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La « cyberdépendance » : la faute de mon cerveau ou de mon ADN?

Chapitre 4 : Débattre de l’existence de la « cyberdépendance »

4.3 Les discours majoritaires de reconnaissance de la « cyberdépendance »

4.3.2 La construction biomédicale de la « cyberdépendance »

4.3.2.2 La « cyberdépendance » : la faute de mon cerveau ou de mon ADN?

Les cliniciens et les chercheurs s’interrogent aujourd’hui sur la capacité d’Internet à envahir l’univers pulsionnel et cognitif des internautes (Nadeau, 2012). Pour plusieurs d’entre eux, la dépendance serait associée à des modifications neurochimiques et biologiques dans le cerveau (TechAddiction, 2005). Dans la lignée de l’hypothèse neurobiologique, le psychologue canadien Davis (2001)109

et la travailleuse sociale québécoise Van Mourik (2011) retiennent cette hypothèse voulant que la dopamine, ce neurotransmetteur-clé du circuit neuronal de la récompense, serait le grand responsable du développement et du maintien de la « cyberdépendance ». De plus, certaines études mesureraient le taux de dopamine à l’aide d’une imagerie cérébrale chez les utilisateurs d’Internet110

. Mais, parmi les scientifiques, quelques sceptiques ont toutefois émis des réserves. Notamment, le professeur en pharmacologie, Denis Bois de l’Université de Montréal111 et le psychiatre le Dr Elias Aboujaoude112 nous invitent à demeurer prudents face à ces études qui tendent à montrer que la dépendance est une maladie du cerveau. Aboujaoude déplore, quant à lui, le manque de données biologiques sur les effets de

109 Cité dans Cliche (2001, Rochon, 2004). 110 Lambert-Chan (2012); Rochon (2004). 111 Cité dans Rochon (2004).

112 Directeur de la Clinique des troubles du contrôle des impulsions à l’École de médecine du Standford University en Californie (cité dans Collier, 27 octobre 2009a, 2009b).

103 l’interaction homme-technologie sur le cerveau afin d’en arriver à des constats plus probants. Dans cette veine de prudence, un dossier et un article publiés, en 2012, respectivement dans le magazine d’actualités des sciences La Recherche113 et dans le bulletin Le Flyer114, montraient la journaliste scientifique Lise Barnéoud (septembre 2012) mettre en évidence que : « la dérégulation neuronale est pour l’heure impossible à démontrer dans les cas de dépendances comportementales parce que les techniques d’imagerie actuelles ne permettent pas de distinguer in vivo le réseau de neuromodulateurs situé profondément dans le cerveau » (p. 1). Seules des études sur l’animal l’autorisent. Or, s’il est facile de donner des drogues à un rat, aucun moyen n’a été trouvé pour le rendre dépendant à Internet! Pour sa part, le psychiatre Alain Morel (février 2012) estime que la découverte de l’American Society of Addiction Medicine (ASAM) montrant que la dépendance est une maladie du cerveau n’apporte rien d’innovateur, mais qu’on retrouve seulement, de la part de la communauté médicale, une nouvelle démonstration des débats et des stratégies utilisées pour prendre le leadership du domaine des dépendances depuis plus d’un siècle (p. 1). Morel (février 2012) ajoute que cette étude ne fait que raviver de vieilles querelles médicales entre la neurobiologie et la génétique qui sous-tendent l’explication du développement des dépendances; il va même jusqu’à dénoncer les motivations corporatistes et idéologiques des tenants de l’explication neurobiologique. Il sert une mise en garde sur la volonté de la directrice du National Institute on Drug Abuse (NIDA) de s’investir dans la transformation de l’ASAM afin d’en faire une société qui pèse politiquement pour parvenir à faire de l’addictologie une spécialité médicale. De plus, Morel estime que cette dernière ainsi que quelques autres tentent de promouvoir des traitements purement médicaux agissant directement sur les parties du cerveau qui, prétendent-ils, sont la source de la dépendance (p. 1). Toutefois, nous pouvons nous questionner sur les enjeux et les motivations sous-jacentes de ces

113Comment Internet modèle notre cerveau (septembre 2012). La Recherche, 467. Repéré à

http://www.larecherche.fr/savoirs/dossier/3-addiction-a-internet-existe-t-elle-01-09-2012-91548

114 Le Bulletin Le Flyer a été créé en 2000 avec pour objectif de faire face à un manque d’information scientifique et pratique sur les traitements de substitution. Le Flyer est distribué tous les trois mois à plus de 20 000 exemplaires. Récupéré à

http://www.rvh-synergie.org/prises-en-charge-des-addictions/penser-ensemble-les-prises-en-charge/produits-et-

usages/cannabis/75-addictions-penser-ensemble-les-prises-en-charge/debats-reflexions/641-laddiction-est-bien-plus-quune- maladie-du-cerveau-.html

