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L’accountability sociale

Chapitre 1. La notion d’accountability en comptabilité: une conception interactionniste empruntée de Pouvoir

2- production d’une clarification (de la part

2.3 Accountability au sein des organisations: le poids des outils

2.3.2 L’accountability sociale

Le premier travail de Roberts (1985), accompagné pour l’occasion par Scapens, consiste à réinterpréter les outils de gestion dans leur contexte de création de sens grâce à la théorie de la structuration. Ils montrent comment ces outils, visant à rendre des comptes à la direction, sont réinterprétés par les salariés pour se conformer aux pratiques quotidiennes d’accountability construisant les interactions entre les individus. Lorsqu’il théorise la dimension d’accountability hiérarchique (1991; 1996) par rapport à des outils comptables, Roberts conceptualise en parallèle une seconde dimension de cette accountability : l’accountability sociale. Cette dernière est un processus interactionniste qui prend forme à partir de relations de face-à-face entre des individus qui travaillent dans le même espace physique ou qui sont amenés à se croiser. Ils se rendent des comptes pour éclairer leurs comportements respectifs (Roberts 1991; 1996). En d’autres termes, cette relation ouvre un espace de discussion (Roberts 2001b) par des échanges directs avec autrui (Roberts 1991).

Roberts construit le lien entre les deux dimensions de l’accountability et par la même l’accountability sociale à partir des travaux de Jürgen Habermas25 (1987a; b). Il écrit à ce propos : « Dans l’optique d’expliquer la nature des formes sociales de

l’accountability et de la distinguer de ses formes individuelles, nous utiliserons la

25 Habermas fait d’ailleurs référence dans son ouvrage, la Théorie de l’agir communicationnel, à Mead pour fonder son concept d’agir communicationnel.

distinction posée par Habermas entre « travail » et « interaction.26 » (Roberts 1991, p 360).

Le projet d’Habermas s’inscrit dans la continuité du marxisme et de sa critique. Il appartient à la deuxième génération de l’école de Francfort, dont le travail vise à opérer une refondation du marxisme en prenant de la distance avec les régimes totalitaires27 pour y réintégrer la dimension démocratique. Les tenants de cette école souhaitent dépasser le présupposé selon lequel la transformation du capitalisme induirait au bout d’un certain temps l’auto-libération du prolétariat28. Pour cela, ils tentent de réintégrer la notion de raison qu’ils empruntent à Kant. Pour ce dernier, l’individu est naturellement doté d’une raison dite « propre », pour lui permettre d’accéder à la connaissance et d’agir (Kant 1788).

On retrouve dans l’œuvre d’Habermas l’idée du sens de l’histoire, de la construction d’un monde selon un processus prédéterminé. Quand un stade est atteint, il n’y a plus de retour possible. Habermas garde également la domination grandissante du système économique sur le politique et le social. Il se place cependant dans un second stade du capitalisme, où la distinction entre infrastructure et superstructure n’est plus puisque le politique et l’économique ne sont plus deux sphères distinctes (Giddens 1977). A partir de ce présupposé, Habermas tente d’intégrer à la philosophie d’inspiration marxiste la nécessité démocratique. Pour cela, Habermas cherche à réintégrer la raison comme un concept communicationnel permettant de faire émerger un consensus démocratique. Il redonne de la place au raisonnement individuel en interaction avec autrui et s’oppose ainsi à la notion des structures économiques déterminantes, présentes chez Marx. Il définit le sujet comme rationnel, c’est-à-dire capable « de parler et d’agir. [La rationalité] se traduit dans des modes de

comportement pour lesquels de bonnes raisons peuvent à chaque fois être exhibées. Cela signifie que les expressions rationnelles sont accessibles à une appréciation objective […] » (Habermas 1987a, p 38). En d’autres termes et à partir de cette

définition du sujet, il cherche à répondre à la question suivante : comment faire pour que la raison ne soit pas imposée mais le résultat d’un compromis collectif ? Plus précisément, chez Habermas, il y a la volonté de proposer un modèle dialogique, qui questionne les éléments contextuels nécessaires à ce consensus démocratique. Ces éléments peuvent être résumés en deux activités dialogiques : d’une part, la capacité à raisonner et à élaborer une stratégie et d’autre part, la capacité d’entente entre les

26 “In order to explain the nature of socializing forms of accountability and distinguish these from individualized forms, we will make use of Habermas’ dinstinction between ‘work’ and ‘interaction’. 27 Principalement le stalinisme.

