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Analyser le travail des professionnels RH du point de vue de l’ergonomie : enjeux théoriques

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 111-118)

Pour aborder le travail des professionnels RH, nous avons construit un modèle d’analyse complexe, considérant de nombreuses dimensions du travail et mobilisant de nombreux concepts. Pour que ce modèle reste compréhensible, nous tenons à expliquer en détail à partir de quels matériaux théoriques et grâce à quelles mises en articulation nous avons construit ce modèle.

Par ailleurs, dans une thèse que nous voulons situer à la rencontre des sciences de gestion, il nous semble primordial d’expliquer certaines notions et certains modèles qui peuvent être considérés sous-jacents par les ergonomes de l’activité.

Dans le premier point de ce chapitre, nous allons nous intéresser au modèle

“classique” d’analyse de l’activité utilisé en ergonomie. Dans le deuxième point, nous présenterons les prolongements de ce modèle d’analyse qui ont permis d’agir sur les

« déterminants des déterminants » (Daniellou et Chassaing, 2014). Dans le troisième point, nous proposerons de tisser de nouveaux liens entre ces modèles et nous préciserons certains concepts clés, essentiels à notre modèle d’analyse. Dans le quatrième point, nous ferons une synthèse du modèle d’analyse que nous allons utiliser pour comprendre le travail des professionnels RH. Enfin, dans le cinquième point, nous proposerons des hypothèses qui découlent de ce modèle d’analyse et des réflexions développées dans la première partie de la thèse.

L’analyse ergonomique de l’activité : 4.1. modèle “classique”

Les ergonomes de l’activité ont développé un modèle aujourd’hui commun à bon nombre d’analyses de situations de travail. Ce modèle se structure autour de cinq idées directrices.

4.1.1. Une variabilité des situations et des travailleurs

La première idée directrice du modèle ergonomique est que les conditions externes et internes de l’activité varient (voir notamment Terssac (de) et Maggi, 2015

En annexe 2, le lecteur pourra trouver une section complémentaire dédiée aux origines et à la naissance de l’ergonomie, ainsi qu’aux évolutions de la discipline qui ont permis d’aboutir aux premiers modèles d’analyse ergonomique de l’activité.

107 [1996], p. 79). Dans la réalité, il n’existe pas d’opérateur moyen ou idéal, qui travaille dans des conditions optimales. En se demandant « à quel homme le travail doit-il être adapté ? », Wisner a suggéré aux ergonomes de ne plus prendre comme référence « un ouvrier bien entraîné » sur « un poste stabilisé », mais de considérer que « c’est à toutes personnes que les postes de travail de l’industrie sont destinés » (Wisner, 1995 [1971], pp. 47‑49, texte mis en gras par l’auteur). Pour les ergonomes il ne s’agit plus d’adapter le travail à l’Homme, mais d’adapter le travail aux Hommes, dans toute leur diversité et leurs évolutions.

4.1.2. Un écart entre le prescrit et le réel

La deuxième idée directrice du modèle est qu’il existe toujours un écart entre le travail prescrit et le travail réel, entre la tâche et l’activité réelle, entre « ce qu’on demande », « ce que ça demande » et « ce qu’on fait » (Hubault, Noulin et Rabit, 1996, voir notamment pp. 291-293). Si cette idée nous apparaît aujourd’hui comme une évidence, au delà même de la sphère ergonomique, il a d’abord fallu que des ergonomes, à la tête desquels Wisner, aient ferraillé « sans relâche vis-à-vis des responsables industriels, des hommes politiques, des autres disciplines, des autres courants de l’ergonomie mondiale » (Daniellou, 2006a, p. 31).

En ergonomie, « l’activité de travail » est définie comme la mobilisation

« indissociablement physiologique, cognitive, subjective et sociale » du travailleur (Coutarel et al., 2015, p. 11). L’activité émerge d’un couplage dynamique et singulier entre des déterminants1 « externes » (organisation, système de travail, règles, support collectif, histoire de l’entreprise, histoire du collectif, etc.) et des déterminants « internes » du travailleur (âge, sexe, état interne, compétences, parcours personnel, etc.). De cette activité résultent une performance (quantité/qualité produite, incidents, rebuts, coût des accidents de travail, etc.) et des effets sur les travailleurs (conséquences sur la santé à court, moyen et long terme, accidents de travail, fatigue, satisfaction/frustration, etc.).

