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Chapitre I Le rôle de l’élevage dans les

2. Mutations profondes et rapides de la société engendrées, par les politiques de

l’Etat tunisien, à la suite des politiques

coloniales françaises

Peu de changements sont survenus entre l’établissement des tribus hilaliennes au XIème siècle jusqu’à la première moitié du XIXè siècle ; la Jeffara a connu un regain d’intérêt par les pouvoirs beylicaux suite à la reconquête turque de la Tripolitaine (1835-1840), puis par les colonies françaises qui justifieront ainsi une présence militaire permanente dans cette région du pays. Cette époque (1850) marque la fin de l’époque commerciale organisée par les caravanes transsahariennes et la réouverture de la région sur le bassin méditerranéen (Lissir, 2001).

2.1. Sédentarisation de la population 2.1.1. Instauration de la « paix coloniale »

L’arrivée des troupes françaises est marquée par une série de rebellions de la part des tribus nomades ; dans l’objectif de stabiliser les relations, le pouvoir colonial attribue un rôle de

maghzen13 aux Twazin et Ouderna pour défendre la frontière du sud et leur confère des avantages fiscaux (clientélisme pour certaines tribus). Ces tribus maghzen disparaissent en 1889 pour laisser place à une cavalerie unique ; le sud du pays, jusqu’à l’oued Zeuss (au nord de la zone d’étude) est déclaré territoire militaire.

Parallèlement, l’administration française entame une réglementation des mouvements liés à la production agricole sur le territoire. Les frontières ne sont désormais plus franchissables pour le pâturage des troupeaux et les terres de labours sont délimitées pour les Twazin et les Ouderna en 1897. Des restrictions dans la pratique de l’Achaba (déplacements vers le centre et le nord du pays) sont également appliquées ; les autorisations ne sont délivrées que dans les cas de sécheresses sévères (Guillaume et Romagny, 2003).

2.1.2. Aménagement de centres urbains en plaine

La sédentarisation de la population s’effectue dans un objectif de contrôle de la population et de maintien de la sécurité des troupes françaises. Ainsi, l’incitation à stocker les céréales à proximité des terres de labours est accompagnée d’encouragements à développer les ksour de plaine. Des centres « agricoles et commerciaux » sont créés dans le but de concentrer et limiter les mouvements des populations, tels que Tataouine en 1890, Ksar Jedid en 1914 et Ben Gardane à la frontière libyenne en 1895. « Le marché de Tataouine est conçu et réalisé sur un modèle identique à celui de Ben Gardane. Cent boutiques voient le jour en 1892. En 1911, un abattoir municipal et construit. L’année suivante voit la création d’une halle aux grains. »14.

13 Le mot Maghzen signifie littéralement « magasin » et par extension, le fisc, l’entité ayant le pouvoir de

prélever l’impôt. En Tunisie, il était employé au XIXème siècle pour désigner l’Etat Beylical. (Vermeren, 2001) 14 Lissir, F. La réinsertion de la Jeffara tunisienne dans la sphère méditerranéenne (fin du XIXè siècle – fin des

Cette urbanisation est également assortie du développement des voies d’accès pour faciliter la liaison entre les centres urbains de la plaine, mais également en direction de la montagne pour garder un contrôle sur les Berbères restés en montagne. En 1920, l’Administration Générale des Travaux Publics est créée à Médenine (Guillaume et Romagny, 2003) ; les chantiers mis en œuvre avaient donc la double vocation d’améliorer les infrastructures et d’employer la main d’œuvre locale, dont une partie était déjà fragilisée par les transformations rapides insufflées par la présence coloniale.

2.1.3. Privatisation des terres collectives

Par le décret du 14/01/1901, le protectorat français établit le droit de jouissance des tribus sur les terres collectives. Suite à une insurrection, le décret du 23/11/1918 accorde un droit de propriété aux tribus vivant en territoire militaire.

Le développement de l’oléiculture est prôné par le pouvoir français dès le début du XXème siècle ; l’olivier, jusque là situé en montagne et sur l’île de Djerba, gagne la plaine, en commençant par la zone littorale – qui avait constitué une expérience de bornage à des fins de privatisation – et en piémont (Guillaume et Romagny, 2003).

