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Enjeux épistémologiques et

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 172-176)

5.4. méthodologiques de notre recherche

5.4.1. Fondements épistémologiques

Une recherche inscrite dans un paradigme constructiviste

Notre recherche s’inscrit dans un paradigme constructiviste. Selon ce paradigme, « il n’existe pas une réalité qu’il serait possible d’appréhender, même de manière imparfaite, mais des réalités multiples, qui sont le produit de constructions mentales individuelles ou collectives et qui sont susceptibles d’évoluer au cours du temps » (Ben Aissa, 2001, p. 13). Dans cette approche, « les situations sont appréhendées au travers de ce que la personne sait déjà et de ce qu’elle apprend en action » (Poley, 2015, p. 136).

Le paradigme constructiviste se démarque en particulier du paradigme positiviste, dans lequel « le monde existe indépendamment de l’esprit » et « est abordable grâce à des instruments et des techniques perfectionnées qui permettent d’observer la réalité (Rychlak, 1968) » (Landry, 2008, p. 63). Dans l’approche positiviste, le chercheur peut donc observer la réalité en se plaçant à l’extérieur de celle-ci (Girod-Séville et Perret, 1999, p. 17 ; Poley, 2015, p. 135).

En d’autres termes, le projet constructiviste est de construire la réalité alors que le projet positiviste est de l’expliquer (Girod-Séville et Perret, 1999, p. 14).

Comme le souligne Poley (op. cit.), la généralisation des connaissances produites dans une approche positiviste passe par « l’isolement de certaines variables pour qu’il soit possible d’énoncer des lois scientifiques ». Elle implique une validation sur de grands échantillons et des expériences reproductibles. Les recherches en ergonomie de l’activité peuvent difficilement remplir ces conditions : elles se concentrent le plus souvent sur des cas particuliers non reproductibles, dans une approche systémique qui prend de nombreuses variables en compte.

Une approche complexe du travail et de son analyse

Notre travail de recherche est caractérisé par une pensée complexe. La

« complexité » est ici entendue dans le sens latin de « complexus » évoqué par Morin (1990 [1982], p. 200), c’est-à-dire, « ce qui est tissé ». Cette complexité vise la

« connaissance multidimensionnelle » ; son aspiration est de « rendre compte des articulations qui sont brisées par les coupures entre disciplines, entre catégories cognitives et entre types de connaissance » (ibid., p. 164). L’objectif de la pensée complexe n’est pas de « donner toutes informations sur un phénomène étudié mais de respecter ses diverses dimensions » (id.).

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Comme le souligne Leplat (2015 [1996], p. 52), cette complexité n’est pas intrinsèque à l’objet, mais elle provient « du modèle qu’on en fait »1. En ce sens, la complexité est définie par l’éthique et l’exigence du chercheur. C’est son regard qui rend l’objet complexe.

Dans notre recherche, cette exigence de complexité caractérise deux objets : l’objet de notre analyse et le processus même d’analyse. D’une part, nous considérons le travail des professionnels RH et la contribution des ergonomes comme des objets complexes – multidimensionnels et dynamiques. D’autre part, pour rendre compte de cette complexité, notre processus de recherche se doit d’articuler plusieurs méthodologies et se doit de confronter et tisser plusieurs types de données.

Toutefois, comme le rappelle Wisner (1995 [1972], p. 97), « toute relation entre l'homme et son travail est si complexe qu'il ne saurait y en a avoir de description exhaustive ». L’ergonome-chercheur doit donc avoir le souci de définir un modèle opérant, lui permettant une analyse du travail « orientée pour aboutir à une action » (ibid., p. 98). Il faut que son modèle puisse être utile à l’analyse d’autres situations.

Finalement, notre méthodologie de recherche est donc sous-tendue par une exigence de complexité et d’opérabilité du modèle.

5.4.2. Positionnement d’intervenant-chercheur : enjeux scientifiques et méthodologiques

Une articulation de la connaissance et de l’action

Notre processus de recherche est caractérisé par une articulation entre notre travail d’ergonome praticien-intervenant et notre travail de chercheur.

Comme le souligne Falzon (1998, p. 12), sans avoir la même finalité2, le travail du praticien et le travail du chercheur en ergonomie partagent plusieurs points communs. Dans notre positionnement d’intervenant-chercheur, travaillant en interne dans une entreprise, cette proximité est poussée à son paroxysme.