4.1.3. Le travail purement manuel ou purement intellectuel n’existe pas

La troisième idée structurante du modèle est que toute activité mobilise le travailleur physiquement et intellectuellement. Dans ce modèle de l’Homme au travail, l’idée de travail purement physique ou purement intellectuel disparaît :

Ainsi l’opposition “travail manuel – travail intellectuel” peut être très fallacieuse si elle laisse supposer une mutuelle exclusion entre les deux types

1 Comme le souligne Coutarel et al. (2015, p. 15), l’utilisation du terme « déterminant » ne signifie pas que les ergonomes considèrent qu’il y a une relation « déterministe » de cause à effet. Dans une approche systémique de la situation de travail, l’activité est plutôt envisagée comme « le produit de la rencontre singulière entre différentes dimensions hétérogènes, difficilement pondérables » (id.).

L’analyse ergonomique de l’activité : modèle “classique”

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de travail. Il existe des travaux manuels plus intellectuels que des travaux classés comme intellectuels. Il serait plus correct de parler de composante – manuelle ou mentale – de l’activité – étant bien entendu qu’elles peuvent être simultanément présentes (Leplat, 2015 [1980], emp. 334).

Même si le travailleur suit des procédures précises et répète les mêmes tâches, il doit en permanence collecter et traiter des informations visuelles, sensorielles, verbales. Il anticipe l’évolution de la situation et prépare ses actions.

4.1.4. Les travailleurs opèrent en permanence des régulations

La quatrième idée directrice est qu’en fonction de l’évolution de la tâche, de leurs objectifs, de leur état interne ou de l’arrivée d’imprévus, les travailleurs vont opérer des régulations dans leur activité (voir notamment Coutarel et al., 2015 ; Leplat, 2006 ; Sperandio, 1972). En analysant le travail sur une chaîne de montage de téléviseur, Teiger et Laville ont par exemple montré que pour des tâches « répétées plusieurs centaines de fois par jour », il existait une « variabilité extrême dans l’exécution » (Teiger et Laville, 1972, p. 111).

Dans la situation – dynamique – de travail, l’évolution des objectifs à atteindre, des résultats obtenus, des ressources disponibles et de l’état interne du sujet aboutit à une « (re)construction permanente des modes opératoires » (Coutarel et al., 2015, p.

11). L’opérateur fatigué va chercher à davantage anticiper l’évolution de sa tâche pour gérer moins d’urgences, va chercher des stratégies plus économes en énergies, va travailler avec une autre main. L’opérateur en retard sur les objectifs va accélérer la cadence, chercher de nouveaux modes opératoires, ou prendre des risques. Ainsi se créent des « boucles de régulation » entre activité et effets de l’activité. Coutarel et al. (2015, p. 12) proposent de distinguer trois modes de régulation :

Premier mode de régulation. — Dans une situation peu contrainte, la possibilité de jouer sur les objectifs et sur les ressources permet au sujet de prendre en compte les alertes qui lui parviennent sur son état interne et/ou sur le travail en train de se faire, et de réajuster son mode opératoire pour se préserver et/ou garantir la performance. Dans ce contexte, la performance peut être atteinte à un coût humain acceptable, mais – parce qu’elle dépend également de l’investissement subjectif de l’opérateur – constitue également une opportunité de développement. Le caractère générique de la procédure empêche cette dernière de prétendre couvrir la diversité des situations potentielles de travail. La mobilisation de l’individu pour prendre en compte cette variabilité et réguler son activité est aussi la condition d’une performance optimisée. Respecter en toutes circonstances la procédure, c’est donc se priver d’un niveau de performance plus élevé. L’atteinte de la performance dans une situation en écart à la procédure est donc à la fois risque et opportunité.