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dénonciations. Sont-elles également corporatistes?115 Comme les acteurs sociaux qui prônent la construction moraliste de la dépendance, les promoteurs de la « dépendance-maladie » utilisent également l’argument humaniste et compassionnel pour justifier leur construction théorique. Certes, le dépendant « malade » n’est plus un pécheur — vision théologique et moraliste de la dépendance —, il devient une « victime » de son dysfonctionnement cérébral ou de sa génétique. Dans ce sens, il apparait socialement plus acceptable d’associer la « cyberdépendance » à une maladie plutôt qu’à un vice ou à un péché. Ehnrenberg (2005) semble croire le contraire puisqu’en rendant l’individu « malade », on le condamne à l’anormalité en lui insufflant un handicap.

Le Torontois Marc Lewis, professeur de psychologie développementale et spécialiste des neurosciences,116 réfute aussi la thèse de la maladie. La récente sortie de son livre-choc The Biology of Desire (2015) attise la polémique dans le monde du traitement de la toxicomanie. Ce chercheur soutient que la dépendance « s’apprend ». Selon lui, la communauté médicale accepte depuis longtemps l’idée que le cerveau humain est « plastique », qu’il change constamment117. Or, sa thèse, tout à fait étonnante, vient déboulonner bien des croyances. Contrairement à ce qui a été véhiculé, le cerveau adulte n’arrête pas de se développer. La dépendance, c’est le cerveau qui s’adapte. C’est le corps strié118

qui pousserait l’individu à poursuivre ce qu’il désire (ex. : l’utilisation d’Internet). Ce n’est pas le plaisir qui motive. Dans la dépendance, le désir prend les commandes du cerveau et cherche la récompense de

115 Le psychiatre Alain Morel est vice-président de la Fédération Française d’Addictologie et directeur général de l’association Oppelia. Oppelia est une association à but non lucratif née en 2007 qui a pour objet d’apporter une aide aux personnes et leur entourage rencontrant des difficultés psychologiques, sociales et sanitaires liées notamment à l’usage de drogues et aux addictions. En 2015, Oppelia, c’est plus de 300 salariés, plus de 10 000 personnes accueillies et 14 structures médicosociales réparties sur 11 départements. Pour l’association Oppelia, l’addiction est vue comme un phénomène multifactoriel, à la fois dans le processus qui y conduit et dans les éventuelles conséquences qu’elle provoque. Ces facteurs sont biologiques, psychiques et sociaux. Repéré à http://www.oppelia.fr/

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Radboud University de Nimègue aux Pays-Bas.

117 C’est d’ailleurs un psychiatre et psychanalyste canadien Norman Doidge qui a popularisé la notion de neuroplasticité dans son livre Les étonnants pouvoirs de transformations du cerveau. Barlow, J. (30 octobre 2015). Reprogrammer le cerveau par le désir. L’actualité Express. Repéré à http://www.lactualite.com/societe/reprogrammer-le-cerveau-par-le-desir- 2/?utm_campaign=Echobox&utm_medium=Social&utm_source=Facebook

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Le corps strié est la partie supérieure du cerveau. Son travail consiste à modeler notre comportement en fonction des récompenses. Le corps strié réagit constamment, il est sensible aux stimulations associées à une substance ou à une activité donnée. Le corps strié active des passerelles synaptiques dans le cerveau, de telle manière qu’une nouvelle configuration s’installe. À force d’être répétée, cette configuration devient profondément enracinée (Barlow, 30 octobre 2015, p. 3). Repéré à

http://www.lactualite.com/societe/reprogrammer-le-cerveau-par-le-desir- 2/?utm_campaign=Echobox&utm_medium=Social&utm_source=Facebook

105 façon exclusive, quasi automatique, sans solliciter d’autres parties du cerveau. Pour ce psychologue, la seule façon de surmonter la dépendance, c’est de reprogrammer le cerveau. Le corps strié de notre cerveau doit être allumé par d’autres objectifs stimulants, il faut introduire d’autres expériences dans sa vie, acquérir d’autres désirs qui motivent et qui peuvent assouvir (Barlow, 30 octobre 2015, p. 3).

Toutefois, sa reconnaissance en tant que maladie physique suscite plusieurs interrogations relativement aux enjeux sous-jacents et mérite qu’on s’y attarde. Comme Conrad (2005) l’avait déjà constaté, on se retrouve dans un processus de médicalisation reposant sur un complexe largement pharmaco-industriel. Le concept de médicalisation est étroitement lié à la notion de médicamentation. Pour Collin, Otero et Monnais (2006), le recours au médicament constitue un élément majeur de la médicalisation, lorsque définie comme processus d’extension du médical sur le social. Désormais, il est courant de recourir aux médicaments dans la gestion des problèmes sociaux. Nous verrons peut-être apparaitre, dans un avenir rapproché, de nouveaux médicaments favorisant la guérison de la « cyberdépendance ». Selon le psychiatre français Marc Valleur, « des recherches sur des médicaments contre les envies irrépressibles commencent à émerger »119. Dans ce cas précis, cela reviendrait à accorder beaucoup de pouvoir aux laboratoires pharmaceutiques.

