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Médicalisation de la déviance selon Peter Conrad et Joseph Schneider

Chapitre 2 : Cadre théorique

2.4 Médicalisation de la déviance selon Peter Conrad et Joseph Schneider

Le processus de médicalisation a été analysé, surtout depuis quatre décennies, notamment sous deux angles, celui de la dominance, voire de l’impérialisme médical (Illich, 1975; Navarro, 1986; Freidson, 1970, 1986), et celui de l’approche définitionnelle avec les travaux fondateurs de E. Zola (1972) et de Peter Conrad (1975, 2007). C’est précisément cette dernière approche qui s’est penchée sur la participation croissante de la psychiatrie à la redéfinition médicale de diverses conduites sociales considérées antérieurement comme des péchés ou des crimes. En 1980, Peter Conrad et Joseph Schneider introduisent, dans leur ouvrage classique Deviance and Medicalization : From Badness to Sickness, l’idée selon laquelle la médicalisation constitue une nouvelle forme de désignation sociale qui vient historiquement prendre place et se substituer à d’autres formes de désignation anciennement établies par diverses institutions de régulation et de contrôle social dans le contrôle de conduites jugées être déviantes (ex. : institution religieuse, institution juridique). D’ailleurs, plusieurs travaux soulignent la croissance de la « médicalisation de la détresse » causée par les difficultés normales de l’existence, le mal de vivre ou de comportements tels que la ménopause, la maternité, l’obésité, le tabagisme, le divorce, la vieillesse, la sexualité, etc. (Cohen, 2001; Collin et David, 2016; Maddux, 2002; Minotte et Donnay, 2010; Otero, 2006, 2012).

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Selon Conrad et ses collaborateurs (1980), l’enjeu clé demeure celui de la définition et du pouvoir de faire en sorte qu’un ensemble de définitions médicales se concrétisent non seulement en théorie, mais surtout dans la pratique. Dans le cadre de notre recherche, nous retenons — au même titre que plusieurs autres chercheurs — que la médicalisation est « un processus selon lequel on définit et traite les problèmes non médicaux (particulièrement les problèmes psychosociaux) comme des problèmes médicaux, voire pathologiques en les qualifiant de troubles ou de désordres » (Beaulieu, 2005; Cohen et Breggin, 1999; Conrad, 1995; Saint-Germain, 2005, cités dans Suissa, 2008, p.64). De plus, Bachand (2012), Collin et David (2016), Otero (2006, 2012) et St-Onge (2013) abondent dans le même sens.

Pour Bachand (2012), Cohen (2001) et St-Onge (2013), l’un des meilleurs indicateurs de la médicalisation de la déviance, de la détresse psychologique et de la souffrance sociale est celui du Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux (DSM) de l’Association américaine de psychiatrie (APA). Ce manuel s’impose dans le monde entier, et ce, dans divers domaines tels que l’expertise, le soin, les publications scientifiques, la recherche et la formation universitaire (Adam, 2012, p. 142). À l’instar de Gergen (1991, 1999), Adam (2012), Collin et Suissa (2007), Minotte et Donnay (2010), Otero (2006, 2012) et St-Onge (2013) constatent également que le discours sur le déficit humain s’est développé de façon spectaculaire au cours de ce siècle. Depuis sa première publication en 1952, le Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux est passé de 60 pathologies ou troubles mentaux à plus de 400 dans sa quatrième version en 1994; on en retrouve davantage dans le nouveau DSM-5 paru en mai 2013. Pour Minotte et Donnay (2010, p. 18), cette tendance n’est pas reliée à l’unique progrès des connaissances en psychiatrie, elle relève plutôt de ce que les sociologues appellent la « médicalisation du quotidien ». Selon St-Onge (2013), cette tendance remonte à plus de quarante ans, « le passage de la normalité à la maladie se fait en élargissant les critères de la maladie, en inventant des pathologies […], en redéfinissant des difficultés plus ou moins normales en pathologies […], en médicalisant les phases courantes de l’existence et en transformant les problèmes sociaux et existentiels en problèmes médicaux » (p. 72).

