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Construction des problèmes sociaux selon Malcom Spector et John I.

Chapitre 2 : Cadre théorique

2.2 Construction des problèmes sociaux selon Malcom Spector et John I.

Les travaux de Spector et Kitsuse (1977, 1987, 2006) traitent du processus de construction des problèmes sociaux et mettent l’accent sur le problème social comme étant un construit. Pour ces auteurs, les problèmes sociaux deviennent le résultat de l’analyse du processus de construction sociale. Cette analyse permet de sélectionner une situation particulière et de voir pourquoi elle est devenue problématique. Un problème social n’existe pas tant qu’une société ne reconnait pas son existence et aussi longtemps qu’il n’acquière pas une légitimité publique. Les tenants de cette théorie constructiviste orientent leur regard analytique sur l’émergence, la définition et le maintien d’activités revendicatives (claims-making activities) ainsi que sur les réponses à ces activités (Spector et coll., 1987, p. 76). Les activités revendicatrices sont mises en œuvre par différents acteurs sociaux et par des institutions à propos de conditions censées exister (putatives conditions) afin de les justifier publiquement comme problèmes sociaux. Il est donc de première importance de savoir qui définit ces situations et s’ils ont de l’influence et du pouvoir dans ce processus définitionnel. Adopter cette perspective, c’est considérer que les acteurs eux-mêmes font d’une condition sociale, un problème social. La reconnaissance des revendications ne constitue qu’un des éléments du processus à étudier puisque l’émergence d’un problème requiert d’abord des activités organisées par les différents acteurs (ex. : demander des services, déposer des plaintes, intenter des procès, etc.). Un problème devient un enjeu dès qu’il est reconnu, dès qu’il est transformé en objet de discussion, de controverse, de descriptions divergentes ou de revendications. Par la suite, un

39 acteur doit le prendre en charge, déclencher une action et mobiliser d’autres acteurs souhaitant résoudre le soi-disant problème (Blumer et Riot, 2004; Rezsohazy, 1980).

De plus, Spector et ses collaborateurs (1987) considèrent que la définition d’un problème provient de controverses et d’affrontements au cœur des interactions sociales entre les acteurs sociaux, et ce, dans les différentes arènes publiques. Le processus de construction des problèmes sociaux devient la résultante d’une « coproduction sociale entre les individus qui sont confrontés aux difficultés, aux différentes instances qui font émerger ces difficultés dans l’arène publique et finalement à ceux qui les gèrent » (Bonetti, 1993, p. 176). De plus, cette « coproduction dépend directement des relations, des intérêts et des jeux de représentations mutuelles qui s’établissent entre les différents acteurs sociaux concernés » (Bonetti, 1993, p. 176). Les discussions qui tentent de le circonscrire influenceront considérablement le positionnement du problème dans la société. Ainsi, chacun peut faire valoir ses revendications par la confrontation, l’amélioration, la réduction ou le changement de certaines conditions sociales, économiques, politiques jugées insatisfaisantes et peut participer pleinement au processus de construction sociale. Un des enjeux cruciaux de la construction d’un problème social est donc la confrontation entre des acteurs qui cherchent à changer des éléments du problème et d’autres acteurs qui, eux, s’efforcent d’y préserver leurs intérêts.

Les interactions entre les acteurs sociaux ne se déroulent pas dans un espace indifférencié, libre de toute contrainte quant aux modalités d’entrée et aux modalités d’expression; elles se déroulent dans des arènes publiques. La notion d’arènes est utilisée pour définir ces espaces de confrontation sociale et symbolique où se discutent les problèmes sociaux, selon des règles prédéfinies. Chacune de ces arènes est caractérisée par sa propre logique de sélection du problème et d’enjeux; des conflits et des controverses y surgissent, y émergent et s’y manifestent (Gusfield, 2009). Or, pour être pris en considération dans les arènes de la discussion publique, le « problème » doit gagner un certain degré de respectabilité sociale. Les acteurs tenteront de trouver des réponses à une série de questions fondamentales telles que

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« qui », « quoi », « à cause de quoi », « en vue de quoi », « avec qui », « contre qui », « comment », « quand », « où », « pour quels enjeux » et « dans quels intérêts ». Ces questions seront posées par les acteurs dans différentes arènes publiques, tels le psychosocial, la science et les médias de masse (Gusfield, 2009; Hilgartner et Bosk, 1988; Joly et Marris, 2001; Macé, 2000; Neveu, 1999; Spector et coll., 1987).

