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Chapitre IV Stratégies d’élevage

3. Les « types » à l’épreuve des hypothèses de recherche

3.1. L’économie familiale et le capital de production

3.1.3. Flux monétaires.

L’étude des sources de rémunération à l’échelle familiale informe sur l’efficience économique de chacune des activités productives mais peut également expliquer les choix qui s’opèrent au cours de l’évolution du fonctionnement des systèmes de production.

Au regard de l’analyse de la contribution de chaque activité aux revenus des familles sur une période alternant sécheresse et pluie, il apparaît que les productions végétales ont rarement été rémunératrices sur la période considérée ; seuls les détenteurs d’eau d’irrigation (éleveurs 3 et 7) ou de grandes superficies de plaine et de matériel mécanisé (éleveur 4), ont dégagé des bénéfices de la production végétale. Sur les 13 familles suivies, seulement 2 en 2002 et 3 en 2003 vendent une partie de leur production agricole (tableau 7 p. 196). Néanmoins, il ne faut pas négliger la vente d’olive ou d’huile - qui n’a pas été observée durant la période étudiée du fait d’une absence de production durant 4 ans suite à la sécheresse de 1999-2002 – qui peut être d’un rapport intéressant, mais pour laquelle les pas de temps impliqués - délais d’entrée en production, variabilité de la production complexe liée à la physiologie de l’arbre et aux conditions climatiques - demandent une analyse sur le moyen et long terme.

De même, n’apparaissent dans le tableau 7 que les dépenses relatives au labour et à la moisson des céréales ; la diminution des dépenses de base occasionnée par le stock réalisé en juin 2003, est postérieure à la fin du suivi. Néanmoins, les estimations des quantités récoltées confirment les tendances de niveau de vie des familles de l’échantillon : ainsi l’éleveur 1 récolte environ 5 tonnes d’orge et de blé, ce qui assure une autoconsommation de 5 à 6 ans. L’éleveur engage des dépenses importantes à travers l’emploi de salariés pour la moisson (1600 dinars), mais ces frais sont compensés par une valeur approximative de 3000 dinars pour le stock réalisé. Dans la majorité des autres cas – excepté l’éleveur 3 qui possède un périmètre irrigué et sème des céréales quelques soient les conditions climatiques -, la récolte varie entre 500 kg et 3 tonnes en 2003 et couvre entre 1 et 3 ans d’autoconsommation ; elle est directement liée à la possession de terres privées.

Les céréales sont généralement réservées à l’alimentation humaine car elles sont considérées meilleures que celles importées : seuls les éleveurs 1 et 5 comptent en distribuer une partie au troupeau en cas de nouvelle sécheresse. Notons que les éleveurs 10 et 13, en situation précaire, n’on rien récolté. L’éleveur 13 a semé trop tôt sur les terres côtières communes et l’éleveur 10 ne disposait pas de trésorerie suffisante pour acheter les semences.

L’élevage contribue pour une part très variable à la constitution des revenus, en fonction des aléas climatiques mais également en fonction des projets assignés à cette production. Dans le cas des « éleveurs-agriculteurs », (éleveurs 1, 2, 3) les activités agropastorales constituent la base de l’économie familiale. Ces familles mobilisent l’ensemble des moyens de production humains, fonciers et financiers dans l’agriculture – élevage et productions végétales - pour mener à bien leurs projets socio-économiques.

La majorité des familles, de type « acquéreurs de patrimoine » et « occupants des communs » (éleveurs 7, 8, 9, 10, 12, 13), attendent de l’élevage un revenu complémentaire qui dépend assez peu des conditions climatiques (mis à part 12 et 13). La famille joue alors sur une relation forte entre travail extra-agricole et agricole, en mobilisant la main d’œuvre masculine à des moments opportuns sur les productions végétales et en investissant dans l’alimentation du bétail en année sèche pour les « acquéreurs de patrimoine » (éleveurs 7, 8, 10) ou en diminuant les objectifs de production d’élevage pour limiter les charges d’alimentation du bétail dans le cas des « occupants des communs » (9, 12, 13).

Inversement, l’éleveur 5 montre un comportement opportuniste de spéculation animale – ovine essentiellement – en dégageant des bénéfices « à contre-courant », pendant les périodes de sécheresse ; ainsi les revenus dégagés de l’élevage (4969 dinars) au terme des deux années proviennent essentiellement du maquignonnage en 2002. Ces revenus sont en partie investis en 2003 pour construire un bâtiment d’élevage (4000 dinars). C’est grâce à une activité extra-agricole stable et rémunératrice qu’il peut prendre le risque d’investir dans le cheptel en année sèche. En effet, les revenus extra agricoles s’élèvent à 5400 dinars sur une année pour des dépenses courantes familiales de l’ordre de 5900 dinars.

