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Plusieurs modèles de prévention

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 80-86)

Les enjeux de la santé et de la sécurité au sein de la fonction RH et dans l’industrie chimique

3.1.2. Plusieurs modèles de prévention

L’approche hygiéniste

Historiquement, dans la continuité des travaux précurseurs de Bernardino Ramazzini (1633-1714) et de Louis-René Villermé1 (1782-1863), qui ont permis d’établir des liens entre troubles de la santé et conditions de travail (Laville, 2004, pp. 38‑40), la prévention a longtemps suivi un modèle hygiéniste.

Pour Daniellou (2010, pp. 11‑12), le modèle hygiéniste est caractérisé par une relation directe entre le danger et le risque, et par le fait que, pour éviter que se matérialise le risque, on choisit de poser un certain nombre d’écrans entre les travailleurs et le danger. Pour Poley (2015, p. 208), l’approche hygiéniste se traduit par une mise en relation directe entre un « déterminant » et un « effet ».

On retrouve une conception similaire de la prévention dans ce que Mohammed-Brahim et Garrigou (2009, pp. 52‑53) appellent le « modèle par écran » :

La notion d’écrans, que l’on peut rapprocher de celle de barrières développée par Reason (2016 [1997]) et Hollnagel (2006), fait référence au paradigme même du modèle dont l’objet est d’apposer donc ces écrans ou barrières aux facteurs de dangers identifiés (agent chimique dangereux, tâche exposante, état de santé péjoratif).

1 Plusieurs de ses travaux sont disponibles sur le site de la BNF : http://gallica.bnf.fr/

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Figure 4 – L'approche hygiéniste ou "par écran" (à partir de Daniellou, 2010, p. 12) Daniellou (op. cit., p. 11), souligne que le modèle hygiéniste est un modèle souvent rencontré dans l’industrie. Mais ce modèle est critiqué par les ergonomes de l’activité.

On constate en effet que, à travers les définitions que nous venons d’évoquer, l’approche hygiéniste met de côté les « déterminants techniques, organisationnels et humains » du danger (Mohammed-Brahim et Garrigou, 2009, p. 52). Il met de côté l’activité des travailleurs, il oublie qu’ils ont d’autres choses à gérer (2010, p. 13).

Ajoutons que dans ce modèle, le travail peut difficilement être conçu autrement que dans une approche pathogénique, où le travailleur ne peut être que victime face au risque.

Malgré les critiques, cette approche est encore très présente. Comme le soulignent Mohammed-Brahim et Garrigou (op. cit.), elle est notamment caractéristique de la directive 89/391/CEE du 12 juin 1989, qui a été transposée dans le droit français (voir annexe 1).

L’approche comportementale

Un autre modèle de la prévention qui est souvent rencontré dans les entreprises est l’approche comportementale. Dans ce modèle, l’opérateur, grâce à son comportement, est censé devenir davantage acteur de sa propre sécurité. Mais comme le souligne Daniellou, Simard et Boissières (2010, pp. 25‑26), lorsqu’elles parlent de

« comportement », les entreprises « s’attachent principalement aux comportements de conformité aux règles prescrites : le port des EPI1, le respect des procédures, le rangement du poste de travail ». Si ces comportements de « conformité » peuvent effectivement contribuer à la sécurité, cette approche masque souvent l’apport de certaines « initiatives » des travailleurs, qui sont face à des situations non prévues par le prescrit, qui sont face à un prescrit inadapté source d’injonctions contradictoires, ou qui préfèrent se fier à leur expérience sensorielle plutôt qu’à certains capteurs et indicateurs.

1 Équipements de protection individuelles

77 De plus, comme le notent Daniellou et al. (ibid., p. 27) :

Le comportement observé à un moment donné n’est que le résultat de la construction complexe de l’activité. On ne peut pas changer le comportement sans agir sur ce qui explique que l’activité soit organisée d’une certaine façon. Si le comportement observé n’est pas souhaitable du point de vue de la sécurité, il faut donc :

- comprendre ce qui conditionne l’organisation de l’activité ; - transformer certains des éléments qui l’influencent.

Sans cet effort de compréhension de l’activité, l’approche comportementale de la sécurité peut devenir contreproductive en termes de prévention. Elle peut en effet conduire à une forme de « silence organisationnel » (Morrison et Milliken, 2000), phénomène symptomatique d’une organisation dans laquelle le travailleur préfère se taire, plutôt que dire qu’il n’a pas pu respecter les consignes et expliquer pourquoi, par peur de la réprimande, peur de la sanction ou parce qu’il ne sera pas écouté. Le risque pour l’organisation est que se perdent des informations précieuses pour assurer la sécurité des travailleurs et du système, laissant l’encadrement prendre seul les décisions à partir d’information qui sont trop peu représentatives des réalités du terrain (Rocha, 2014, pp. 58‑60).