La privatisation des terres collectives entamée timidement au cours de l’époque coloniale s’est accentuée à partir de l’indépendance du pays au travers de deux types de processus, se référant néanmoins tous deux à l’adage coutumier « la terre appartient à celui qui la vivifie ». Parmi les 3 millions d’hectares de terres collectives, qui se situent essentiellement dans le centre et sud du pays, 1,6 millions d’hectares ont été déclarés attribuables, car pouvant techniquement être mis en cultures, le reste ayant été défini comme terre à vocation pastorale. Celles-ci ont en parties - 600000 ha - été mises sous tutelle de l’Etat pour leur gestion (Nasr et Bouhaouach, 1997).

La première étape de privatisation se basait sur des levées parcellaires, ainsi que sur des témoignages justifiant la propriété de l’ayant droit. Jugeant que les démarches, trop lourdes, freinaient la mise en œuvre de l’assainissement foncier, le gouvernement a instauré une procédure accélérée d’attribution privative des terres collectives par la circulaire du 2/5/1973. Depuis cette date, les titres de propriété sont alors délivrés sur simple enquête (Ben Saad, 1995).

2.2. Intégration à l’économie nationale et internationale

Longtemps resté marginal par rapport au reste du pays, la région de la Jeffara a suscité l’intérêt économique du gouvernement tunisien à partir des années 70.

La variabilité extrême des précipitations se posait alors comme un facteur limitant la croissance économique de la région, dont les orientations de « modernisation » se concentraient sur l’augmentation de la rentabilité des activités agricoles ainsi que le développement du secteur tertiaire.

Afin de permettre un approvisionnement stable en eau, l’Etat a engagé des travaux de forage dans les nappes souterraines ainsi qu’un réseau de canalisation (plusieurs centaines de km pour rallier Tataouine) visant à approvisionner la population en eau potable. Devant la demande croissante dépassant largement les capacités des nappes, la politique hydraulique a évolué à la fin des années 80 pour freiner l’expansion de forages privés (une autorisation est désormais nécessaire pour creuser au-delà de 50 m) et pour exploiter l’eau

de mer (création de deux usines de dessalement en 1999 et 2000 sur le littoral de Zarzis et à Djerba).

Il existe 87 forages dans l’arrondissement de Médenine, qui ont fourni en 2000 31,42 millions de mètres cube (40% de plus qu’en 1991) dont 72,3% à des fins domestiques, 16,4% pour les usages agricoles, 11% pour l’hôtellerie et 0,2% pour les usages industriels15. 2.2.1. Dans le domaine agricole, l’arboriculture de la région doit participer aux

exportations nationales

L’appropriation individuelle des terres devait encourager leur mise en valeur dans l’objectif d’augmenter les revenus agricoles des familles de la région et de s’intégrer à la stratégie nationale d’exportation d’huile vers l’étranger.

En 1970, l’Office National de l’Huile (créé dès 1930) est réorganisé afin de gagner en efficacité et de promouvoir l’activité oléicole du pays. Aides et conseils techniques sont apportés aux producteurs et l’ONH se charge du stockage et du transport des produits (ONH, 2005). L’ONH est organisé en plusieurs antennes régionales, dont celle de Zarzis qui gère la production du sud du pays16, où se concentrent environ 21,6% de la surface en oliviers dans le pays (ODS, 2003).

La Tunisie est en effet le quatrième exportateur mondial d’huile d’olive sur la période 1990- 1999 (Thabet et Mahfoudhi, 1995). Depuis 1997, les niveaux de production de l’ensemble du pays ont été particulièrement variables ; entre 30 000 litres en 2001-2002 et 280 000 litres l’année suivante (pour une moyenne de 125 625 litres sur la période 1997 – 2004)17. La majorité de la collecte (plus de 80%) est destinée à l’exportation, essentiellement vers les pays européens.

