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Définir et diagnostiquer la « cyberdépendance »

Derrière les discours participant au processus de construction sociale de la « cyberdépendance » se cachent de vigoureux débats divisant le domaine de la recherche scientifique en deux écoles de pensée. La première s’érige sur différents discours prônant l’inexistence d’une « dépendance » à Internet alors que la seconde, pour le moment majoritaire, participe de plain-pied à la construction de la « cyberdépendance ». Ainsi, à la suite de la conceptualisation fantaisiste de Golberg (1995), plusieurs acteurs ont élaboré non seulement leur propre définition de la « cyberdépendance », mais certains ont aussi procédé à l’agencement de maints critères diagnostiques permettant, pense-t-on, de l’identifier.

Pour le groupe d’acteurs scientifiques de la première école, l’idée d’associer Internet à une dépendance est contestable. Seidowsky (2007) estime qu’Internet et son utilisation ne sont pas un réel problème puisqu’Internet fait partie des habitudes de vie quotidienne. Le défi consiste plutôt à apprendre à vivre avec ce nouvel outil

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Dans ce chapitre, l’utilisation que fait l’auteure du terme « cyberdépendance » ne doit pas laisser entendre son adhésion à une telle présomption. Il est en dehors du ressort de ce chapitre de se positionner sur l’existence ou non d’une dépendance. L’appellation « cyberdépendance » est utilisée uniquement pour clarifier l’argumentaire et parce qu’elle est en voie de devenir dominante dans les discours participant à la construction sociale du « problème » dont il est question ici. Le Tableau 1 ci-dessus traduit la prépondérance du terme anglais addiction qui se transpose habituellement par le vocable « dépendance » dans les discours scientifiques et interventionnistes de langue française.

19 plutôt que de chercher à l’exclure. Gaon (2008) abonde dans le même sens et trouve risqué de stigmatiser en pathologisant les pratiques jugées excessives à cause d’une méconnaissance des utilisations et des dynamiques des internautes. Le psychiatre Serge Tisseron considère, quant à lui, que l’absence de critères de sevrage (comme dans toute pharmacodépendance) et de rechute ne permet pas de considérer l’usage excessif d’Internet comme étant une dépendance. De manière rarissime, la dépendance à Internet peut exister et uniquement chez les adultes présentant un trouble mental préexistant ou chez ceux qui consomment parallèlement des substances psychoactives (cité dans Barnéoud, 2012). Pour sa part, Wood (2008) estime que l’usage dit « problématique » d’Internet est relié à une problématique personnelle relevant d’une mauvaise gestion du temps ou encore de la présence d’une comorbidité préexistante. Quant à LaRose, Lin et Eastin (2003), l’utilisation excessive d’Internet ne doit être considérée ni comme une dépendance ni comme une habitude puisque l’« excès » s’arrime davantage à un continuum d’expériences déficientes en autorégulation, corrigibles par l’individu lui-même.

Dans cette même lignée argumentaire, Grohol (1999), un des pionniers de la « cyberpsychologie », croit que l’utilisation d’Internet représente, pour la majorité de la population, un simple outil utilisé pour fuir les réalités et les problèmes de la vie quotidienne au même titre que regarder la télévision; le caractère jugé excessif de son utilisation s’avérerait davantage une compensation qu’une dépendance. Ainsi, en traitant le problème sous-jacent (ex. : dépression, anxiété, problèmes de santé ou problèmes relationnels) l’usage excessif disparaitrait. Il serait donc inutile de créer une nouvelle catégorie de troubles de santé mentale. Pour Minotte et Donnay (2010), l’utilisation problématique d’Internet serait plutôt une passion « obsessive » c’est-à- dire une pression interne qui force l’individu à s’engager dans une activité ou un comportement contraire à ses valeurs et pouvant engendrer des conflits internes et des conséquences négatives sur sa vie (ex. : affects négatifs, faible niveau de satisfaction et de bien-être, etc.). Caplan (2002) explique l’utilisation problématique d’Internet par l’isolement social dans lequel l’individu préfèrerait maintenir des interactions sociales et une communication interpersonnelle virtuelle plutôt celles en face à face.