Il est également important de distinguer une stratégie de diversification des activités rémunératrices où le choix se porte sur l’élevage dans des situations de contraintes foncières fortes dans le cas des « entrepreneurs pluriactifs » (éleveurs 5 et 6). Pour le cas 6, le solde de cette activité apparaît négatif sur l’ensemble de la période d’observation du fait d’un investissement important dans l’appareil de production animale (achat de cheptel et de reproducteurs voir tableau patrimoine), en vue d’en augmenter les bénéfices ultérieurement.

Finalement, on constate la quasi-omniprésence des ressources extra agricoles dans cet échantillon d’agropasteurs et l’on peut raisonnablement extrapoler l’importance du secteur extra agricole à l’ensemble du milieu rural de la Jeffara. En effet, si l’éleveur 3 n’a pas eu recours à une activité extra-agricoles pendant les deux années de suivis, c’est néanmoins grâce à sept années de travail à Tunis que celui-ci a pu acquérir 90 ha de foncier, puis investir dans de l’infrastructure d’irrigation. De même, l’éleveur 2 a augmenté la taille de son troupeau au retour de sa migration en France. Le mariage de son fils cadet a été en partie financé par le premier versement de pension de retraite. Dans le cas, de l’éleveur 8, celui-ci perçoit une pension de retraite suite à une période d’émigration qui lui permet d’investir dans un élevage sédentaire, exigeant en intrants.

En dehors des activités qui se réalisent en milieu urbain et demandent la migration d’un ou plusieurs membres de la famille (bâtiment, tourisme côtier… éleveurs 9,12, 13 du type des « occupants des communs »), précisons que les opportunités locales de travail ne sont pas négligeables. Elles concernent des métiers qualifiés pour les « entrepreneurs pluriactifs » (travail à l’entreprise, tourisme… éleveurs 4, 5, 6) et sont également liées à des programmes de soutien publics, qui touchent en particulier le groupe des « acquéreur de patrimoine » (chantiers sociaux éleveurs 7, 8, 11 en 2001 sur toute la période du suivi et 10 en 2003). Un dernier type d’activité, en rapport direct avec la collecte et la vente de ressources naturelles, est pratiqué par les « occupants des communs » (cueilleur de guedim80, ramasseur de clovisses 10, 13). Ces résultats

confirment les travaux réalisés sur l’existence de ce type d’activité et son rôle concernant le maintien des systèmes de production agricole (Laroussi, 1996 ; Boubakri, 2001), et par-là le maintien de la vie en milieu rural.

Tableau 7 : Flux économiques et variations du cheptel : les surplus disponibles.

Type Eleveur dépenses

famille (1) Solde production animale (1) Solde productions végétales (1) Recettes extra agricoles (1) Surplus disponible (1) Variation cheptel ovin (2) (3) Variation cheptel caprin (2) (3)

Sens des flux économiques entre postes I 1 7420 37642 -2038 0 28184 +20 (255) -30 (70) élevage → agriculture I 2 8600 5198 0 6000 2598 +2 (35) -45 (80) 0 I 3 6100 8831 8800 0 11531 -24 (64) -3 (31) élevage↔agriculture II-III 4 6775 6847 2425 2300 4797 -40 (60) -4 (6) élevage↔agriculture II 5 5900 4969 0 5400 4469 -8 (28) +7 (8) élevage↔extra agricole II 6 7540 -1895 -70 4500 -5005 +6 (5) +2 (7) élevage↔extra agricole III 7 4800 2405 100 2880 585 +1 (16) +2 (4) 0 III 8 2685 648 -540 4452 1875 -11 (26) +5 (1) 0 IV 9 10245 3544 0 6400 -301 +3 (20) +4 (32) extra agricole→élevage

IV-I 10 4355 2183 1300 3710 2838 -2 (18) 0 extra agricole→élevage

III 11 4320 -500 -56 5098 222 = (11) +1 (0) 0

IV 12 3600 1045 0 2050 -506 -5 (18) -6 (20) extra agricole→élevage

IV 13 2400 -35 -112 1860 -687 +1 (15) +2 (15) extra agricole→élevage

(1) : en DT

(2) : l’effectif comprend les adultes et les femelles renouvellement (berkoussettes). (3) : (x) effectif de départ

Il est alors possible de résumer les caractéristiques des flux économiques entre les différents postes d’activité par rapport au capital de l’exploitation ainsi qu’à la nature du projet familial comme suit :