Outre les joutes discursives auxquelles se livrent les acteurs scientifiques et certains acteurs de la sphère psychosociale visant à confirmer l’hypothèse neurobiologique, les médias ont également participé à l’ancrage de cette même hypothèse. Nombreux sont les médias écrits, les sites Web et les chaines télévisuelles canadiennes et québécoises qui ont porté à l’attention du public les résultats de recherches à propos de l’impact des technologies numériques sur la façon de penser et d’agir des individus et des sociétés interconnectées à l’échelle mondiale, mais encore plus nombreux sont ceux qui ont multiplié les débats entourant cet impact. C’est dans cette visée que l’émission Zone Libre de la chaine télévisuelle Radio-Canada a fait

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une place de choix, en 2003, à une étude de l’équipe du neurologue montréalais Alain Dagher120, qui concluait que le degré élevé de libération de dopamine est un facteur de risque pour le développement de la dépendance (24 janvier 2003). Cinq ans plus tard, le Winnipeg Free Press (17 mars 2008) estimait que la « cyberdépendance » pouvait être catégorisée officiellement comme une maladie du cerveau. L’hypothèse neurobiologique demeurera importante dans la construction médiatique de la « cyberdépendance » quelque dix années plus tard suite à la diffusion de cette étude montréalaise. En janvier 2012, une autre étude, menée cette fois-ci par une équipe de chercheurs chinois de l’Université Jiao Tong121

et publiée dans la revue scientifique PLOS One, capta, simultanément dans la même journée, l’attention de trois chaines télévisuelles anglophones, soient : CBC (12 janvier 2012), CTV News (12 janvier 2012) et Global News (12 janvier 2012). L’intérêt scientifique de ces chercheurs était de comprendre, à partir d’étude sur les cerveaux, les raisons qui mènent à l’impossibilité de contrôler, de réduire ou d’arrêter l’utilisation d’Internet122

. De plus, CTV News (12 janvier 2012) s’empresse de rapporter les propos — d’Henrietta Bowden-Jones, consultante en psychiatrie123 — selon lesquels cette découverte serait « révolutionnaire » (p. 1). Les résultats confirment ce que les cliniciens soupçonnaient, soit des anomalies retrouvées au cerveau, mais également des anomalies du comportement telle la « cyberdépendance ». Malgré les résultats incertains de cette étude à savoir si les changements dans les connexions de la matière blanche124 sont une cause ou une conséquence de la surexploitation de l’Internet, cette avancée suscitera l’espoir de divers chercheurs qui tentent de faire reconnaitre la dépendance à la technologie comme une maladie mentale. Au Québec, le réseau télévisuel privé TVA choisit de rapporter cette recherche dans son bulletin de nouvelles (12 janvier 2012). Quant au Huffington Post (1er décembre 2012), il reprendra cette même nouvelle plusieurs mois plus tard.

120 De l’Institut de neurologie de Montréal. 121 Lin, Zhou, Du, Qin, Zhao, Xu et Lei (2012).

122 CBC (12 janvier 2012); CTV News (12 janvier 2012); Huffington Post (1er décembre 2012); RCI (n.d.). 123 Maitre de conférence émérite à l’Imperial College de Londres.

107 Dans la même lignée, ce même quotidien soit le Huffington Post125 s’empresse de montrer dans deux articles écrits, l’un en 2012 et l’autre en 2013, comment l’accessibilité d’Internet aurait changé la façon dont nous pensons et interagissons avec les autres, à tel point que la technologie aurait « piraté » notre cerveau (Huffington Post, 11 février 2013, p. 1). D’ailleurs, The Globe and Mail (16 juillet 2010) et le portail d’actualités Sympatico (13 avril 2012) abondaient dans le même sens quelques années auparavant en rapportant les propos d’un gourou du Web, l’éditorialiste anglo-saxon le plus connu, Nicholas Carr.126

Selon ce dernier, Internet est un écosystème technologique d’interruptions — sources constantes de distraction en ligne — qui semble perturber la façon dont le cerveau traite l’information, la façon de penser et de communiquer. Pour étayer son argumentaire, Carr cite le travail en neuroscience moderne de la psychologue Patricia Greenfield127 qui conclut que l’utilisation croissante des technologies contribue à renforcer l’intelligence visuospatiale — la capacité à se souvenir du chemin emprunté dans l’espace —, mais provoque en même temps des faiblesses d’ordre supérieur dans les processus cognitifs, y compris le vocabulaire abstrait, l’attention, la réflexion, la résolution de problèmes d’induction, la pensée critique et l’imagination. Cependant, quatre médias anglophones et francophones128 ont soulevé à cinq reprises entre 2010 et 2013 que l’hypothèse, selon laquelle l’utilisation d’Internet conduit à une perte de fonctions mentales importantes, ne fît pas l’unanimité chez les chercheurs en sciences cognitives.