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Selon lui, ce facteur serait plus important que la préexistence de psychopathologies (ex. : trouble dépressif, phobie sociale, etc.). Finalement, pour Lenihan (2007) ainsi que Chou, Condron et Belland (2005) l’utilisation d’Internet n’est pas le problème, quoique des individus puissent développer une dépendance à certains de ses contenus spécifiques (ex. : jeu, sexe, communication). Dans cette lignée, Lenihan (2007) fait remarquer qu’apposer une étiquette de « déviance » — dans ce cas-ci de « dépendance » — peut devenir un réflexe chez les étiqueteurs ou les entrepreneurs de morale16 lorsqu’une large partie de la population s’adonne à une activité non familière. Par le fait même, les entrepreneurs moraux viennent distinguer socialement l’anormal du normal dans l’utilisation d’Internet.

Contrairement à la première, la deuxième école regroupe des acteurs scientifiques tels que Young (1996), Griffiths (1998), Shapira et coll. (2000), Treuert, Fábián et Füredi (2001), Beard et coll. (2001), Shapira et coll. (2003), Véléa (2005) et Yen et coll. (2007) dont les schèmes argumentaires s’articulent nettement en faveur de l’existence d’une « pathologie » émanant d’un usage immodéré d’Internet lui- même. Ces acteurs estiment que le concept de « dépendance » à Internet aurait dû être reconnu dans le récent DSM-5 comme nouvelle forme de trouble mental ou comme « désordre psychiatrique » possédant ses propres critères diagnostiques. La psychologue américaine Kimberly Young (1996) a été la première à redéfinir la « cyberdépendance » après Goldberg (1995). Pour elle, la « cyberdépendance » est une nouvelle maladie mentale caractérisée par une perte de contrôle des impulsions et une incapacité à se déconnecter d’Internet. Shapira et coll. (2000) l’associent à une détresse subjective, une déficience fonctionnelle et à des troubles psychiatriques à l’Axe 117

du DSM-IV alors que Treuert et coll. (2001) précisent que l’utilisation problématique d’Internet serait une nouvelle sous-catégorie psychiatrique des troubles du contrôle de l’impulsion. Quant à Griffiths (1998), il préfère plutôt concevoir le « problème » comme une dépendance comportementale passive (ex. :

16 Terme consacré par Howard S. Becker dans son ouvrage fondateur Outsiders. Études de sociologie de la déviance. (1963, 1985).

21 télévision) ou active (ex. : jeux vidéos) axée sur l’interaction entre l’humain et l’ordinateur.

Devant tant d’incertitude ontologique et épistémologique, d’autres acteurs sociaux proposent non pas de définir le « problème », mais plutôt de s’attarder aux critères diagnostiques qui permettraient de déceler ledit « problème » chez les individus. Ce faisant, ces acteurs présument de l’existence même de la cyberdépendance. On assiste, alors, au redéploiement de cette incertitude vers des classes ou des critères préexistants permettant, pense-t-on, de mieux faire naitre de nouvelles idées, entités ou objets d’étude et d’intervention sociale. Dans cette veine, Ivan Goldberg (1995) avait, à l’origine, effectué une simple transposition des critères diagnostiques de dépendance aux substances psychotropes à l’identification de la « cyberdépendance ». Pour sa part, Young (1996) a d’abord transposé partiellement les critères diagnostiques traditionnellement associés aux troubles liés aux substances et au jeu pathologique. Elle les a, ensuite, retouchés de manière à les arrimer aux particularités d’Internet. Ainsi, une personne serait « cyberdépendante » lorsque sont décelés, chez elle, au moins cinq des huit symptômes reliés aux substances énumérés dans le DSM-IV alors que Goldberg proposait initialement l’identification de trois symptômes seulement (APA, 1994; Young, 1996; Young et Rogers, 1998).

En conformité avec le principe sémiotique du DSM (plusieurs signes doivent être présents ensemble pour pouvoir poser un diagnostic), on observera, à partir du milieu des années 1990, une joute inflationniste entre plusieurs acteurs sociaux quant au nombre desdits critères diagnostiques nécessaires à l’identification d’une « dépendance » à Internet. Dans le cadre de cette lutte, Beard et Wolf (2001), s’inspirant de la grille de symptômes élaborée par Young, proposeront la présence de six symptômes pour diagnostiquer formellement un usage problématique d’Internet. Yen et coll. (2007) signalent, pour leur part, que le nombre de symptômes doit être plus élevé pour valider tout diagnostic de « cyberdépendance ». Alors que la personne jugée dépendante du jeu pathologique doit présenter cinq symptômes — et trois dans le cas d’une dépendance aux substances —, ils proposent sept symptômes au