Finalement, si dans l’approche hygiéniste le travailleur ne peut être que victime face au risque, dans une approche comportementale qui ne chercherait à obtenir que des comportements de conformité, le travailleur ne peut être que coupable lorsqu’il est exposé à un danger.

Cependant, dans la sphère ergonomique, sociologique et gestionnaire, des modèles alternatifs aux approches hygiénistes et comportementales se sont diffusés. Elles se recentrent davantage sur l’activité des travailleurs, leurs contraintes, leur organisation. Nous présenterons ici les deux modèles qui nous semblent les plus emblématiques.

L’approche ergotoxicologique

Le premier modèle est celui de l’approche ergotoxicologique. D’après Mohammed-Brahim et Garrigou (2009, p. 50), on doit sa paternité à Devolvé (1984) et Villatte (1985). Il est une réponse aux sources d’insatisfaction du modèle dominant de prévention des risques chimiques. Cette insatisfaction réside d’une part dans le constat que les normes « intrinsèques » d’exposition sont définies selon des critères dont la scientificité est contestable, qu’elles peuvent faire l’objet de pressions sociales et économiques, et que ce qui détermine l’acceptabilité du risque n’est pas explicité (Mohammed-Brahim et Garrigou, 2009, pp. 53‑54). Cette insatisfaction se situe d’autre part dans les limites « extrinsèques » du modèle dominant qui postule que, dans les situations d’exposition, il n’y a qu’un seul toxique dans l’environnement, qu’il ne pénètre que par les voies respiratoires, que les conditions environnementales de travail (températures, pressions) et le temps de travail ont des valeurs stables, et que « la personne exposée est un homme biologique moyen sain, indemne de toute

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“hypersensibilité” » (ibid., p. 54). Ce qui n’est évidemment représentatif d’aucune situation réelle de travail. Par ailleurs, ces normes ne tiennent pas compte de l’activité de l’opérateur et de l’évolution dynamique des conditions physiques (température, mais aussi, humidité, bruit et lumière) qui peuvent affecter la dangerosité des toxiques présents. Ainsi il n’est pas tenu compte du fait qu’une température élevée rend les produits plus volatils et que certains produits peuvent abaisser les seuils sonores à risque pour l’audition. De la même façon, il n’est pas tenu compte du fait que l’opérateur va être davantage exposé aux produits toxiques parce qu’il produit un effort physique ou travaille dans une posture contraignante, va suer et voir ses rythmes respiratoires et cardiaques s’accélérer (ibid., 54-56)1.

En réponse, l’approche ergotoxicologique invite donc à ne plus évaluer le risque toxique ni à mettre en œuvre des moyens de protection en se basant uniquement sur des normes définies à partir de tests de laboratoires, mais à évaluer et prévenir le risque en s’intéressant de plus près au travail des opérateurs. Ceci dans leurs différentes activités, en tenant compte de leurs enjeux, de leurs contraintes, de leurs représentations du risque, de leurs savoir-faire de prudence, de l’efficacité réelle de leurs équipements de protection individuels et collectifs, et des spécificités de chaque situation de travail.

L’approche constructive

La deuxième approche est celle que nous qualifierons de « constructive ».

Nous l’inscrivons dans la lignée des travaux sur les facteurs humains et organisationnels de la sécurité industrielle (notamment Amalberti, 2004 ; Daniellou, 2012 ; Daniellou et al., 2010 ; G. Morel, Amalberti et Chauvin, 2009 ; G. Morel et Chauvin, 2006), sur la production des règles (Reynaud, 1989 ; Terssac (de), 2003b), sur la « sécurité en action » (Terssac (de), Boissières et Gaillard (dir.), 2009), sur les espaces de discussion (Detchessahar, 2011, 2013 ; Rocha, Mollo et Daniellou, 2014) et sur les organisations de haute fiabilité (Vogus, Rothman, Sutcliffe et Weick, 2014 ; Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2008 [1999]). Par ailleurs, comme l’a montré Judon (2017), l’approche constructive de la sécurité peut être articulée avec une approche ergotoxicologique.

Dans l’approche « constructive », la sécurité est conditionnée par la possibilité d’articuler la sécurité « réglée » et la sécurité « gérée » (Nascimento, Cuvelier, Mollo, Dicioccio et Falzon, 2013).

