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Débattre de l’existence de la « cyberdépendance »

Pourtant, l’idée selon laquelle une personne peut développer une « dépendance » à Internet divise les experts des deux sphères d’influence (psychiatre, médecin, psychologue, travailleur social, sociologue). Plusieurs d’entre eux ont donc tenté d’exposer leur vision dudit « problème », ce qui a provoqué de nombreux débats. Une analyse des narratifs a permit de mettre en lumière les trois principales controverses génératrices de ces débats.

Un des principaux enjeux scientifiques gravitant autour de l’existence ou non de la « cyberdépendance » repose sur la controverse entourant la nature même du phénomène de dépendance. La difficulté de préciser clairement ce qu’est une « dépendance » constitue à elle seule un terrain propice à de multiples interprétations et se situe en plein cœur des débats (Room, 1995). Loin d’être l’objet d’une discussion stérile, le concept de dépendance est un enjeu psychosocial de taille dans la mesure où la conception et la définition d’une condition auront un impact direct sur la compréhension du phénomène (Suissa, 2007a). Depuis plus de deux cents ans, l’histoire sociale des dépendances témoigne de la confrontation de différentes représentations sociales sur la manière d’appréhender et de comprendre le phénomène des dépendances (Fonséca, 2004; Hulsman et Ransbeek, 1983; Valleur et Véléa,

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2002). Chaque époque présente son regard, sa façon particulière de les nommer et de les considérer.

Ainsi, certains chercheurs et cliniciens préfèreront construire la question de la dépendance sous l’angle moral en l’associant davantage au « vice », au « péché » ou à une « déviance sociale » (Cormier, 1984), alors que d’autres la construiront plutôt selon l’optique médicale en l’associant à une « maladie » ou une « pathologie » qui doit être endiguée (Lavigne, 1978). D’autres, encore, l’aborderont plutôt sous l’angle du discours psychosocial où la « dépendance » représente une manière de faire face au monde ou à soi-même, un « style de vie » (Cormier, 1984; Peele, 1982). Bien que tous semblent ratifier l’existence d’une « dépendance », la définition du terme variera indubitablement en fonction du cursus scolaire de chacun des professionnels et de la position hiérarchique qu’il occupe dans la société (Hulsman et Ransbeek, 1983). Pour les tenants de l’approche biomédicale, la dépendance se définit par des altérations du système cérébral entrainant une modification des comportements et une dégradation des fonctions du corps, c’est-à-dire une « maladie » (Barnéoud, 2012). Les physiologistes l’expliqueront par un dysfonctionnement des organes et du métabolisme; les généticiens y verront plutôt un désordre génétique associé à des marqueurs génétiques spécifiques ou à l’hérédité (Suissa, 1999) et les pharmaciens expliqueront généralement le phénomène des dépendances par des réactions aux substances et par la tolérance croissante du physique de la personne au produit consommé (Suissa, 1999).

Quant à eux, les psychiatres l’aborderont sous l’angle d’un trouble mental tel que défini dans le DSM avec des critères comportementaux qui leur permettent de distinguer une simple manie d’une véritable « maladie » psychologique (Barnéoud, 2012). Les psychologues l’associeront, pour leur part, à un problème d’estime de soi ou au symptôme d’un malaise cachant des difficultés sous-jacentes (Suissa, 1999). En ce qui les concerne, les sociologues y observeront une réaction de la personne au processus de régulation sociale et l’associeront à des contraintes inhérentes aux rapports sociaux (Suissa, 1999). Malgré cette diversité d’avis professionnels et

13 scientifiques, le modèle explicatif de type « pathologique » continue de jouer un rôle prépondérant dans le discours scientifique associant la « cyberdépendance » à la maladie (Suissa, 2008).

Pour Walker (1989) et Rachlin (1990), le débat entourant la définition de la dépendance ne s’arrête pas là. Selon eux, l’appellation « dépendance » devrait être utilisée uniquement en cas d’absorption physique de substances comme l’alcool, les drogues ou les médicaments. Seules ces substances peuvent provoquer, à leur avis, un besoin et une tolérance physiques. Au contraire, Peele et Brodsky (1975) ainsi que Weil et Winifred (1983) estiment que la notion de dépendance s’applique aussi lorsqu’il y a absence de substance psychotrope. Ces derniers abordent la question de la dépendance dans une optique plus psychosociale que pathologique. Selon eux, ce n’est pas la substance toxique qui détermine le niveau de risque ou de souffrance, mais bien l’expérience positive ou négative vécue par l’individu en lien avec ladite substance. À la manière de ces auteurs, la dépendance ne serait pas un état permanent, mais relèverait plutôt d’un continuum d’apprentissage de comportements individuels en réaction à des conditions occasionnées par un environnement social et culturel précis (Peele, 1982, 1991; Perkinson, 2003; Valleur et Matysiak, 2003; Weil et coll., 1983). Cette construction sociale particulière permet d’élargir le concept de dépendance en l’accolant à une grande variété d’activités humaines (ex. : jeux de hasard et d’argent), de conduites à risque (ex. : rapports sexuels non protégés) et à toute autre activité jugée « excessive et nuisible » à l’évolution de l’individu (ex. : sexe, travail, sport, etc.). Certains auteurs parlent alors de « dépendance » comportementale et considèrent que la « dépendance » à Internet est bel et bien, dans cette circonstance, une dépendance comportementale au même titre que le jeu pathologique (Block, 2008; Griffiths, 1996, 1997; Marks, 1990; Stein, 1997; Valleur et coll., 2003; Valleur et coll., 2002; Young, 1996; Young et Rogers, 1998).