47 St-Onge (2013) estime que nous vivons dans une société de l’« existentiellement correct » qui sourcille au moindre trait d’originalité, de différence, d’intensité émotionnelle. Tous ceux et celles qui s’éloignent un tant soit peu de la norme font sursauter, tiquer et tressaillir (p.71). Adam (2012) qualifie, pour sa part, ce problème de « gloutonnerie classificatrice » qui mène à une véritable boulimie empirique (p. 148). Gori et Del Volgo (2008) estiment pour leur part que l’expansionnisme a été largement assuré par le soutien politique et économique des laboratoires pharmaceutiques, des compagnies d’assurances (p. 247). Otero (2012) abonde dans le même sens et précise que les liens entre la psychiatrie et l’influence de l’industrie pharmaceutique sont à ce point considérables et déconcertants à plusieurs niveaux : groupes de pression économique, production de données « scientifiques privées » soumises à des logiques commerciales et des critères éthiques douteux, promotion massive et grossière des avantages du traitement médicamenteux, etc. (p. 99). À chaque diagnostic est associée une production de molécules par l’industrie pharmaceutique (Dorvil, 2006). Pour Bachand (2012), c’est aussi le résultat plus ou moins hasardeux des ententes, des négociations et des accommodements au sein de l’Association américaine de psychiatrie (APA) (p. 91).

Bachand (2012), Cooksey et Brown (1998) de même que Gergen (1991) et St- Onge (2013) jugent qu’un des éléments cruciaux facilitant la désignation d’états émotionnels ou psychosociaux jugés indésirables comme troubles mentaux, c’est qu’en psychiatrie, comparativement aux autres activités médicales, il n’est pas nécessaire de découvrir une maladie et ses causes au moyen de tests diagnostiques, il suffit de la nommer. Ainsi, le diagnostic des troubles mentaux se fait uniquement à partir de l’opinion d’experts qui colligent des listes de symptômes sans en identifier les causes (St-Onge, 2013). Or, une même série de symptômes peut renvoyer à des causes très différentes et le DSM ne se prononce pas sur les causes de la maladie mentale. De plus, précisons qu’en médecine générale, un symptôme n’est pas une maladie (St-Onge, 2013). Alors, il convient d’éviter d’employer le trouble mental comme étant le synonyme de maladie.

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Pour Maddux (2002) et Shaffer (1985, p. 29), « les conceptions de la normalité et de l’anormalité — de même que les étiquettes et les catégories — ne sont pas des faits, mais des constructions sociales ». Les catégories n’existent pas dans la nature, elles sont l’objet de la pensée humaine qui trouve utile de désigner et d’imposer par un même nom des profils de dysfonctionnements, des comportements marginaux ayant d’importants traits en commun (Ramus, 2013a). Ce faisant, « une taxonomie des troubles mentaux comme le DSM ne fait pas simplement décrire et classer les caractéristiques de groupes d’individus, mais construit une version de ce qui est normal et anormal […] pour ensuite l’appliquer à des individus qui se font classer comme normaux ou anormaux » (Parker, Georgaca, Harper, McLaughlin et Stowelle-Smith, 1995, p. 93). Pour Conrad et ses collaborateurs (1980) ainsi que pour Maddux (2002), le plus grand pouvoir de contrôle social repose sur l’autorité de celui qui peut définir et déterminer ce qui est normal ou anormal. Ainsi, si la médicalisation n’agissait pas au niveau de la définition de la réalité, le contrôle social médical perdrait de sa légitimité et deviendrait plus difficile à justifier (Conrad, 1995). Dans ce contexte, on comprend que les personnes étiquetées comme déviantes n’existent qu’en relation à celles qui tentent de les contrôler. Et, l’inclusion d’un « problème » dans le champ médical est un processus social et culturel complexe, incertain, voire risqué et lourd de conséquences (Otero, 2012). Coller un label ou une étiquette à un individu influence la manière dont les autres le perçoivent et agissent à son égard. Cette étiquette détermine également la manière dont lui-même se perçoit et réagit (Van Rillaer, 2013). Apprendre que l’on « souffre » d’une maladie ou d’une pathologie peut stigmatiser une personne, créer des angoisses ou rendre la vie misérable (St-Onge, 2013). Ainsi, la personne étiquetée « malade », par son entourage ou par un professionnel de la santé, peut difficilement échapper à cette identification. Donc, nommer les choses n’est pas banal en soi (St-Onge, 2013).

