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Chapitre II La démarche : analyser les

2. Les pratiques comme objet d’étude

2.4. Approche ethnologique pour appréhender les opportunités des pratiques

L’appréhension des raisons des pratiques est délicate car elle s’appuie sur le dialogue avec les personnes qui les mettent en oeuvre, à l’aide d’un système de référence à priori différent de celui du chercheur (Minzberg, 1987 ; Darré et Hubert, 1993 ; Olivier de Sardan, 2000). Dans un contexte culturel et social en partie inconnu, j’ai donc fait appel à des méthodes d’enquêtes et d’entretiens empruntés aux champs disciplinaires de l’ethnologie pour pouvoir augmenter les chances de réduire les écarts de référence lors du dialogue.

Les observations du pâturage et de l’organisation du travail sur l’exploitation (quotidienne et occasionnelle) ont servi de base de discussion pour caractériser les aspects concernant les secteurs de pâturage (appropriation officielle, règles d’usage et usage effectif), préciser les temps de pâturage et la conduite du troupeau, les personnes impliquées dans l’activité d’élevage et celles absentes de l’exploitation, d’identifier les personnes prenant les décisions sur le troupeau.

La participation aux travaux pour compenser « le temps perdu » en entretiens, a également été un moyen de comprendre le sens des pratiques mises en oeuvre.

2.4.1. L’installation et la durée du séjour

Grâce à une affectation permanente à l’IRA Médenine, le « camp de base » a pu être établi sur place, dans le but de faciliter l’immersion dans la société étudiée. Il s’agissait, selon les termes de J.-P. Olivier de Sardan (2000), de m’inscrire « dans le cadre de vie quotidien » et de comprendre les codes de conduite locaux. Au-delà des discussions informelles quotidiennes que l’installation sur place chez l’habitant permettait, il était également possible d’appréhender le quotidien des gens en dehors de leurs seules activités professionnelles.

Une phase de familiarisation, qualifiée de « déambulatoire » par Copans (2002), a été facilitée par la traductrice. Elle m’enseignait en français les coutumes et l’Histoire locale ce qui a permi, notamment, de comprendre la persistance de forts liens ethniques dans la région. En retour, je lui faisais part de mes projets de recherche afin qu’elle s’approprie les thèmes abordés lors des entretiens.

2.4.2. Rôle de la traductrice

Afin de favoriser le dialogue avec tous les membres de l’exploitation (hommes, femmes, enfants) et d’éviter les traductions « pré-analysées » en terme zootechnique, nous avons opté pour l’emploi d’une jeune fille de la région qui accepte, malgré son niveau d’instruction, de travailler en extérieur.

Citadine originaire de Médenine, elle était la petite-fille d’un notable, ce qui lui conférait un statut de « fille respectable » parmi les éleveurs. Ce statut a eu des avantages et des inconvénients ; la traductrice était garante de ma « respectabilité » en acceptant de traduire – ce qui a eu toute son importance pour avoir des entretiens en privé avec les femmes -, mais à l’inverse, conduisait nos interlocuteurs, au début du suivi du moins, à prendre encore plus de distance que s’ils avaient eu à parler avec une « étudiante européenne ». La traductrice impose cependant son rythme lors des visites avec les avantages et inconvénients que cela sous-tend : respect des coutumes locales de visite, de prise de parole favorisant notre accueil dans les familles suivies, mais fatigue physique mettant prématurément un terme à la visite…. La répétition des visites permettait en fin de compte de lisser les aléas de la traduction. Les paragraphes suivants emploient la seconde personne du pluriel car le dispositif d’entretien a résulté d’une coopération avec les éleveurs certes, mais avant tout avec la traductrice avec qui je partageais l’essentiel du terrain62.

2.4.3. Le choix d’un vocabulaire partagé

Pour être sûrs de se comprendre, nous avons choisi d’employer les termes utilisés localement par les paysans après s’être accordés sur leur signification, de manière à pouvoir les transposer par la suite dans le système de référence occidental (cf. Annexe 4 et glossaire).

Exemples :

- Compter « les femelles entre 1 et 2 ans », signifiait pour moi, compter les femelles de renouvellement. Or il y avait des problèmes de cohérence d’effectifs dans les différents groupes de femelles. En fait, dans les systèmes d’exploitation de la région, les femelles sont parfois saillies avant le terme de leur première année ; l’expression « femelles entre 1 et 2 ans » n’avait aucun sens pour les personnes interrogées. En arabe, il existe un terme faisant référence aux agnelles de renouvellement : berkoussa - berkoussettes au pluriel -, elles gardent ce statut jusqu’à leur première mise bas, dont l’âge peut être variable.

- La difficulté d’identifier le statut et l’usage des secteurs de pâturage, que nous parcourions avec le troupeau. A la question « Cette terre est à vous ? » la réponse était affirmative. Cette question n’avait pas de sens dans la mesure où un secteur de pâturage commun appartient effectivement à la personne interrogée, mais pas seulement… Il a fallu effectuer un travail de terminologie des secteurs dans chaque système d’exploitation suivi et définir les différents usagers potentiels de ces secteurs pour avoir une idée du mode d’appartenance et d’exploitation.