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diagnostic de « cyberdépendance », dont au moins un doit être lié à une difficulté fonctionnelle associée à un usage répété d’Internet (ex. : négligence des obligations scolaires, problèmes relationnels, etc.). Ils justifient ce nombre par le fait que l’utilisation d’Internet est, d’une part, reconnue comme un comportement mieux socialement accepté et que, d’autre part, il est plus accessible que l’alcool (qui est légalement interdit aux individus âgés de moins de 18 ou 19 ans au Canada, par exemple). Shapira et coll. (2003) se distinguent d’autres acteurs du même groupe en suggérant, certes, d’utiliser des critères diagnostiques du DSM, mais de privilégier ceux entourant à la fois les troubles de contrôle de l’impulsion et ceux de l’achat compulsif. Ainsi, ils élaborent des critères plus larges que ceux proposés par les autres tenants du diagnostic psychiatrique pour évaluer si l’utilisation dite excessive d’Internet et ses applications spécifiques constituent réellement un trouble distinctif ou simplement un vecteur d’un autre trouble psychiatrique. À ce sujet, ils proposent, dans leur grille critériée, que l’usage problématique d’Internet se caractérise soit par une détresse psychologique cliniquement significative, soit par des problèmes dans les sphères sociales, occupationnelles ou dans d’autres sphères du fonctionnement.

Finalement, d’autres proposeront des grilles tout à fait différentes de celles figurant dans le DSM pour diagnostiquer la « cyberdépendance ». À cet égard, Griffiths (1998) suggère d’utiliser une grille comprenant six critères diagnostiques plus généraux permettant de définir un comportement associé à la dépendance (ex. : prédominance (importance accordée au comportement ou à l’activité), modification de l’humeur, tolérance, symptômes de manque, conflits, rechute). Enfin, Véléa (1997) a créé, pour sa part, des critères comparables à ceux employés dans le programme des Alcooliques Anonymes avec douze critères d’addiction à Internet (cité dans Deschryver et Rifaut, 2005).

Le Tableau 2, ci-dessous, résume de manière schématique les définitions conceptuelles de la notion de « cyberdépendance » que proposent les principaux acteurs sociaux des domaines scientifiques et de l’intervention sociale qui participent le plus activement au processus de construction sociale de la « cyberdépendance ». Il

23 fait également état du nombre de critères jugés essentiels au diagnostic pathologique. Le phénomène inflationniste y est manifeste, particulièrement dans la colonne de droite, ce qui atteste, à notre avis, du degré de complexification qu’a déjà subi la construction sociale de la « cyberdépendance ». Qui plus est, ce mouvement inflationniste témoigne, d’une part, des stratégies de différenciation utilisées par les acteurs pour se démarquer de la mêlée, et d’autre part, pour faire valoir les ressources matérielles, normatives et rhétoriques mises à leur disposition pour étendre leurs prétentions d’expertise dans le temps et dans l’espace.

Tableau 2

Définitions conceptuelles de la « cyberdépendance » et propositions de critères diagnostiques

Auteurs Appellations Définition Nombre de critères

diagnostiques Critères diagnostiques du DSM

Goldberg (1995) Dépendance à Internet Trouble dû à la dépendance à Internet

3 critères Young (1996) Dépendance à Internet Trouble du contrôle des

impulsions

5 critères Beard et Wolf (2001) Utilisation problématique

d’Internet Trouble impulsions du contrôle des

6 critères Shapira et coll. (2003) Utilisation problématique

d’Internet Trouble impulsions du (référence contrôle des au trouble de l’achat compulsif)

4 critères + présence d’au moins une difficulté fonctionnelle (négligence des obligations scolaires, etc.)

Yen et coll. (2007) Cyberdépendance Trouble du contrôle des impulsions

7 critères Critères diagnostiques généraux

Véléa (1997) Cyberdépendance Dépendance (maladie) 12 étapes similaires aux AA Griffiths (1998) Dépendance aux technologies Dépendance comportementale (active ou passive) 6 critères

Il ressort clairement des paragraphes précédents que la construction définitionnelle de la « cyberdépendance » constitue un enjeu de taille pour les acteurs sociaux et que chacun tente, à sa façon, d’imposer sa version de la réalité du « problème ». Dans la foulée de cette construction de la réalité de la « cyberdépendance » ainsi que dans son processus de mise en forme conceptuelle et définitionnelle, les acteurs sociaux qui se sentent particulièrement interpellés par ledit

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« problème » imagineront différentes sous-catégories de « cyberdépendance » afin d’en raffiner la compréhension.