1 Des recherches sur l’exposition des travailleurs viticoles aux produits phytosanitaires ont par exemple montré que le degré d’exposition n’était pas lié à la superficie des exploitations, ni à la durée de l’exposition – voire était inversement proportionnelle à la taille de l’exploitation –, mais était davantage corrélé avec certaines activités notamment durant le nettoyage des équipements – l’eau pouvant augmenter la perméabilité des EPI (Baldi et al., 2006). Elles ont aussi montré que les processus de certification des EPI comportaient de nombreuses limites qui ne permettaient pas de garantir une perméabilité suffisante des équipements face à certains toxiques (Garrigou, Baldi et Dubuc, 2008).

79 Pour Daniellou et al. (2010, p. 4), la sécurité réglée consiste à :

éviter toutes les défaillances prévisibles par des formalismes, règles, automatismes, mesures et équipements de protection, formations aux

“comportements sûrs”, et par un management assurant le respect des règles.

Alors que la sécurité gérée est définie (id.) comme la :

capacité d’anticiper, de percevoir et de répondre aux défaillances imprévues par l’organisation. Elle repose sur l’expertise humaine, la qualité des initiatives, le fonctionnement des collectifs et des organisations, et sur un management attentif à la réalité des situations et favorisant les articulations entre différents types de connaissances utiles à la sécurité.

Cette approche se fonde sur une vision de l’opérateur comme un « agent de fiabilité » et non uniquement comme un agent « d’infiabilité » (Daniellou et al., 2010, pp. 11‑12). L’erreur et la transgression des règles sont davantage lues comme des sources de réflexions sur la définition des règles, la conception de l’organisation et du système de travail, ou sur la formation, que comme des motifs de sanction systématique.

La sécurité construite se fonde également sur des processus de conception

« intégrée » des règles, qui implique que les règles sont définies en se basant sur une analyse du travail de ceux qui devront les mettre en œuvre et que les raisons qui amènent à définir ces règles doivent être partagées avec les opérateurs (Nascimento et al., 2013, pp. 111‑112). L’objectif de ce processus est de définir des règles cohérentes et qui permettent aux opérateurs de s’adapter aux situations qui ne sont pas prévues, car ils connaissent les causes fondamentales de la règle. Autrement dit, il faut des règles qui permettent de fabriquer le sens des règles par rapport aux situations et le sens des situations par rapport aux règles.

Cette approche se base aussi sur des espaces de discussion et de débat sur le travail et sur les règles (Detchessahar, 2011, 2013 ; Nascimento et al., 2013, pp. 111‑113 ; Rocha, 2014 ; Rocha et al., 2014 ; Rocha, Mollo et Daniellou, 2015). Ces espaces doivent permettre d’évoquer les situations de travail rencontrées, de détecter les

« signaux faibles » (Daniellou et al., 2010, p. 92), de redéfinir collectivement et de s’approprier les règles, de confronter les logiques, de créer des référentiels communs et de valoriser les savoir-faire de prudence.

Enfin, la sécurité construite repose un management, « attentif à la réalité des situations » (Daniellou et al., 2010, p. 4) qui privilégie « la compréhension des décisions des acteurs plutôt que le rappel aux règles » (Nascimento et al., 2013, p.

111), et qui joue un rôle d’articulation avec sa propre hiérarchie de façon descendante mais aussi ascendante (Daniellou et al., 2010, pp. 90‑97).

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Figure 5 – Approche "constructive" de la sécurité

Cette approche vise la construction d’organisations résilientes (Hollnagel, Woods et Leveson (dir.), 2006), qui permettent de maintenir la production en sécurité même dans des situations complexes, qui n’ont pas toujours été anticipées.

Elle a aussi une visée développementale de la prévention, dans laquelle l’opérateur est responsabilisé, a de l’autonomie et est reconnu pour son travail. La sécurité construite de la sécurité s’inscrit donc dans une approche salutogénique du travail.

Ce modèle a surtout été mobilisé pour aborder la question de la prévention des risques physiques, d’accident du travail ou d’accident industriel. Mais on peut retrouver les mêmes fondamentaux dans la prévention des risques psychosociaux : une délibération collective sur les règles, un encadrement présent et à l’écoute, un travail qui a du sens (Abord de Châtillon et Richard, 2015 ; Clot, 2004, 2012, Detchessahar, 2011, 2013 ; Petit et Dugué, 2010b ; Petit, Dugué et Daniellou, 2011).

Dans cette section, nous avons pu mesurer à quel point les questions de santé et sécurité sont complexes. Elles sont « complexes » dans le sens que donne Morin (1990 [1982], p. 175) à la complexité, c’est-à-dire un défi tissé de désordre, de contradiction, de difficulté logique, de désordre, de problèmes d’organisation.

Les professionnels RH sont donc susceptibles de gérer un problème complexe, autour duquel s’agrègent par ailleurs les enjeux spécifiques de la fonction RH.

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La fonction RH face aux questions de santé

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