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La « cyberdépendance » : une nouvelle dépendance

Chapitre 4 : Débattre de l’existence de la « cyberdépendance »

4.3 Les discours majoritaires de reconnaissance de la « cyberdépendance »

4.3.2 La construction biomédicale de la « cyberdépendance »

4.3.2.3 La « cyberdépendance » : une maladie mentale ou un trouble mental?

4.3.2.4.1 La « cyberdépendance » : une nouvelle dépendance

Les joutes propres aux trois arènes : scientifique, psychosociale et médiatique

La conceptualisation de l’utilisation dite abusive comme une dépendance semble être celle qui est la plus répandue. Cette construction est à ce point répandue que le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec reconnait la problématique de « cyberdépendance » dans son programme « Dépendances », depuis

143 Cité dans Bueno (2014).

144 Dufour et coll. (janvier 2013); Landry (2001); TechAddiction (2005). 145 Collier (27 octobre 2009a); Landry (2001).

117 2004146. D’ailleurs, plusieurs acteurs dans l’arène scientifique et psychosociale abondent dans le même sens et sont d’avis que la « cyberdépendance » doit être reconnue « officiellement » comme une dépendance au même titre que les autres dépendances147. Pour ce faire, des acteurs de ces deux sphères publiques utiliseront les conférences et les formations, comme stratégie de légitimation, pour transmettre leur construction de ladite problématique. Dans cette veine, des conférences destinées aux intervenants sociaux ou scientifiques œuvrant dans le domaine des dépendances ont été présentées lors de colloques scientifiques ou professionnels, depuis 1996 au Canada et au Québec. Quelques conférences de ce genre ont été répertoriées dans notre matériel empirique. À Edmonton, le thème de la « cyberdépendance » a été abordé lors de la Professional Addiction Conference 2005 (PAC) organisée par l’Alberta Alcohol and Drug Abuse Commission (AADAC) (Townsend, 2007-2008).

Dans la province du Québec, au 26e colloque annuel de l’Association des intervenants en toxicomanie du Québec (AITQ) en 1998, le psychologue Jean-Pierre Rochon a été le premier, à notre connaissance, à prononcer une conférence sur ce sujet (octobre 1998). Par ailleurs, l’Association des intervenants en toxicomanie du Québec (AITQ) a été un pilier important dans le domaine des dépendances, en ce sens que cette organisation tenait annuellement un colloque sur les dépendances148. Le thème de la « cyberdépendance » y a été abordé à quatre reprises entre 1998 et 2012. De plus, une quinzaine de conférences ont été données partout dans la province du Québec par différents acteurs de la sphère scientifique ou psychosociale (ex. psychologues, travailleurs sociaux, intervenants en toxicomanie, etc.)149. Précisons qu’au Québec, la majorité des conférences sur la « cyberdépendance » ont été prononcées par des psychologues.

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Morin (2011); Vaugeois (2006).

147 Bourque, Charrak, Petit et Labrecque (2011); Casa (2011); Laflamme (2004); Lambert-Chan (2012); Morin (2011); Rioux (2010); Taylor (2008); UMoncton (n.d.); Vaugeois (2006); Van Mourik (n.d.).

148Depuis la fin de l’année 2015, l’AITQ est devenue l’Association des intervenants en dépendance du Québec (AIDQ). Cette nouvelle organisation découle d’un rapprochement consensuel entre l’AITQ et l’Association des centres de réadaptation en dépendance du Québec (ACRDQ). Cette fusion s’inscrit dans la foulée de la réorganisation du réseau de la santé et des services sociaux et de la création des Centres intégrés de santé et services sociaux. Repéré à http://aidq.org/lassociation/message-du- president-et-de-la-directrice-generale

149 Acier (2010); Acier et coll. (novembre 2009); Biron et coll. (2010); Dufour (octobre 2003); Dufour et Acier (2010); Dufour et coll. (octobre 2012); Gagnon (juin 2012); Guinois (octobre 2003); Laflamme (mai 2011); Nadeau (2010, octobre 2012); Richard (mai 2009); Van Mourik (n.d., 2011, octobre 2012).

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De plus, deux psychologues québécoises contribuent à la diffusion des discours dominants actuels sur la « cyberdépendance » par le biais de formations destinées aux intervenants du domaine de la santé et des services sociaux150. En 2012, l’AITQ, en collaboration avec les programmes d’études en toxicomanie de l’Université de Sherbrooke (Québec), a offert une formation aux différents intervenants œuvrant dans le champ des dépendances. Cette formation a été dispensée par la psychologue québécoise Magali Dufour (mars 2012)151. Pour sa part, la psychologue Marie-Anne Sergerie a offert une activité de formation accréditée par l’Ordre des psychologues du Québec (OPQ) pour les professionnels (psychologues, psychothérapeutes et intervenants en santé mentale) sur le thème de la « cyberdépendance »152.