Dans la partie Nord de la plaine de la Jeffara, la steppe a rapidement laissé place à une mosaïque de parcelles arboricoles, de jachères et de steppes résiduelles. L’analyse de photos aériennes sur la partie amont d’un bassin versant du nord de la Jeffara a évalué une extension des surfaces arboricoles de 180% en montagne, 356% en piémont et 798% en plaine centrale entre 1972 et 1998 (Guillaume et Romagny, 2003). Les secteurs non plantés correspondent aujourd’hui à des terres à potentiel agronomique faible et susceptibles d’être plus sensibles à la dégradation (sols peu profonds, salés, lits d’oueds…..). Ils sont généralement réservés au pâturage des animaux, mais peuvent être cultivés dans un objectif d’appropriation foncière ou dans le cas où la surface cultivable est insuffisante pour subvenir au besoin d’une famille.

Depuis une dizaine d’année, la mise en place de surfaces agricoles irriguées est apparue comme un enjeu de taille pour les acteurs ruraux car l’accès à l’eau d’irrigation représente une stratégie séduisante permettant de s’affranchir quasi totalement des risques climatiques. Mais les problèmes techniques tels que la salinité des eaux, ainsi que ceux touchant à la gestion des puits apparaissent très rapidement et remettent en cause cette solution à long terme (Palluault, 2003).

15 Ministère de l’agriculture, 2000, in Rapport scientifique de synthèse Jeffara, 2003. 16 Le sud comprend dans ce cas les gouvernorats de Médenine, Gafsa, Gabès et Tataouine.

2.2.2. Tourisme sur l’île de Djerba et le littoral de Zarzis

Afin de conserver un avantage comparatif sur les autres pays du Maghreb, l’Etat tunisien a, dans un premier temps, soutenu l’extension des capacités d’accueil sur le littoral de Djerba, puis de Zarzis dans le sud du pays (au nord, il s’agit des littoraux de Hammamet, Sousse, Bizerte…). Jusqu’à une époque récente correspondant aux attentats de New York et de la synagogue de La Ghriba (Djerba), plus d’une centaine d’hôtels s’étalant sur quelques 15 km de plage au nord de l’île représentaient un pôle d’emploi permanent et saisonnier pour nombre de chefs de ménage de la zone d’étude, essentiellement dans les secteurs du bâtiment, de la manutention et de l’entretien. Les emplois liés au commerce et à l’accompagnement des touristes sont davantage occupés par des djerbiens et des étudiants venus du nord du pays18.

Dans un second temps, le gouvernement a favorisé la découverte de l’intérieur, les villages et oasis de montagne (Tataouine, Midès, Tamerza) et le désert (Douz) en créant les réseaux routiers reliant les principaux sites attractifs. Ces infrastructures représentent, pour la population, l’essentiel des retombées des expéditions. Par exemple, une route devant permettre le passage d’autocars entre Médenine et Matmata est en réalisation depuis 2000. Malgré la lenteur de l’avancement des ouvrages (les aménagements nécessaires en montagne ont largement dépassé les prévisions budgétaires), la voie devrait permettre à terme aux montagnards de la délégation de Mareth de réduire de plus de moitié leur temps de trajet et de rallier Médenine, par exemple, en une demi-heure. Durant la même période (2000 – 2003), un axe routier asphalté a été aménagé entre la « voie romaine » - digue permettant de gagner l’île de Djerba par voie terrestre – et la ville de Tataouine.

2.2.3. Echanges tuniso-libyens

Le sud de la Tunisie faisait anciennement partie de la Tripolitaine, région rayonnant autour de la ville de Tripoli fondée au VIIème siècle av. J-C par les Phéniciens, aujourd’hui capitale de la Libye. Suite aux colonisations françaises et italiennes, la région a été scindée en deux territoires par la création de la frontière tuniso-libyenne. Néanmoins, les secteurs de pâturage de certaines tribus tunisiennes, les Twazin notamment, s’étendent encore sur les deux pays. Il n’est donc pas surprenant que les échanges transfrontaliers de marchandise et de main d’œuvre persistent entre les deux pays et touchent en particulier la population du sud tunisien. La Libye, possédant des ressources pétrolières, procure du travail agricole et extra agricole aux chefs de ménages tunisiens, dont certains d’entre eux réalisent le déplacement plus de 80 fois en une année (Laroussi, 1996). Ces mouvements ont été encouragés par l’ouverture des frontières tuniso-libyennes en 1988 puis par l’embargo européen sur la Libye dans les années 90 (Boubakri, 2001).

