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Les modèles d’affaires destinés à la Base de la Pyramide pour explorer la

Chapitre 2. La pluralité sociale : aspect négligé des études comptables empiriques organisationnelle sur l’accountability

3 Les modèles d’affaires destinés à la Base de la Pyramide pour explorer la

formation de l’accountability

Les objets des programmes de Responsabilité Sociale des Entreprise (RSE) se distinguent des initiatives philanthropiques. Ils sont présentés la plupart du temps comme visant à satisfaire une audience économique et financière, en contribuant de manière directe à l’objectif poursuivi par l’entreprise en dégageant un profit ou, de manière indirecte, en générant une image positive de l’entreprise afin d’attirer les investisseurs, les salariés talentueux et les consommateurs. Ils sont également conçus pour contribuer de manière vertueuse aux grands enjeux de société. Ils élargissent l’environnement organisationnel des entreprises aux dimensions environnementales et sociétales, qui n’est donc plus concentré que sur le profit économique. Un tel déplacement conduit de facto à élargir le périmètre du rendu des comptes des entreprises (Quairel 2004). Le droit et la manière de faire des affaires demandent aux entreprises de contenter leurs actionnaires en leur assurant un certain niveau de profit, ce qui induit de satisfaire leurs clients par la production d’un produit ou d’un service qui répond à leurs attentes ; de se préoccuper de leurs salariés pour qu’ils aient des conditions de travail acceptables ; et enfin de répondre à leurs obligations face à l’État, en payant leurs impôts. Toutefois, depuis une dizaine d’années, il est attendu des entreprises qu’elles agissent en faveur de la résolution des grands problèmes sociétaux, en se montrant responsables face à l’ensemble des acteurs de leur environnement dans la conduite de leurs activités quotidiennes (Quairel et Capron 2004). Cette introduction, souvent interprétée comme une pression supplémentaire sur les entreprises (Power 2007), suscite de nombreux débats au sein des organisations pour définir en quoi l’entreprise est responsable devant la société, et sur quoi elle doit agir. Ces organisations développent alors des programmes intégrant les demandes sociétales afin de les satisfaire (O'Dwyer 2003). Ces programmes nécessitent de gérer des finalités financières, puisqu’ils restent intégrés à l’entreprise, mais également de fixer des objectifs sociétaux.

Les programmes de RSE apparaissent comme des objets appropriés pour étudier la pluralité sociale en situations conflictuelles, conduisant à la formation de l’accountability et ceci pour deux raisons.

Premièrement les objets des programmes de Responsabilité Sociale des Entreprises adressent des demandes différentes provenant d’acteurs variés et renvoyant à des codes normatifs différents, voire difficilement conciliables, poussant les acteurs des services RSE à jongler avec plusieurs demandes d’accountability. Deuxièmement, en intégrant des préoccupations sociétales à côté de l’objectif classique des entreprises, c’est-à-dire la réalisation d’un profit, les projets de RSE redéfinissent les missions des

entreprises. L’introduction d’objectifs sociétaux perturbent les habitudes du monde des affaires et suscitent des discussions entre des acteurs à qui on demande de développer de tels projets. Les partisans de la prise en compte des enjeux sociétaux s’opposent à ceux qui prônent la poursuite du statu quo (Déjean, Gond et al. 2004)

Les projets de RSE font émerger, au niveau individuel, de multiples de demandes de comptes, et au niveau du groupe, de discussions autour de divergences entre les salariés à qui on demande de prendre en compte de nouveaux objectifs par rapport à leur mission originelle. Ils apparaissent donc comme un exemple mettant visiblement en lumière la pluralité des situations d’accountability et les conflits potentiels qui en découlent. C’est pourquoi, ils sont utilisés comme objet contextuel dans cette thèse pour replacer les interactions sociales au centre de la conceptualisation de Roberts (1991; 1996).