Toujours en 2012, deux journaux canadiens soit le Huffington Post (30 aout 2012) et The Globe and Mail (31 aout 2012) présentent, au même moment, une autre hypothèse défendue par des scientifiques allemands selon laquelle la « cyberdépendance » serait plutôt de l’ordre héréditaire et aurait des liens avec la génétique moléculaire. Selon des chercheurs universitaires, il y aurait une mutation sur le gène du récepteur de l’acétylcholine dans le cerveau ce qui favoriserait la

125

Huffington Post (2 mars 2012, p. 1; 11 février 2013, p. 1).

126 Membre du comité éditorial du Encyclopedia Britannica et auteur des livres The Shallows : What the Internet is Doing to Our

Brains et Internet rend-il bête?

127 University of California de Los Angeles.

128 Huffington Post (2 mars 2012, 11 février 2013); Le Devoir (10 mars 2011); Sympatico (13 avril 2012); The Globe and Mail (16 juillet 2010).

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promotion des comportements de dépendances. Ils ont observé, chez les personnes « cyberdépendantes », la même variante de gène que celle reliée à la dépendance à la nicotine129.

L’année 2012 a été particulièrement marquante dans la réalisation de différentes recherches sur le rôle du cerveau et de la génétique dans l’explication de la « cyberdépendance ». Par ricochet, l’arène médiatique, à elle seule, a grandement contribué à faire la part belle au discours biomédical dans l’espace public en propageant abondamment, dans les publications et reportages, différentes études scientifiques sur le cerveau et la génétique. On compte plus de neuf médias différents, majoritairement canadiens et anglophones, ayant ainsi retransmis ce type de discours biomédical. Le quotidien anglophone le Huffington Post a consacré, à lui seul, pas moins de quatre articles sur le sujet. De plus, les journalistes ont tenté de vulgariser et de communiquer au grand public les résultats scientifiques des différents experts de la neuroscience (ex. : neurologue, psychiatre, médecin, psychologue, etc.) sur l’importance du fonctionnement cérébral dans le développement de la dépendance à Internet. D’ailleurs, la thèse de la modification des circuits dopaminergiques est reprise dans les trois arènes publiques (scientifique, psychosociale et médiatique). Ces découvertes continuent d’enrichir les connaissances acquises et viennent appuyer le milieu médical qui tente depuis près de quarante ans de documenter les origines génétiques de la dépendance. Il en va de même pour les théories neurobiologiques qui nous rappellent l’influence des paradigmes organicistes tels que la théorie de la dégénérescence (Morel, 1857)130 dans le champ des dépendances. Pour Morel, l’intoxication était vue comme une condition dégénérative entrainant l’anormalité des fonctions nerveuses de la personne affligée; donc une fatalité biologique et héréditaire (cité dans Suissa, 1998). Plusieurs autres chercheurs tentent également d’établir ce même lien avec la « cyberdépendance ». En contrepartie, pour certains, les découvertes de la neuroscience viennent relancer le débat sur la construction

129 CHRNA4.

130 Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces

variétés maladives. Ce traité constitue l’une des pièces centrales de l’histoire de la naturalisation des conduites déviantes par la

109 biomédicale de la « cyberdépendance » comme maladie.

Malgré l’importante couverture médiatique accordée aux hypothèses neurobiologiques, les trois plus importantes joutes discursives, dans le débat entourant l’existence de la « cyberdépendance », se centrent sur la justification de cette dernière comme relevant d’un trouble psychiatrique spécifique, de psychopathologies sous-jacentes ou d’une nouvelle dépendance? Or, déterminer si la « cyberdépendance » appartient à tel trouble ou à tel autre signifie déjà que l’existence d’une « cyberdépendance » est acquise pour les tenants de ces approches. À cet effet, bon nombre d’acteurs sociaux des trois arènes publiques plaident pour qu’elle soit reconnue comme étant la conséquence psychologique de phénomènes biologiques déclenchés par l’utilisation excessive d’un objet. En fin de course, ces acteurs militent pour que la « cyberdépendance » soit reconnue comme entité universelle dans le DSM.

Notre prochain point argumentaire met en exergue les discours qui abordent la « cyberdépendance » comme étant le fruit d’une nouvelle maladie mentale ou trouble mental.