Les niveaux de consommation de produits de base (aliments, vêtements) s’ils semblent de prime abord peu élevés dans l’ensemble du monde rural de la région, diffèrent pourtant d’un type de ménage à l’autre. Ils sont constitués de produits pouvant être locaux - semoules, dattes - ou peu coûteux – pâtes alimentaires, pain - pour les familles vivant de l’agriculture. Ils s’élèvent car la consommation intègre des produits plus élaborés ou plus chers (sucreries, viande au détail,…) dans les familles ayant une relation forte à la ville - une partie des « acquéreurs de patrimoine » - ou qui développent une stratégie de pluriactivité locale. Par contre, les familles en situation précaire ne satisfont pas toujours leurs besoins alimentaires et vivent dans des habitations rustiques.

Parallèlement, de grosses sommes d’argent peuvent être mises en jeu pour les évènements sociaux par l’ensemble des ruraux non précaires, notamment lors des mariages. Les dépenses d’enseignement secondaire et universitaire, quant à elles, sont le propre des familles d’« éleveurs- agriculteurs » bénéficiant d’une main d’œuvre masculine importante ou des « entrepreneurs pluriactifs », dont l’éducation scolaire a représenté une voie d’autonomie financière.

Concernant le capital foncier, nous schématisons en distinguant les familles dont l’origine ethnique disposait de pouvoir et qui ont su tirer profit de la légalisation puis de la privatisation des terres collectives et qui détiennent actuellement plus de 10 ha de terre en plaine – des « éleveurs-agriculteurs » et des « acquéreurs de patrimoine » de ceux qui sont restés en marge du processus et se sont vus cantonnés dans des espaces plus contraignants du point de vue agricole, du type montagne ou plaine littorale, les « occupants des communs » et les « entrepreneurs pluriactifs ».

La possession de cheptel est discriminante uniquement par rapport à la présence de ressource extérieure pour maintenir la famille. En effet, dans les systèmes de production qui intègrent une activité extra agricole, le troupeau est de taille restreinte (une trentaine de tête approximativement), plus flexible : cela permet d’une part de couvrir les frais d’intrants et limiter ainsi les effets de la sécheresse et d’autre part de faciliter la conduite au pâturage sur les territoires « de sédentarisation ».

Le troupeau provient de l’héritage lorsqu’il est constitué d’animaux de race locale ; l’achat de cheptel local est rare et vise à l’augmentation plus rapide que par le renouvellement naturel. L’achat de cheptel génétiquement amélioré touche les « entrepreneurs pluriactifs » qui démarrent un type de production différent, basé sur l’utilisation quasi systématique d’intrants pour commercialiser des agneaux de l’cayd.

Finalement, les revenus d’élevage se distinguent selon qu’ils constituent une entrée d’argent sur laquelle la famille compte quelles que soient les conditions climatiques ou qu’ils assurent un complément de revenu. Dans ce dernier cas, l’apport de l’élevage dans la constitution des revenus familiaux n’est pas nécessairement lié au système technique : les « acquéreurs de patrimoine », qui supportent des frais d’alimentation importante en année sèche présentent parfois un solde d’élevage à peine plus élevé que celui des « occupant des communs » (exemple solde élevage de l’éleveur 8 : 648 DT et de l’éleveur 12 : 1045 DT).

Ainsi, les « éleveurs-agriculteurs », dont l’élevage est l’unique activité procurant des revenus chaque année, couvrent les besoins domestiques et d’élevage en année sèche moyennant une décapitalisation du cheptel et réalisent des bénéfices importants en année pluvieuse tout en reconstituant le stock d’animaux.

Chez les « entrepreneurs pluriactifs », les revenus d’élevages ne sont pas affectés par les aléas climatiques, et peuvent même être supérieurs en année sèche du fait d’une spéculation sur les adultes. Leurs ressources extra agricoles élevées constituent une sécurité pour la trésorerie domestique et permettent de fait de prendre ce genre de risque sur l’élevage. Dans ce groupe, il existe une forte perméabilité entre les divers postes d’activité, les revenus de l’un pouvant servir à l’investissement dans l’autre et vice versa.

Les « acquéreurs de patrimoine » ainsi que les « occupants des communs » quant à eux, vivent quasi exclusivement grâce à leurs ressources extra agricoles ; dans le meilleur des cas les revenus d’élevage, dégagés en année pluvieuse, assurent un meilleur confort de vie – pour les « occupants des communs » - ou sont épargnés pour l’augmentation du patrimoine – pour les « acquéreurs de patrimoine » dont le niveau de ressources extra agricoles est plus élevé -.

3.2. Conduite du troupeau, niveaux d’intensification.