de la médicalisation qui correspond essentiellement à l’extension tentaculaire de la médecine sur les problèmes sociaux, de son pouvoir, de son contrôle et de l’élargissement de ses pratiques sur la vie des gens. Il s’interroge sur la manière dont s’effectuent les passages d’une condition sociale et des comportements de dépendance à un statut de « maladie » et de « pathologie ». D’ailleurs, il n’hésite pas à utiliser le terme de « pathologisation de l’existence »61

. Or, de nos jours, a-t-on vraiment trouvé des bases idéologiques ou scientifiques à ce discours qui permettent l’actualisation de ces conditions afin de les rendre plus acceptables, voire désirables au plan social (Suissa, 2007a)? Rappelons que l’enjeu clé pour les adeptes de la médicalisation consiste à définir à quel moment l’utilisation d’Internet provoque un comportement jugé indésirable ou déviant.

En bref, deux contre-discours distinctifs se dégagent de l’arène scientifique. Le premier met en évidence un discours plus radical, émis principalement par un lot de sceptiques du domaine de la psychiatrie, de la médecine, de la psychologie et de la sociologie, qui croit que l’utilisation d’Internet n’est pas un réel problème. Leur stratégie argumentaire la plus fréquemment utilisée s’appuie sur l’absence de preuve

60 Clarke et coll. (2000) empruntent à Bruno Latour (1987) le terme « technosciences » pour désigner des activités qui vont explicitement au-delà des traditions savantes qui séparaient science (connaissances) et technologie (applications et pratiques), tant sur le plan de l’analyse que des concepts (p. 13). Les outils techniques matériels agissent dans l’espace social et ont un rôle social. Ils doivent être étudiés et considérés dans l’analyse sur le même plan que les agents non matériels et les acteurs sociaux (Latour, 1987).

85 fournie. Cette absence de preuve scientifique les rend perplexes et, devant l’ampleur du phénomène, ils ne peuvent justifier une prise de position précipitée sur l’existence ou non du phénomène. Le deuxième contre-discours, émis par des acteurs issus principalement du domaine de la psychologie, de la sociologie et des sciences de l’orientation, est plus nuancé et croit, au contraire, que la dépendance à Internet est le symptôme d’une psychopathologique sous-jacente qui pourrait dégénérer en utilisation dite excessive.