Deuxième mode de régulation. — L’accroissement des exigences (objectifs) et/ou la diminution des ressources (moyens) peuvent aussi conduire à une situation où, pour obtenir des résultats conformes aux objectifs qu’il se fixe

109 (à partir notamment de ceux qu’on lui fixe, mais aussi de ses propres

attentes), l’opérateur est confronté à cette alternative :

- ignorer les alertes sur son état interne, prendre sur lui. La performance, vue de l’entreprise, peut rester satisfaisante au regard de ses attentes, mais elle a été atteinte au prix d’effets sur l’état interne, voire sur la santé (coût humain défavorable) ;

- et/ou ignorer les alertes relatives à la performance. Il se protège alors partiellement en mettant en œuvre le mode opératoire attendu, mais qu’il sait simultanément être inadapté à la situation singulière. Cette situation est à la fois défavorable à la performance, qui pourrait être meilleure, et à l’opérateur pour qui le sens du travail et donc les possibilités d’estime de soi-même sont pénalisés.

Troisième mode de régulation. — Il peut enfin arriver que, quoi que l’opérateur fasse, même en prenant sur soi et/ou en n’assurant pas la performance optimale, il ne parvienne pas à atteindre les objectifs fixés avec les ressources disponibles : on est alors en situation de débordement.

Il y a donc en permanence, une réévaluation de la situation par le salarié, un nouveau couplage entre les déterminants internes et externes à partir duquel émergent des changements dans l’activité de travail, dont les conséquences vont notamment dépendre des marges de manœuvre du travailleur.

4.1.5. Pour opérer des régulations, les opérateurs ont besoin de marges de manœuvre

Enfin, la cinquième idée structurante du modèle est que pour pouvoir opérer des régulations dans son activité, afin de s’adapter aux variabilités et aux imprévus de son travail, l’opérateur a besoin de « marges de manœuvre » (Coutarel, 2004 ; Coutarel et al., 2015). Ces marges de manœuvre sont également nécessaires pour que l’opérateur puisse s’adapter aux évolutions de ses propres capacités (Marquié, 1995 ; Volkoff et al., 2000) et pour qu’il puisse construire sa santé (Bourgeois et al., 2000, voir notamment pp. 69 sqq. ; Coutarel, 2004 ; Coutarel et Petit, 2013).

Comme l’a montré Arnoud (2013, pp. 125‑127), les ergonomes ont donné des sens variés à la notion de « marges de manœuvre », et comme l’ont souligné Coutarel et al. (2015, p. 13), la notion a souvent été confondue avec d’autres concepts comme les

« degrés de liberté », les « latitudes », ou « le pouvoir d’agir »1. Certains auteurs ont néanmoins proposé de caractériser et préciser le concept. Par exemple, Marquié (1995, p. 212) définit les marges de manœuvre comme : « la latitude dont on dispose entre certaines limites, les possibilités d'action laissées par certaines contraintes internes et externes. Ces possibilités peuvent découler d'une atténuation des

1 Dans le 4.3.3, nous préciserons comment s’articule pour nous les notions de « pouvoir d’agir » et de

« marges de manœuvre ».

L’analyse ergonomique de l’activité : modèle “classique”

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contraintes elles-mêmes et d'une meilleure utilisation des marges de liberté qu'elles laissent ». Pour Arnoud (2013, p. 127) : règles, de décisions qui reste stable ;

- un degré de liberté “de fait”, c'est-à-dire “conquis” par l’opérateur ; dans ce cas les opérateurs saisissent des opportunités “latentes” du système et créent des marges de manœuvre.

Dans beaucoup de définitions et d’utilisations des « marges de manœuvre », on retrouve de façon transversale l’idée que les marges de manœuvre correspondent à un degré de liberté donné par l’organisation, le système, l’environnement, et un degré de liberté pris et investi par l’opérateur. Plusieurs auteurs proposent d’ailleurs de distinguer ces deux pendants dans la dénomination des marges de manœuvre. Caroly (2001, p. 88) propose ainsi de différencier les marges de manœuvre « potentielles », que nous comprenons être celles qui sont données par l’encadrement, le collectif, le système de travail et dans lesquelles l’opérateur s’investit plus ou moins, et les marges de manœuvre « innovantes », que l’opérateur se crée, en gagnant de nouveaux espaces d’autonomie. Coutarel et Petit (2013, p. 179) proposent quant à eux d’agir sur les « marges de manœuvre externes, déterminées par la capacité de l’organisation et de ses outils à gérer la variabilité du travail » et sur les « marges de manœuvre internes (formations, mobilisation, perception, d’autres futurs possibles, état instantané perçu, douleurs antécédentes) ».