- Les systèmes de mesures locaux ont été utilisés : le seau, la tassa – récipient métallique contenant 500g de tomates pelées - ainsi que l’unité de volume traditionnelle, la guelba, étaient beaucoup plus parlants pour les tunisiens (traductrice et exploitants), que les kilogrammes occidentaux. Il a ainsi été possible d’identifier certaines pratiques de distribution « standard » locales, telles que « la tasse de tomate d’orge » par animal…

2.4.4. Gérer les entretiens avec différents interlocuteurs au sein de la famille

Lors des premières visites, les entretiens étaient menés par les hommes de la famille. Or nous avions observé que certaines tâches étaient effectuées par les femmes et les enfants et que le discours des hommes s’éloignait parfois de la réalité…. Nous avons donc identifié la répartition des tâches relatives au troupeau en premier lieu afin de réaliser des entretiens personnalisés. La phase suivante consistait à se retrouver seules avec la personne intéressée, car femmes et enfants prenaient rarement la parole en présence des hommes. Nous avons donc trouvé des moments « privilégiés » - corvée de collecte de ressources pastorales, d’eau etc. - pour pouvoir instaurer le dialogue. Par la suite, nous avons pu dans certaines familles, réaliser les entretiens en groupe et même voir certains maris contredits !

Les entretiens portaient sur plusieurs thématiques :

- les raisons des pratiques observées (qui s’adressaient aux acteurs concernés par la pratique en question),

- les difficultés/opportunités rencontrées par rapport à l’activité d’élevage (acteurs pour les pratiques, chef de famille pour la gestion et les objectifs),

- les moyens de production et les autres activités de la famille (capital arboricole, foncier, revenus agricoles et extra-agricoles, personnes émigrées temporairement ou durablement, etc.)

- le mode de vie et le fonctionnement du système d’exploitation familial sur deux pas de temps différents : une cinquantaine d’années - correspondant à l’accélération de la privatisation des terres - (enquête s’adressant au chef de famille et aux anciens) et avant la dernière période de sécheresse (plusieurs membres de la famille).

2.4.5. Evolution du suivi, triangulation, répétition

D’un suivi où la priorité était donnée aux évaluations portant sur le pâturage, la distribution d’aliments et les flux d’animaux nous avons progressivement augmenté le temps d’entretiens ; la forme privilégiée de la discussion était cadrée par d’un canevas d’entretien plutôt qu’un guide prédéterminé qui peut enfermer l’entretien. La répétition et la régularité des entrevues a contribué à donner libre cours à la discussion, car à chaque nouvel entretien, nos compétences s’incrémentaient (Olivier de Sardan, 2000). Il était par exemple possible de s’appuyer sur les informations acquises les fois précédentes.

Le suivi a démarré en fin d’année 2001, troisième année de sécheresse consécutive. Ainsi, jusqu’au pluies de l’automne 2002, nous tâchions – avec la traductrice - d’arriver un peu avant la distribution d’aliments du bétail, qui coïncidait généralement avec le lever de la maisonnée. Avant le départ du troupeau au pâturage, nous procédions à une évaluation de la quantité d’aliments distribués, de l’effectif et du type d’animaux concernés, puis nous accompagnions troupeau et berger(e)s au pâturage, afin de se faire une idée des secteurs utilisés, des temps de pâturage, les attentes qu’en avaient les bergers en terme d’alimentation des animaux, et de vérifier les effectifs comptabilisés avant le départ.

Le déroulement et le contenu des visites a évolué au cours du temps, en fonction du type de données qu’il nous restait à recueillir. Le dialogue ne s’est vraiment instauré qu’après plusieurs mois de terrain ; aussi, passions-nous initialement plus de temps à réaliser des mesures et observations directes des pratiques et peu de temps d’entretien. Les thèmes de discussion abordés à cette époque portaient généralement sur la sécheresse et les problèmes d’approvisionnement en eau et aliments du bétail, sur les façons de vivre avant « que les choses changent »63.

Du fait d’avoir affaire à plusieurs interlocuteurs lors des entretiens, de travailler dans un système de référence social avec lequel je me familiarisais progressivement et compte tenu du temps mis à instaurer une relation de confiance avec les éleveurs, la cohérence des discours n’était pas toujours accessible au premier abord. Puis la multiplicité des personnes rencontrées a également servi de moyen de vérification par triangulation des propos recueillis.

A la fin de chaque visite, nous procédions à un exercice de synthèse avec la traductrice, chacune relevant ce qui l’avait marquée au cours de l’entretien ; contradictions dans les discours ou les pratiques par rapport aux précédents passages, attitudes de l’interlocuteur ou au contraire dénouement d’une confusion que nous avions… Cette phase permettait de définir les thématiques à creuser aux passages suivants. Certains problèmes de compréhension s’élucidaient souvent de fait, car la fréquence des passages était suffisante pour observer des situations très diverses (personnes présentes lors de la visite, travaux effectués, évènements clés dans la vie de la famille……).

D’autres points délicats à aborder, touchant notamment à la constitution des revenus familiaux dans certains systèmes d’exploitation ont pu être éclairés en partie seulement. J’ai utilisé les connaissances acquises par ailleurs pour reconstituer les revenus dégagés (cf. §3.2.3. de ce chapitre).

63 Il était difficile de dater précisément « l’avant » pour les personnes enquêtées, comme si les changements

étaient intervenus progressivement, mais tous les discours faisaient référence aux temps où les maisons n’étaient pas construites, où il y avait moins d’oliviers (en plaine), pas de tracteur ni de camionnettes, où les termes des échanges entre les gens étaient plus de l’ordre du troc que monétaire et où la famille entière se

3. Première phase d’abstraction: l’analyse