Toutefois, le développement durable et son intégration par les entreprises au sein de politiques de RSE sont des champs aux frontières floues (Gray 2010) qui portent sur des enjeux sociaux très divers. Dans la sphère académique, il sont d’abord étudiés comme un tout, articulé autour de trois dimensions, la justice sociale, le respect de l’environnement et la croissance économique (Gond 2006; Postel et Rousseau 2008) ou sous l’angle de son lien avec la performance financière de l’entreprise (Déjean 2004; Gond 2006; Igalens et Gond 2005; Margolis et Walsh 2003; Orlitzky, Schmidt et al. 2003). Aujourd’hui, la RSE tend à être pensée thématiquement, selon les enjeux spécifiques qui la composent telles que, la prise en compte des enjeux écologiques (Busch et Hoffmann 2009; Hoffman 1999), les préoccupations pour les pandémies comme le SIDA (Flanagan et Whiteman 2007) ou encore la réduction de la pauvreté (Arora et Romijn 2012; Blowfield et Frynas 2005; Jenkins 2005).

Ce dernier axe est l’objet d’une attention grandissante. De fait, la conquête des marchés émergents incitent les entreprises occidentales à déployer des comportements responsables dans les pays du Sud (Boehe et Barin Cruz 2010). Elles aspirent notamment à proposer des solutions d’émancipation aux plus démunis. Au sein des entreprises, elles prennent des formes variées : programmes de fondations, programmes de bénévolat destinés aux salariés, partenariat ONG-entreprises et, plus récemment, modèles d’affaires destinés aux consommateurs pauvres (Prahalad 2004), connus sous le terme de projets destiné à la Base de la Pyramide(BoP). Dans ce type de modèle, la Base de la Pyramide correspond au segment le plus bas (vivant avec

moins de 2 $ par jour (Prahalad et Hammond 2002)43), mais également représentant les consommateurs les plus nombreux dans les pays du Sud, de la pyramide des consommateurs, organisée selon le pouvoir d’achat des consommateurs.

Ces modèles d’affaires incitent les entreprises à innover pour cibler les consommateurs et visent deux objectifs. Premièrement, ils cherchent à dégager un profit, soit directement par la conquête de nouvelles parts de marché en descendant dans la pyramide de consommation (London 2008; London et Hart 2004; Prahalad 2004; Prahalad et Hammond 2002), soit indirectement, par le développement d’une image positive d’une entreprise responsable et soucieuse de ses parties prenantes externes, permettant d’accroître le bénéfice de l’entreprise sur les marchés plus traditionnels (Harjula 2007; Prahalad et Hammond 2002). Deuxièmement, ils ambitionnent de réduire la pauvreté en favorisant l’accès des plus pauvres à un plus grand éventail de produits de qualité, vendus à prix moindre et par ce biais permettant d’améliorer par la consommation, le quotidien des populations visées (Prahalad 2004; Vachani et Smith 2008). Des développements plus récents incitent à proposer des modèles d’affaires ancrés dans l’économie locale pour notamment agir sur la réduction de la pauvreté par la création d’emplois, ou en faisant appel à des fournisseurs régionaux (Martinet et Payaud 2009). L’exemple le plus connu du grand public des projets destinés à la Base de la Pyramide est le microcrédit qui consiste à fournir des prêts bancaires aux populations les plus démunies. Mis en place au départ par des ONG, il est de plus en plus développé par les sociétés bancaires classiques et notamment les multinationales (MacIntosh et Wyclich 2005).

Les modèles d’affaires destinés à la Base de la Pyramide fait l’objet d’une attention grandissante, notamment dans la littérature traitant du management stratégique.

Une première vague de travaux, ayant une visée fonctionnaliste, propose des modèles économiquement viables (Anderson et Markides 2007; Christensen et Hart. 2002; Martinet et Payaud 2009) adressant ces nouveaux bassins de consommation composés de d’individus peu solvables. Ces travaux insistent alors sur les barrières internes (Olsen et Boxenbaum 2009) et externes à l’entreprise (Anderson et Billou 2007; Anderson et Markides 2007; Seelos et Mair 2007; Vachani et Smith 2008) qui entravent la réussite des entreprises sur ces nouveaux marchés.