Coutarel et al. (2015) ont toutefois remis en question la distinction entre origines externes et internes des marges de manœuvre : « en effet, d’un point de vue théorique, si les marges de manœuvre constituent l’espace de régulation de l’opérateur, elles sont nécessairement et systématiquement le fruit de la rencontre des caractéristiques du milieu et des caractéristiques de l’opérateur » (ibid., pp. 13-14).

Ces réflexions avaient déjà été amorcées par Coutarel et Petit (op. cit.) qui ont proposé la notion de « marges de manœuvre situationnelles », qui dépendent de la

« rencontre circonstanciée des différents déterminants d’une situation de travail, qui construisent les marges de manœuvre internes et externes ». Coutarel et al. (2015, p.

15) ont repris la dénomination de « marges de manœuvre situationnelles » en la définissant comme la « possibilité pour l’opérateur, dans une situation précise, d’élaborer un mode opératoire efficient (c’est-à-dire efficace pour la performance et compatible avec la préservation de soi, voire le développement de soi par le travail) ».

Le concept de « marges de manœuvre situationnelles » tel que Coutarel et al. (2015) l’ont défini nous apparaît comme le plus opérant pour aborder la question des marges de manœuvre. En effet, pour nous, il incite à développer les marges de manœuvre

111 dans une forme de pilotage par l’aval, dans lequel la transformation des déterminants internes et externes est guidée par les résultats projetés de leur combinaison. En effet, comme le soulignent Coutarel et Petit (2013, p. 180) :

- Toute intervention qui développerait les marges de manœuvre internes des acteurs sans travailler la tolérance du milieu nécessaire à leur expression (marges de manœuvre externes) conduirait à fabriquer de l’activité empêchée (Clot, 2000) et donc à une plus grande souffrance des travailleurs.

- Toute intervention qui développerait des marges de manœuvre externes sans développer la capacité des acteurs à s’en saisir conduirait à peu de changements réels dans l’activité de travail.

4.1.6. Le schéma « classique » de la situation de travail

Pour représenter le modèle que nous venons de décliner, nous avons adapté le schéma de Leplat (1997, p. 5)1. Nous avons détaillé les caractéristiques et effets qui sont susceptibles d’être pris en compte dans l’analyse du travail2, et nous avons croisé les boucles de régulation en un seul endroit, où a lieu un « re-couplage », une

« réévaluation » avec les caractéristiques initiales de la situation. En effet, dans le schéma de Leplat, il y a une réévaluation côté tâche et une réévaluation côté opérateur, pourtant il y a bien un couplage tâche-opérateur initial. Il nous paraît plus juste de représenter l’idée d’une réévaluation qui tient simultanément compte des effets sur le système de travail et des effets sur l’opérateur.

Enfin, nous avons complété le schéma en précisant que la situation de travail était aussi caractérisée par les marges de manœuvre de l’opérateur qui sont, « le fruit de la rencontre des caractéristiques du milieu et des caractéristiques de l’opérateur » (Coutarel et al., 2015, pp. 13‑14).

1 Lui-même adapté du schéma de Leplat et Cuny (1977).

2 Dans ce schéma, nous avons voulu souligner les évolutions du modèle ergonomique « classique », par rapport au modèle « proto-ergonomique » (voir annexe 2, p. 407). On notera en particulier qu’à travers ce modèle, l’analyse du travail se base sur un plus grand nombre de caractéristiques de l’opérateur et de la tâche et une plus grande diversité d’effets sur l’opérateur et le système – effets qui conduisent à des régulations dans l’activité. Ici l’activité ne se définit plus uniquement en termes d’actions mesurables et observables, mais aussi en termes de mobilisation psychique et cognitive de l’acteur.

L’analyse ergonomique de l’activité : modèle “classique”

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Figure 6 – Modèle ergonomique "classique" de la situation de travail (adapté de Leplat, 1997, p. 5)

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Agir sur les « déterminants 4.2. des déterminants »

4.2.1. Les structures organisationnelles :

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