Du point de vue cognitif, leurs activités s’assimilent à une activité de conception (Falzon, 1993). Falzon entend par là que le praticien « fait face à des problèmes mal définis, dont il construit l'énoncé en même temps qu'il en développe la solution, et

1 « Ma feuille de papier est un objet simple quand elle est considérée comme le support de mon écriture, elle devient un objet complexe pour le chimiste qui voudrait en analyser le grain, la composition, les caractéristiques de dureté, de transparence ou qui voudrait en déterminer l’âge et l’origine » (Leplat, 2015 [1996], p. 52)

2 « le praticien cherche à apporter une réponse à la question spécifique d’une situation donnée, le chercheur cherche à construire des savoirs généraux, qui dépassent le cas qu’il traite à un instant donné » (Falzon, 1998, p. 12).

169 qui admettent des solutions multiples » (1998, p. 12). C’est également l’idée développée par Schön (1983) autour du Praticien réflexif.

Le chercheur traite quant à lui un problème qui ne « préexiste pas réellement : il doit le construire graduellement », l’identification « court tout le long de l'étude et dépend fortement des moyens disponibles, des possibilités de terrain, des découvertes faites en cours de route. » (1998, p. 12).

L’ergonome-chercheur trace une ébauche de son objet de recherche à partir de ses thématiques, de la littérature et de son vécu, mais ce n’est souvent qu’à la fin de sa recherche qu’il le définit précisément. La recherche se traduit par une itération permanente entre littérature, adaptation méthodologique, recueil de données, analyse et construction de la problématique.

Si le chercheur et le praticien planifient certaines méthodologies et pronostiquent leurs résultats, une fois sur le terrain, ils doivent souvent adapter leur méthodologie et leur compréhension du problème, en fonction des singularités de la situation et de son vécu personnel. L’ergonome déploie « une activité personnelle qui déborde très largement la mise en place d’une méthodologie définie par avance » ; « il se mobilise en tant que personne (qui a aussi une vie privée), a des relations intersubjectives avec ses interlocuteurs, et est confronté à des délibérations parfois difficiles, entre des enjeux contradictoires » (Daniellou, 2006b). Daniellou (id.) et Poley (2015, pp.

140‑142) résument cette idée en considérant la recherche et l’intervention ergonomique comme une articulation entre une expérimentation réglée et une expérience vécue.

Une recherche en immersion

Par son format, le travail de recherche que nous avons réalisé se rapproche d’une recherche ethnologique. D’une part, son objet était la découverte et la compréhension d’un univers mal connu de la plupart des ergonomes : celui des professionnels RH. D’autre part, elle est caractérisée par une immersion prolongée dans l’univers que nous voulions découvrir : nous avons travaillé quatre ans en tant qu’ergonome interne, en étant rattaché à la direction des ressources humaines, comme chargé de mission. Nous avons pleinement participé à la vie de l’entreprise, et pour beaucoup d’acteurs de l’entreprise, avant d’être ergonome ou doctorant, nous étions un représentant de la direction RH, porteur de ses logiques et de ses préoccupations.

Lemaire (2017, p. 245) souligne que lorsqu’elle est bien négociée, cette immersion participative « accroît la confiance des enquêtés et, indissociablement, les chances de recueillir des documents difficiles d’accès […], mais aussi celles d’entrer finement dans les modes de pensée et de pratiques des agents ». Notre positionnement particulier s’est donc présenté comme un atout pour analyser le travail des professionnels RH.

Cependant, « en être » ne suffit pas pour connaître. La recherche en immersion exige un travail de réflexivité du chercheur, sans quoi il court le risque de ne produire qu’une « reformulation savante et distinguée du sens commun du groupe » (Proteau, 2017, p. 110).

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Le chercheur doit tenir compte de sa subjectivité dans son analyse et dans les données qu’il recueille. Il doit chercher à s’affranchir de ses « prénotions » (Dugué, 2005, p. 80 ; Durkheim, 2010 [1895], pp. 136 sqq.), afin d'accorder la place nécessaire au doute scientifique dans son interprétation du monde. Il doit penser son rapport au terrain dans une recherche « permanente d'un équilibre entre la distanciation nécessaire et la sympathie voire l’empathie » (Dugué, 2005, p. 81, texte mis en italique par l’auteur). Pour paraphraser le titre de Lemaire (op. cit.), il faut parvenir à « en être » et à « s’en défaire ».