Or, les dépendances comportementales ont déjà fait l’objet de controverses, car, historiquement, les scientifiques avaient limité l’utilisation exclusive du terme « dépendance » aux substances entrainant une dépendance physique (ex. : alcool,

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drogues) (Holden, 2001; Tisseron, 2008). D’autres acteurs de ce milieu réfutaient totalement la définition dite comportementale de la dépendance en invoquant qu’elle n’était pas répertoriée et qu’aucune définition n’existait dans les deux manuels de classification médicale et psychiatrique les plus utilisés internationalement, soit le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) issu de l’Association américaine de psychiatrie (APA) et la Classification internationale des maladies (CIM) publiée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Dans le DSM-IV, la dépendance comportementale se retrouvait plutôt dans la catégorie dite « fourre- tout » des troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs au même titre que la kleptomanie, la pyromanie, etc. Pour Gaon (2008), Holden (2001), Pedinielli, Rouan et Bretagne (1997), Quinn (2007) ainsi que Tisseron, Missonier et Stora (2006) l’utilisation d’Internet ne peut être considérée comme une « dépendance » puisqu’il n’y a pas d’absorption de substances potentiellement toxiques. À leur avis, pas de substance toxique, pas de « dépendance »! Or, dans la cinquième édition du DSM, une nouvelle catégorie fait son apparition. Sous l’intitulé « Dépendances comportementales12 », cette catégorie inclut dorénavant le trouble du jeu13 comme étant un trouble distinct (APA, 2013) à la faveur de recherches suggérant que le trouble du jeu serait similaire aux troubles liés aux substances. Les études ont démontré que le jeu active les systèmes de récompense et produit certains symptômes comportementaux similaires aux troubles liés aux substances (APA, 2013; DSM, 2013).

Malgré la nette tendance à problématiser de plus en plus l’utilisation d’Internet en usant d’un discours axé sur la « dépendance comportementale », plusieurs scientifiques hésitent encore à l’encarcaner dans ce moule. Ils considèrent que l’utilisation d’Internet dite abusive pourra s’enraciner en tant que « dépendance » seulement lorsque la preuve démontrera que les comportements compulsifs sans produit psychotrope conduisent à des changements à long terme sur les circuits de récompense au même titre que la dépendance aux psychotropes, et que le « trouble du

12 Addictive disorders. 13 Gambling disorder.

15 jeu » depuis peu (APA, 2013; Holden, 2001). Toutefois, Valleur et coll. (2002) dénoncent le manque d’audace de ces chercheurs qui attendent que les technologies de l’imagerie cérébrale procurent des réponses quant à la réalité neurologique du concept de dépendance comportementale.

La seconde controverse entourant l’existence d’une nouvelle « cyberdépendance » tient au fait qu’Internet puisse être, ou non, considéré comme un produit destiné initialement à créer une dépendance. Pour plusieurs psychologues, sociologues et psychiatres, Internet n’est essentiellement qu’un support neutre sans valeur nocive en soi (Potera et Bishop, cités dans Courvoisier, 2007). Selon les tenants de cette approche, Internet n’est pas dangereux pour l’organisme contrairement à d’autres produits tels le tabac, l’alcool, la drogue ou les médicaments qui, selon de nombreuses études, peuvent entrainer des dangers pour l’organisme, lorsque consommés d’une manière excessive (Brisson, 2000; Centre québécois de lutte aux dépendances, 2006). Par ailleurs, l’utilisation d’Internet, même excessive, semble un comportement socialement acceptable et encouragé (Courvoisier, 2007; Lenihan, 2007; Levey, 1997; Rheingold, 1993; Turkle, 1995; Valleur et coll., 2003). Bell (2007) rappelle qu’Internet n’est pas une activité en soi, mais plutôt un réseau de communication14 et que son usage ne peut engendrer une « dépendance », pas plus que ne le font les ondes radio. La notion de « dépendance » n’a donc aucun sens pour Bell (2007).

Bien que certains auteurs, comme Bell (2007), remettent en question la notion même de « dépendance » dans l’articulation de leur vision du « problème », une portion notable d’auteurs tend, a contrario, à confirmer l’existence d’une nouvelle dépendance et s’attarde à promouvoir diverses appellations pour la nommer. C’est ce qui explique la troisième controverse entourant la construction sociale de la « cyberdépendance ».