Dans le but d’améliorer la compréhension de l’évolution d’un problème social, Spector et ses collaborateurs proposent un modèle d’analyse séquentiel de l’évolution des problèmes sociaux qui comprend quatre étapes principales : 1) la prise de conscience; 2) la décision d’intervention; 3) la prise en charge institutionnelle; 4) l’acceptation de l’orientation de la solution.

2.2.1 Modèle d’analyse séquentiel de l’évolution des problèmes sociaux

Un problème social n’existe pas tant qu’il n’a pas été identifié comme tel (Bell, 1981). La première étape correspond donc au processus par lequel des individus ou des groupes définissent une situation sociale comme étant problématique. On observe alors l’émergence de discours, souvent percutants, concernant la présence d’injustices ou de préjudices et la formulation de revendications à l’égard d’une situation jugée problématique. Diverses tentatives utilisées par les groupes revendicateurs pour transformer des problèmes privés en débats publics forment le point de départ du processus (Spector et Kitsuse, 1977). C’est à la deuxième étape que les revendications relatives aux problèmes sociaux se justifient et que les luttes d’influence se précisent entre différents groupes d’intérêt. On assiste ainsi à une confrontation entre les groupes qui tentent de mieux délimiter le problème et lui donner une définition qui correspond à la façon dont la société a finalement perçu et cherché à traiter ce problème à travers ses organisations officielles (ex. : agences gouvernementales, institutions officielles influentes) et ceux qui s’efforcent de préserver leurs intérêts dans la configuration dudit problème (Blumer et Riot, 2004). En somme, pour que le problème puisse continuer d’exister

41 comme débat public, il doit être pris en charge par une institution mandatée pour le régler (Mayer et Dorvil, 2001).

Suit, alors, la troisième étape dans laquelle les groupes revendicateurs considèrent la réponse donnée par les pouvoirs publics ou autres comme étant, soit adéquate ou insuffisante. Si la réponse aux revendications s’avère satisfaisante, la séquence est complète. Si la réponse apportée par l’organisme privé ou public responsable de la prise en charge est jugée être inappropriée comme réponse au problème et ne satisfait pas le groupe revendicateur, la quatrième étape débute. C’est alors que les groupes revendicateurs tenteront d’appliquer leurs propres solutions ou encore de créer leurs institutions dites alternatives. Ils organisent leurs propres activités et trouvent leurs propres solutions pour résoudre le problème (Spector et coll., 1977, p. 156). En résumé, pour ces groupes de revendication, le problème social nait des plaintes issues d’individus ou de groupes à propos d’une situation et du genre de réponses apportées par des organismes.

La théorie de la construction des problèmes sociaux de Spector et Kitsuse est pertinente pour notre étude parce qu’elle insiste sur le fait que la définition des problèmes sociaux est le « travail » de plusieurs acteurs sociaux (ex. : journalistes, psychiatres, intervenants sociaux, etc.) qui les défendent en tant que « faits objectifs » et les rendent problématiques par leurs revendications. Vouloir retracer la genèse d’un problème social suppose alors que le chercheur documente le processus de définition collective par lequel les changements s’opèrent, il détermine à la fois, qui a de l’influence et du pouvoir sur ces problèmes, et qui et de quelle manière ils sont définis et comment ils sont traités.

Toutefois, il ne suffit pas, pour qu’une situation devienne un problème social, d’identifier des acteurs socialement reconnus comme compétents pour en examiner la nature et proposer des solutions acceptables. Les acteurs doivent également réussir à l’imposer sur la scène par débats ouverts et susciter l’attention dans l’opinion

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publique. À cet effet, les travaux de Joseph Gusfield (1981, 2009) apportent un éclairage supplémentaire aux thèses de Spector et Kitsuse parce qu’ils soulignent ce caractère public des problèmes sociaux. Selon Gusfield, la transformation d’une situation particulière en un problème d’ordre public devient l’enjeu le plus important. De nombreuses situations peuvent être considérées comme des problèmes sans qu’il existe de mouvement ou de processus visant à attirer l’attention du public à leur égard ou à mobiliser des ressources publiques, ou encore à entreprendre une action les concernant. Mais, comment un problème privé devient-il l’objet de préoccupations publiques? Comment gagne-t-il un statut public? Cet auteur nous propose, en réponse, un processus de construction des problèmes publics qui contribuera, dans notre étude, à mieux cerner de quelle façon la « cyberdépendance » évolue vers un statut public.