Finalement, la recherche en immersion se pose à la fois comme une opportunité d’accéder à des données fines et rares sur l’activité des professionnels RH, mais également comme un défi en termes de réflexivité et d’équilibre entre l’imprégnation et la distanciation par rapport au terrain.

5.4.3. Analyser le travail des professionnels RH, un défi méthodologique

Avant d’évoquer plus en détail les défis que notre objet de recherche demande de relever, rappelons que dans cette thèse nous considérons les professionnels des ressources humaines comme des cadres et des encadrants (voir section 2.7, p. 64 et chapitre 4). À ce titre, les réflexions méthodologiques mobilisées pour aborder l’analyse du travail des cadres et des encadrants nous sont ici utiles.

Guilbert et Lancry (2007), soulignent la difficulté d’accéder au réel du travail des cadres. Un premier défi provient du fait que si la population des cadres est habituée à remplir des questionnaires, « elle est plutôt réticente à permettre une observation de ses activités et à fournir des données concernant sa vie privée ». Par conséquent, il est « nécessaire de concevoir une méthodologie non intrusive, offrant un accès à l’ensemble des activités des cadres » (ibid., p. 323). Chez les professionnels RH, à cette discrétion inhérente aux cadres, s’ajoute un devoir de confidentialité, lorsqu’ils traitent des problématiques individuelles ou sociales sensibles.

Un deuxième défi provient du caractère instable de l’objet du travail des cadres. « Le contenu de leur travail n’est pas donné a priori, il s’élabore et évolue avec la situation » (ibid., p. 321). Pour Langa (1997, p. 27), « les cadres ne sont pas confrontés à des problèmes bien structurés, pour lesquels les données nécessaires seraient toutes disponibles et suffisantes ». Cette remarque nous paraît particulièrement importante dans l’analyse du travail des professionnels RH. En effet, la multiplication des missions (voir section 2.4.3, p. 55) peut se traduire par un éclatement des activités rendant difficile l’observation de l’ensemble des situations caractéristiques possibles ou de situations de travail choisies. Toutefois, certaines situations de travail se présentent comme des lieux stabilisés d’observation. Nous pensons en particulier aux réunions (GTPP, CHSCT, comité de direction, etc.), dont les objets sont généralement cadrés, même s’ils peuvent évoluer en cours d’activité.

Dieumegard, Saury et Durand (2004, p. 175) identifient un troisième défi dans la mise en œuvre de l’analyse du travail des cadres : « l’activité des cadres s’inscrit

171 dans une historicité qui s’étend au-delà d’un épisode, et souvent bien au-delà de la journée dans laquelle il se tient ». Dans leur travail, s’entremêlent des activités aux temporalités multiples. Le travail des cadres et encadrants est caractérisé par des activités brèves (Mintzberg, 2004 [1989]) s’inscrivant dans « une temporalité longue, s’étendant sur plusieurs semaines, plusieurs mois » (Dieumegard, Saury et Durand, op. cit.).

Les remarques de Dugué (2005, pp. 83‑84) à propos de l’observation des activités de négociation1 suggèrent un quatrième défi dans l’analyse du travail des encadrants en général et des professionnels RH en particulier :

Ce qui n’est pas socialement valorisable et valorisant sera plus difficilement accessible pour l’observateur. Les verbalisations a posteriori, les entretiens avec les différents acteurs, ne suffisent pas forcément pour saisir toutes les nuances d’un processus négociatoire ni pour mesurer toutes les difficultés rencontrées.

Face à ces défis, notre travail de recherche en immersion (voir section 5.4.1) présente deux avantages majeurs. D’une part, il est caractérisé par un accès prolongé au terrain, qui permet d’avoir un riche aperçu de la diversité des activités des professionnels RH et facilite la reconstitution de leur historicité. D’autre part, cette immersion peut permettre d’établir la relation de confiance nécessaire à l’obtention de données confidentielles, et d’accéder à des situations peu « valorisables et valorisantes ».

Finalement, notre travail de recherche répond donc partiellement à l’invitation de De Montmollin, qui appelait à une « ethnologie ergonomique des cadres » (1984, p. 92).

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