Un important espace médiatique (anglophone et francophone) est accordé à un groupe d’acteurs sociaux afin de disséminer ladite problématique sous l’angle du désordre de dépendance. Dans l’importante couverture médiatique réservée à ce sujet, les médias semblent reconnaitre de facto sa ressemblance avec les autres dépendances. Dans cette veine, le quotidien régional L’Acadie Nouvelle annonçait déjà en 1999 qu’« il est tout à fait possible pour l’être humain de développer toutes sortes de dépendances par rapport à bien des choses. Passer trop de temps à l’ordinateur en est une » (19 novembre, p. 1). Selon l’hebdomadaire La Nouvelle Union de Victoriaville « personne n’allait présager que ce phénomène mondial s’apparenterait, et ce, de façon fulgurante, aux addictions déjà connues » (22 juin 2011, p. 1). Notre analyse des données médiatiques nous a permis de retrouver près de deux cents articles et entrevues (181) comparant la « cyberdépendance » à une dépendance. Plus d’une centaine d’entre eux (103) ont été recensés parmi les différentes plateformes francophones et soixante-dix-huit (78) l’ont été au sein du milieu anglophone.

150 Centre québécois de documentation en toxicomanie (2012; Sergerie, 2011, cités dans Beaulieu, 2012); Gagnon (juin 2012); Nadeau et coll. (2011).

151 Cyberdépendance : quand la passion des écrans tourne à l’obsession.

152Cyberdépendance : comprendre, évaluer et intervenir auprès des personnes cyberdépendantes. Repéré à

119 À travers ce premier chapitre d’analyse, nous avons mis en relief le fait que le statut existentiel d’un phénomène problématique tel que l’utilisation dite excessive d’Internet suscite différentes rivalités. Des parties intéressées luttent pour imposer la reconnaissance de la « cyberdépendance » comme problème public, et d’autres, pour l’en empêcher. Malgré la présence de contre-discours qui tentent de montrer l’absence de problème, il nous apparait clair que l’influence et l’autorité de certains acteurs sociaux tels que les psychiatres et les psychologues contribuent à capter davantage l’attention publique et semblent orienter la construction sociale vers la médicalisation, d’où l’épithète « cyberdépendance ». Notre analyse montre la place prépondérante de l’arène médiatique comme arène de négociation. D’une part, nous avons observé une mobilisation des médias par les experts divers (psychiatres, psychologues, sociologues, etc.) dans le but d’exprimer et faire connaitre leur positionnement quant à la reconnaissance ou non de la « cyberdépendance » comme problème social dans l’ultime espoir d’attirer l’attention publique afin que leur propre version dudit problème soit retenue parmi les autres. D’autre part, les différentes plateformes médiatiques, tant anglophones que francophones, transmettent les informations relatives aux négociations en cours sur la reconnaissance de l’existence de la « cyberdépendance », mais se retrouvent souvent confinées, relayées dans leur propre arène médiatique. On peut donc dire que les médias ne servent que de relais, en quelque sorte, aux joutes discursives qui ont lieu entre les différents acteurs sociaux des arènes scientifique et psychosociale.

Malgré certains discours dominants, plusieurs interrogations quant à son effet sur la santé physique ou mentale demeurent, à tout le moins, peu concluantes. Certains groupes revendicateurs ont tout de même exhorté les instances officielles de l’Association américaine de psychiatrie (APA) de reconnaitre la « cyberdépendance » comme un problème de santé mentale et de l’inclure dans sa bible psychiatrique. Même si elle n’a pas reçu la reconnaissance officielle escomptée dans le DSM-5, elle a tout de même franchi une étape cruciale, soit l’obligation pour la communauté scientifique, dans les années à venir, de trouver un consensus pour son inclusion imminente parmi les troubles mentaux. Les débats entourant l’existence de la

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« cyberdépendance » resteront, dans un proche avenir, des plus vigoureux. Ces joutes discursives tourneront autour d’une triple interrogation : doit-on considérer la « cyberdépendance » comme un trouble psychiatrique à part entière, comme une psychopathologie sous-jacente ou comme un désordre de dépendance?

Nous constatons que la question n’est pas si simple pour les acteurs sociaux et que des discussions se poursuivront concernant sa reconnaissance. Il ne s’agit pas de la reconnaitre simplement comme trouble spécifique ou comme dépendance, d’autres enjeux s’imposent. Le prochain chapitre exposera la lutte que se livrent différents acteurs qui proposent de catégoriser la « cyberdépendance » comme un trouble impulsif ou compulsif, ou de la sous-catégoriser comme trouble du contrôle des impulsions ou comme trouble obsessionnel compulsif. D’autres débattront davantage de sa comparaison aux substances ou aux dépendances comportementales. Dans ces démêlés, les acteurs sociaux devront s’entendre sur le choix d’une terminologie appropriée pour nommer, déterminer et définir ladite problématique. Bref, l’existence d’un « problème » que l’on tend à nommer la « cyberdépendance » semble réellement admise. Au terme des débats analysés dans ce chapitre, elle semble avoir gagné, du moins, une existence conceptuelle certaine.

Le prochain chapitre fera la lumière sur la lutte des défenseurs de « l’existence de la cyberdépendance » qui chercheront à prouver son existence par le biais de sa classification.

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