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Construction des problèmes publics selon Joseph Gusfield

Chapitre 2 : Cadre théorique

2.3 Construction des problèmes publics selon Joseph Gusfield

Gusfield (1981, 2009) fait d’abord une distinction entre les problèmes publics et les problèmes privés. Tous les problèmes reliés à la sphère privée ne deviennent pas nécessairement des enjeux de conflit ou de controverse au sein des arènes publiques; lorsqu’ils le deviennent, Gusfield emploie le vocable de « problème public ». Cet auteur met également l’accent sur le processus définitionnel des problèmes, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord parce que certains problèmes, sans pour autant être directement vécus par l’ensemble des individus, attirent l’attention de l’opinion publique et sont reconnus de tous. Ensuite, l’analyse fait ressortir quel processus de mobilisation a permis que des expériences individuellement vécues deviennent des enjeux de réflexion et de protestations publiques ainsi que des ressources et des cibles pour l’action publique (Cefaï, 1996; Rinaudo, 1995). Enfin s’ajoute le fait que tous les problèmes privés ne se transforment pas nécessairement en problèmes publics puisque de nombreux faits, considérés comme problématiques, ne provoquent pas nécessairement de manifestation, de mobilisation de ressources publiques, ni même de démarche suffisamment importante pour attirer l’attention du public (Gusfield, 1981). Dans cette recherche, nous retenons la définition du

43 problème public proposée par Gusfield (1981) : un problème devient public lorsqu’il est la résultante d’un processus de sélection d’une certaine version de la réalité au sein d’une multitude de possibles et lorsqu’il fait l’objet d’une intervention de l’autorité publique pour résoudre ou diminuer ces effets. Alors que les questions, les problèmes et les enjeux sociopolitiques vont et viennent, apparaissent et disparaissent, croissent et décroissent dans l’attention publique, comment se fait-il qu’un problème émerge et gagne un statut public? Comment se fait-il qu’il s’impose comme « quelque chose à propos de quoi, quelqu’un doit faire quelque chose » pour changer la situation (Gusfield, 2009)?

La construction des problèmes publics est liée à la mobilisation d’acteurs sociaux qui perçoivent un écart entre ce qui est et ce qui devrait être. Ils se mobilisent parce qu’ils ont chacun, des définitions différentes, voire même concurrentes, de la nature du problème. Les parties engagées dans une confrontation n’ont pas le même niveau d’influence sur l’opinion publique ni le même pouvoir d’influence sur les décideurs. C’est pourquoi certains doivent déployer des efforts supplémentaires pour arriver à leurs fins. De plus, l’attention publique est une ressource rare pour les acteurs désireux de faire connaitre et reconnaitre les préjudices qu’ils condamnent ou les revendications qu’ils avancent (Cefaï, 1996). Les acteurs doivent entrer en compétition en vue d’imposer la publicisation de leur propre construction du problème public aux dépens de constructions concurrentes (Cefaï, 1996). Ainsi, une position, véhiculée par des adversaires, peut donner lieu à des contre-mouvements de protestation qui peuvent accentuer la division de l’opinion publique. Alors, les conflits entourant la formulation des définitions, la pertinence des arguments, la justification des revendications et la faisabilité des propositions s’amplifient en passant par différents acteurs sociaux pour se tailler une aire de visibilité et d’audience dans l’arène publique (Cefaï, 1996).

Les parties en présence ne détiennent pas non plus le même espace ou le même degré d’autorité pour imposer leur propre définition de la réalité d’un problème ou pour être légitimées dans le pouvoir de normaliser, de contrôler ou d’inventer des

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solutions à ce problème. La capacité de créer ou d’orienter la définition publique d’un problème se rattache à la notion de « propriété » des problèmes publics (Gusfield, 2009). Certains acteurs possèdent une meilleure crédibilité que leurs concurrents pour capter l’attention du public. Gusfield (2009) cite, en guise d’exemple, l’opinion de l’Association américaine de psychiatrie. Elle a longtemps dominé le discours portant sur l’homosexualité, notamment au niveau de son soutien ou de son opposition à la reconnaissance de l’homosexualité comme problème psychiatrique. Ce discours a été primordial dans la construction de l’opinion publique alors que l’opinion d’une Chambre de commerce sur ce même sujet n’a eu peu ou pas d’effet.

En conclusion, Spector et Kitsuse insistent sur le fait que la définition des problèmes sociaux est le « travail » de plusieurs acteurs sociaux qui œuvrent au sein de diverses étapes du processus de construction des problèmes sociaux. Quant à Gusfield, son apport théorique à notre étude se situe davantage au niveau de la capacité de ces acteurs à mobiliser l’opinion publique à l’égard d’une situation jugée problématique afin de l’imposer sur la scène publique et de la faire reconnaitre comme problème public. Plus précisément, la théorie de la construction des problèmes publics de Gusfield vient bonifier, à notre avis, notre cadre analytique nous permettant de mieux comprendre la construction sociale de la « cyberdépendance » comme problème public. Pour quels motifs, à quelles conditions et selon quelles modalités l’utilisation d’Internet pourrait-elle devenir problématique dans son utilisation dite « abusive »?

La dernière perspective retenue pour notre cadre théorique est tributaire des thèses de Spector et Kitsuse ainsi que de celles de Gusfield et se centre plus particulièrement sur une « construction » particulière des problèmes sociaux, soit leur médicalisation. Cette approche attire notre attention sur la participation marquante de la médecine et de la psychiatrie dans la redéfinition médicale des comportements de la vie quotidienne considérés comme déviants ou hors-normes. Le phénomène de la médicalisation, voire de la surmédicalisation, constitue une avenue fréquemment utilisée dans la gestion de la détresse psychosociale (Suissa, 2008, p. 74). Pour Collin

45 et Suissa (2007a), avoir recours fréquemment aux médicaments comme moyen thérapeutique « témoigne d’une façon éloquente d’une réduction du seuil de tolérance, dans nos sociétés occidentales, aux dysfonctionnements sociaux et à la souffrance psychique » (p. 28). À cet effet, la thèse de Peter Conrad et Joseph Schneider (1980) nous permet d’éclairer comment un comportement jugé indésirable, anormal, marginal ou déviant tombe sous l’emprise de la médicalisation et accède à un statut de « maladie » ou de « pathologie » afin de le rendre plus acceptable socialement.