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Dans les écrits, plusieurs experts se questionnent, en effet, sur la terminologie appropriée pour identifier ou caractériser le « problème », sans toutefois parvenir à un consensus. Depuis la fin des années quatre-vingt, une quantité impressionnante de vocables, principalement anglo-saxons, ont été imaginés pour tenter de saisir la nature, les manifestations ou les impacts dudit problème. Le Tableau 1 ci-dessous fait état des principales appellations véhiculées dans les écrits existants.

Tableau 1

Principales appellations du « problème » de « dépendance » à Internet

Terme français Équivalent anglais Tenants

Addiction au cyberespace Cyberspace Addiction Varescon (2005)

Suler (2004)

Addiction en ligne Online Addiction Grohol (1999)

Addiction au Net Netaddiction Varescon (2005)

Compulsion au Net Net Compulsions Young (2012)

Cyberdépendance/cyberaddiction Cyberaddiction Deschryver et Rifaut (2005) Gimenez, Baldo, Horassius et Pedinielli (2003)

Valleur et Véléa (2002) Dépendance à la communication

médiatisée par ordinateur

Computer-Mediated Communication Addiction

Caplan (2002) Dépendance comportementale vis-à-

vis Internet

Internet Addictive Behavior Li et Chung (2006) Fung (2002) Yu (2001) Ju (2000) Dépendance à Internet Internet Addiction/Internet

Dependency/ Internet Dependence

Yen, Ko, Yen et Yan (2007) Widyanto et Griffiths (2006) Cheng, Weng, Su, Wu et Yang (2003) Beard et Wolf (2001) Mitchell (2000) Greenfield (1999) Scherer (1997) Véléa (1997) Griffiths (1996) King (1996) Young (1996)

Dépendance aux médias Media Addictions Marks (1990)

Dépendance à

l’ordinateur/informatique

Netaholics/Computer Addiction Wieland (2005) Surratt (1999) Shotton (1991) Dépendance à l’utilisation d’Internet Addictive Internet Use Young (1996) Dépendance technologique Technological Addictions Griffiths (1995)

Shotton (1991)

17 Principales appellations du « problème » de « dépendance » à Internet (suite)

Terme français Équivalent anglais Tenants

Grande dépendance à Internet High Internet

Dependency

Hur (2006)

Internetomanie Internetomania Steiner (2009)

Trouble de l’usage pathologique

d’Internet Pathological Internet-Use Disorder

Goldberg (1995) Trouble de l’utilisation abusive des

ordinateurs

Pathological Computer Use Disorder

Suler (1996)

Trouble lié à l’addiction à Internet Internet Addiction Disorders Douglas et coll. (2008) Bai, Lin et Chen (2001) Goldberg (1995)

Usage pathologique d’Internet Pathological Internet Use Morahan-Martin et Schumacher (2000)

Usage problématique d’Internet Problematic Internet Use Niemz, Griffiths et Banyard (2005) Thatcher et Goolam (2005) Shapira, Lessig, Goldsmith, Szabo, Lazoritz, Gold et Stein (2003) Caplan (2002)

Beard et Wolf (2001)

Shapira, Goldsmith, Keck, Khosla et McElroy (2000)

Utilisation excessive ou compulsive

d’Internet Excessive/Compulsive Internet Use

Widyanto et Griffiths (2006) Hansen (2002)

Griffiths (2000) Greenfield (1999) Utilisation pathologique d’Internet Pathological Internet Use Brenner (1997)

Nous exposerons plus loin l’argumentaire définitionnel qui sous-tend l’utilisation de différentes formules sémantiques. Pour le moment, soulignons que cette panoplie de terminologies n’expose pas uniquement toutes les difficultés relatives à la délimitation du « problème », elle met au jour aussi tous les enjeux qui gravitent autour de sa construction définitionnelle. Car « nommer et narrer, c’est [non seulement] catégoriser » (Ricœur, 1977, 1983, cité dans Cefaï, 1996, p. 49), mais c’est également « faire advenir à l’existence et rendre digne de préoccupations » (Cefaï, 1996, p. 49). Selon Gusfield (2009), lorsque nous nommons, nous sélectionnons une version de la réalité au sein d’une multiplicité de réalités possibles. Ainsi, sommes-nous conscients que par nos diverses manières de décrire, d’expliquer ou de symboliser un phénomène, nous participons à la construction dudit problème (Gergen, 1999). En guise d’exemple, parler de « cyberdépendance », c’est déjà

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présumer du caractère du phénomène c’est-à-dire qu’il peut y avoir effectivement dépendance; ce qui n’est pas neutre en soi15

(Gusfield, 2009).

Si le processus de construction sociale comprend, pour une bonne part, la nomination dudit « problème » comme nous l’avons mentionné précédemment, il doit aussi offrir une définition qui permette de l’objectiver, c’est-à-dire de rendre perceptible ce nouveau concept encore abstrait et de l’incarner dans des politiques sociales qui auront pour but de le réguler. Nous verrons que plusieurs acteurs sociaux luttent précisément sur ce terrain pour orienter la définition ou l’identification dudit problème.