Une seconde vague de recherches, à rattacher au paradigme normatif, s’est développée en réaction au premier courant. Elle s’alarme, premièrement, de la difficulté que représente la réalisation d’un profit sur de tels marchés (Garette et Karnani 2010). Elle dénonce deuxièmement, les effets pervers (Karnani 2007) que peuvent entraîner une stratégie consistant à vendre tous types de produits (Prahalad 2004) à des populations peu éduquées et ayant du mal à prioriser leurs choix de consommation par rapport à leurs besoins vitaux (Jaiswal 2008; Martinet et Payaud 2009). Elle signale enfin, les conséquences néfastes sur l’environnement que ces programmes peuvent avoir en créant de nouvelles zones de croissance et donc de nouveaux foyers de pollutions domestiques (Hahn 2009). De plus, ce phénomène est augmenté par le fait que proposer un produit à un prix abordable, consiste à vendre le produit par doses journalières et donc à multiplier les emballages.

Une troisième vague s’amorce depuis le début des années 2010, qui appelle à questionner le modèle proposé face à sa présentation apolitique pour en faire émerger les points critiques (Arora et Romijn 2012; Chatterjee 2013 (Forthcoming)). Elle remet en cause la conception et la position des populations pauvres considérées comme des objets (Arora et Romijn 2012) et vise à les replacer comme les sujets principaux de leur propre développement (Ansari, Munir et al. 2012). Plus spécifiquement Arora et Romijn (2012) appellent à développer une vision critique des modèles d’affaires destinés à la Base de la Pyramide, portant sur trois thématiques. Premièrement, ils proposent d’étudier les rapports de force et de domination entre les entreprises, reconnues comme des acteurs puissants et les populations locales. Deuxièmement, ils invitent à renouveler la conception des pauvres, pour passer d’une conception homogène à une conception hétérogène et mettre en lumière les relations de pouvoirs qui structurent ces populations. Enfin, et dans la continuité des deux premières propositions, ils poussent la communauté scientifique à s’interroger sur les conséquences de ces modèles d’affaires sur les structures locales.

Si ce type de modèle d’affaires a fait l’objet de nombreux travaux en management stratégique, il est resté jusqu’à maintenant absent des recherches en comptabilité. Mon objectif est donc de le réintégrer dans ce champ de recherche, en qualité d’exemple pour questionner la réintégration de la pluralité sociale conduisant à la construction de l’accountability (Roberts 1990; 1996; Roberts et Scapens1985)

Ces projets d’affaires destinés à la Base de la Pyramide ont été retenus comme un exemple pertinent pour traiter de la pluralité sociale, donnant lieu à des situations conflictuelles qui conduit à la formation de l’accountability car ils sont décris dans la littérature (Prahalad et Hammond 2002) comme plaçant leurs deux objectifs à un niveau d’importance plus ou moins égal. Par ce biais ils posent la réduction de la

pauvreté et la réalisation de la marge financière44 au même niveau d’importance. Ces deux objectifs font référence à des normes et des valeurs différentes et renvoient à des communautés normatives variées. Ils font écho à deux potentielles demandes d’accountability, possiblement contradictoires que les salariés en charge du développement des programmes de RSE, doivent prendre en compte. Une telle situation me conduit à redéfinir la première sous-question de recherche, dans les termes empiriques, suivant:

Q1e: Comment l’accountability d’un manager RSE prend forme lorsqu’il

doit simultanément rendre compte à des autorités sociétales et la hiérarchie de l’entreprise sur une problématique tel que le rôle de l’entreprise dans la lutte contre la pauvreté ?

Ils présentent également la particularité de créer plus de discussions entre les acteurs du fait de l’importance donnée à l’objectif nouvellement intégré de réduction de la pauvreté. Cet objectif apparaît, en effet, très éloigné de la réalisation d’un profit, défini comme la finalité des entreprises, puisque s’adressant une population, peu ou pas solvable. Sa prise en compte induit donc une potentielle perturbation des relations entre salariés du fait de son éloignement des objectifs habituellement fixés au sein des entreprises. De plus, si les salariés ont une image plus ou moins claire de ce à quoi renvoie la notion de « faire du profit », ainsi que des moyens permettant de le mesurer et de le piloter, l’objectif de réduire la pauvreté est beaucoup plus fou. Entre autres, il n’existe pas une manière unique et reconnue par tous d’évaluer l’évolution de cette thématique sociétale (Paugam 2011). Or l’évaluation, voire la mesure des objectifs est considérée comme nécessaire à la bonne gestion d’un projet. Ainsi, la nouveauté et l’incertitude contenue dans la prise en compte de la réduction de la pauvreté par des organisations dont la mission principale, est la réalisation d’un profit, laissent apparaître les projets destinés à la Base de la Pyramide comme des terrains favorisant les discussions et les points de vue divergents entre acteurs et notamment entre salariés évoluant à des niveaux hiérarchiques égaux ou quasi-égaux. Une telle situation me conduit à redéfinir la première sous-question de recherche, dans les termes empiriques, suivant:

Q2e: Comment l’accountability prend-elle forme quand la réalisation d’un

objectif, tel que la réduction de la pauvreté est soumis à des divergences d’opinions portées par les acteurs qui sont invités à réaliser cet objectif?

Avant de conclure je me permets de préciser que dans ce travail, seront désignés comme modèle d’affaires destiné à la Base de la Pyramide, ce que les acteurs interrogés définissent comme tel. Mon objectif n’est pas dans cette recherche de statuer sur les raisons et la validité éthique de ces raisons qui poussent les directions d’entreprises à lancer de tels projets, ou ce qu’en pense les acteurs qui les développent45. Dans la même veine, je laisserai ici à d’autres, le soin de trancher si la réduction de la pauvreté est bien une prérogative des acteurs privés et donc d’explorer les dérives potentielles qu’elles soient micro ou macro de ces modèles d’affaires destinés aux pauvres.

Conclusion

Dans ce deuxième chapitre une question de recherche a été élaborée à partir du concept d’accountability, qui avait précédemment été définie dans le premier chapitre. Cette question vise à réintégrer la pluralité des interactions sociales qui conduisent à la formation de l’accountability en organisation et donc à redonner, comme Roberts (1991 ; 1996) le conceptualise, une place dominante à l’accountability sociale. De fait, cette dernière a été négligée par les recherches en comptabilité, qui en se concentrant sur les outils se sont principalement intéressées aux comptes échangés entre les différents niveaux hiérarchiques. Dans cette recherche, l’étude des relations conflictuelles est privilégiée car elles sont considérées comme les plus aptes à perturber la formation de l’accountability. A partir de cette question, deux sous- questions ont étés élaborés correspondant chacune à une littérature et adressant la construction de l’accountability dans un contexte social pluriel soit au niveau du groupe, soit de l’individu.

Dans la suite de ce document de thèse, chacune de ces deux questions sera traitée séparément, afin de dérouler un cadre théorique adapté à chacune d’entre-elles, une méthodologie appropriée, une étude empirique et une discussion spécifique. Ces parties empiriques seront présentées respectivement, pour celles portant sur le niveau individuel, dans la partie 2 et celles portant sur le niveau du groupe dans la partie 3.

45 Je me permets toutefois, de préciser que sur cette question, mes observations conduisent à un découplage. D’une part, j’ai pu remarquer une direction qui cherche souvent à trouver de nouveaux marchés, ou à se construire une image positive auprès de la société, voire à prendre en charge une prérogative étatique pour minimiser l’influence des États sur la manière dont les entreprises conduisent leurs affaires, et ceci car elle se dit sous la pression des actionnaires. D’autre part, j’ai rencontré de nombreux acteurs qui individuellement dans leur travail quotidien souhaitent que leur entreprise adopte des comportements plus humains et donc poussent au développement de ces solutions pour des raisons altruistes.

Chacune des deux parties portera sur un matériau empirique différent, même si l’objet restera le même : les projets destinés à la Base de la Pyramide.

La question portant sur le niveau individuel, suivant Roberts (1991; 1996), contiendra une dimension identitaire. Cette dimension est explorée, grâce aux derniers travaux de Foucault (1984a; 1984b) sur la construction de l’identité par rapport à des codes moraux que les individus se réapproprient.

La collecte de données, visant à informer la question de la pluralité au niveau du groupe, a été quant à elle, réalisée dans la succursale malienne d’un groupe français coté au CAC40. Des discussions et des oppositions entre pairs influençant le rendu de comptes ont fait émerger un phénomène postcolonial. Les travaux de Fanon (1952) et de Saïd (1978; 1993) ont donc été retenus pour éclairer ces spécificités.

A la suite de chacune des deux études, une discussion conclusive apporte une réponse à la question générale posée.

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