La médicalisation vient définir le problème social en utilisant un langage médical pour le décrire; on se sert ainsi d’un cadre médical pour le comprendre et d’une intervention médicale pour le traiter (Conrad, 1995). Or, la « pathologisation » du quotidien n’est pas sans conséquence pour les intervenants sociaux. L’idée

49 concomitante à l’inclusion progressive de comportements dans la sphère de la « pathologie mentale » est celle selon laquelle seuls des spécialistes médicaux (ex. : omnipraticiens, psychiatres, infirmiers, etc.) sont compétents pour les traiter. Il faut donc immédiatement faire appel à eux au moindre constat d’excès (Minotte et Donnay, 2010). Rappelons que les spécialistes médicaux ont une formation médicale prenant en compte au départ la dimension somatique du problème. La prise en charge s’inscrit donc dans un cadre médical et un protocole de soin (Perry, 2001). Par conséquent, les intervenants sociaux ne servent que d’intermédiaires à la prise en charge médicale dans laquelle la prescription de médicaments psychotropes est souvent perçue comme une composante essentielle du traitement. Cependant, Perry (2001) nous conscientise au fait que le recours massif et souvent exclusif aux médicaments psychotropes, sans autre orientation thérapeutique, constitue un risque important de chronicisation de la souffrance et de ses symptômes.

La théorie de Conrad et Schneider nous permet également d’analyser l’émergence croissante des désignations médicales de comportements nouvellement décrits comme déviants, mais jadis considérés comme normaux. Il semblait déjà évident pour Cohen (2001) que « les formes, les niveaux et les stratégies de médicalisation continueraient de varier avec les changements technologiques, politiques et idéologiques et avec la complexité croissante des problèmes sociaux du XXIe siècle » (p. 231). Le nouveau DSM-5 témoigne de cette logique d’extension. La plus frappante est certes la pathologisation à grande échelle de la tristesse transformée en dépression. C’est le mouvement de plus en plus envahissant de la pathologisation de la vie quotidienne qui se voit mis en évidence (Adam, 2012, p. 160). D’ailleurs, ce constat de médicalisation avait déjà été posé par Conrad et Schneider (1980) à l’égard de l’homosexualité, du suicide ou de l’alcoolisme qui sont tous des « problèmes », qui initialement, ne relevaient pas du champ d’intervention médicale. De plus, l’extension du comportement addictif qui inclut désormais le jeu pathologique ouvre la porte à tous les objets possibles (sexe, travail, Internet, etc.). À cet effet, la définition même de l’utilisation « problématique » d’Internet en tant que « maladie » voire même de « pathologie », est un enjeu scientifique et psychosocial fondamental

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dans la mesure où la conception et la définition d’une condition auront un impact direct sur la compréhension du phénomène, sur une définition qui influencera les lois, les mesures et les normes entourant un problème social ainsi que les types de services et de traitements à offrir ou à privilégier (Delcourt, 1991; Patte, 2006; Suissa, 2005). Selon Maddux (2002), la médicalisation de la « cyberdépendance » devient un possible dans la mesure où ce nouveau « problème » était à l’ordre du jour des rencontres scientifiques des différents experts et chercheurs travaillant dans le champ des dépendances. La théorie de la médicalisation nous permet de mettre en exergue les différents enjeux médicaux et sociaux entourant la construction des discours contemporains sur la « cyberdépendance ».

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