Parallèlement, s’organisait un commerce informel de produits provenant de Libye19 sur les marchés tunisiens – le « Souk Lybia » - d’abord réprimé puis toléré par l’Etat suite aux derniers épisodes de sécheresse. De même, le transit de libyens fortunés qui se rendent à Sfax ou Tunis pour y trouver les services qu’ils ne possèdent pas dans leur pays (en médecine notamment) a engendré la multiplication de « boucheries » sur les bords de la GP1 (axe Tunis/Tripoli), essentiellement au niveau de Kairouan et de notre zone d’étude - de Gabès à Médenine. Ces locaux rudimentaires proposant de la viande d’agneau, de chevreau et parfois de chamelon au détail, grillée ou crue à emporter, offrent un débouché permanent pour les éleveurs situés dans les environs.

18 Entretiens libres avec les ruraux de la Jeffara et les travailleurs sur l’île de Djerba, 2002 – 2003.

19 Les produits importés sont très variés : essence à moitié prix, produits alimentaires et ménagers, pièces

2.3. Reconfiguration territoriale par une urbanisation régionale

La population du sud tunisien représente actuellement 16% de la population totale du pays, part relative équivalente à celle de 1936, ce qui montre que l’accroissement démographique a gagné cette partie aride du pays20, malgré des phénomènes migratoires internationaux non négligeables dans les années 70’21. Pourtant il existe un phénomène d’exode rural marqué interne à la région ; le gouvernorat de Médenine qui recensait près de 400 000 habitants en 1994 a connu un taux de croissance de la population en milieu urbain de 5,9% contre seulement 0,4% en milieu rural pour la période 1975/1984 et de 2,9 contre 2,4 pour la période 1984/1994 (différence qui s’amenuise du fait, en partie, d’un taux de fécondité plus élevé en zone de montagne qu’en plaine). Aujourd’hui, 60% de la population vit en zone urbaine dans le gouvernorat.

A l’intérieur de la région, les centres urbains ainsi que la zone touristique de Djerba / Zarzis constituent des pôles d’attraction qui motivent la migration des familles. Il n’en reste pas moins que d’autres centres urbains - moins importants mais relativement dynamiques - se sont créés sous le protectorat français puis dans les années 70’ en zone de piémont suite aux politiques hydrauliques et foncières de l’Etat. C’est notamment le cas de Ksar Jedid (« la nouvelle fortification », fondée en 1914) et de Dkhilet Toujane (« le canyon d’où jaillit l’eau », le terme Dkhilet étant arabe et Toujane, d’origine berbère) deux localités retenues pour notre étude ; le bourg de Dkhilet Toujane compte approximativement 6500 personnes, toutes originaires du village de Toujane situé à 6 km en amont. Créé entre 1968 et 1969, suite à la construction de l’école et de la mosquée, Dkhilet Toujane accueille aujourd’hui 10 fois plus de familles que Toujane22. Depuis 1993, c’est une Imada (entité administrative correspondant à la commune) à part entière, qui bénéficie d’une école primaire, d’un collège/lycée, plusieurs mosquées. La construction d’un hôpital y est prévue. Toujane ne compte plus qu’une centaine de familles qui, du fait du manque d’infrastructure (pas d’adduction au réseau d’eau potable SONEDE, pas de transports collectifs…) n’hésitent pas à s’installer en plaine dès que l’occasion se présente.

20 La population du sud a doublé en trente ans : 664 000 habitants en 1966 et 1 364 083 en 1994 (INS, in

Sghaier et Genin (ed), 2003).

21 Près de 80% des chefs de ménage âgés de 75 à 79 ans en 2001 ont migré au cours de leur vie dans la

3. Instabilité des échanges commerciaux et