individus (Lavelle, Dubreuil et al. 2010). Il tente alors de penser ces individus en relation, pour qu’ils puissent s’accorder sur un compromis, leur permettant de vivre ensemble dans une société plus juste et égalitaire (Habermas 1987a, p 15). Ainsi, chaque sujet met sa raison propre au profit du bien commun, ce qui permet à Habermas de penser l’intersubjectivité. Ce processus prend forme grâce à la capacité communicationnelle des sujets. Il est orchestré par le langage. Habermas résume cette idée dans le concept d’« agir communicationnel », défini comme « un type

d’interactions qui sont coordonnées par des actions langagières (Sprechhandlengen) sans toutefois coïncider avec elles » (Habermas 1987a, p 118). Ainsi, les sujets sont en

mesure de confronter leurs raisons et d’arriver, grâce à elles, à élaborer un compromis. Chez Habermas, ce compromis est, une fois trouvé, stable et universel29. Il permet de laisser les gens vivre ensemble, si ces derniers adoptent un comportement responsable, s’ils sont « capable[s] d’orienter [leurs] action[s] selon les prétentions de validité

intersubjectivement reconnues » (Habermas 1987a, p 31).

En résumé, pour résoudre le dilemme conduisant à l’imposition d’une raison collective nécessaire au dépassement du système capitaliste, Habermas propose que cette raison soit utilisée de façon stratégique vers un compromis entre les sujets, tous dotés d’une raison propre. Ce compromis n’est possible que par l’introduction de l’agir communicationnel. Ainsi pour résoudre le problème selon lequel il manque une dimension démocratique au marxisme, Habermas tente de réintroduire dans la philosophie du matérialisme historique une dimension interactionniste.

C’est sur ce concept d’agir communicationnel (Habermas 1987a; b) que Roberts (1991) construit la seconde dimension de sa typologie d’accountability appliquée à l’organisation, ou plus précisément à partir de la distinction élaborée par Habermas entre le concept de « travail » (Habermas 1971), relatif à la capacité stratégique de l’individu (Lavelle, Dubreuil et al. 2010) et celui « d’interaction », également appelé « action communicative » (Habermas 1971), relative à sa capacité d’entente (Lavelle, Dubreuil et al. 2010). Par la notion d’agir communicationnel, Habermas cherche à refonder le concept de rationalisation de Weber. Il définit donc l’action communicative comme le produit de la capacité d’agir communicationnel d’un

29 Chez Habermas (1987), la discussion conduit à l’établissement d’un compromis universel, stable dans le temps, qui, une fois atteint ne bougera plus. Cet aspect, central dans la théorie du philosophe allemand, est quelque peu contradictoire avec l’interactionnisme symbolique en général et Mead (1934) en particulier, sur lequel Roberts (1991; 1996) se fonde pour définir l’accountability. De fait, comme Blumer (1969) le note, en précisant bien qu’il s’appuie lui-même sur Mead, l’interactionnisme symbolique considère que la définition du sens est remise constamment en discussion. Même si l’emploi de la double dimension de Roberts (1991; 1996) parait adéquat pour penser l’articulation de l’accountability sociale et l’accountability hiérarchique, les fondements de la théorie d’Habermas peuvent se montrer en contradiction avec la base du modèle fondée sur Mead (1934). Ce point m’apparaît comme une limite périphérique du modèle de Roberts (1991; 1996).

sujet. Cette typologie différenciée émane du travail d’Habermas qui vise à redéfinir le principe de légitimité en vigueur dans le second stade du capitalisme, qui a conduit à la fusion de la dimension politique et économique (Giddens 1977). Dans ce second stade, la légitimité des élites est de nature technocratique car elle repose « sur la capacité des

élites à ‘manager’ correctement l’économie et soutenir la croissance économique. »

(Giddens 1977p, 205). La particularité de cette ère du capitalisme est fondée sur l’effondrement de la distinction entre ces principes qui, en se renforçant, permettent au système de se perpétuer. Plus précisément, cette particularité repose sur une situation où le concept de « travail » domine celui d’« interaction ». Chez Habermas, le concept de « travail » est entendu comme « toutes actions déterminées et rationnelles » c’est-à- dire à la fois celles produites par des lois techniques ou des intentions stratégiques, « basées sur un savoir analytique » (Habermas 1971, p 92) ; et celui d’ « interaction » comme « les actions communicatives, […] gouvernées par des normes consensuelles

engageantes, qui définissent des attentes réciproques par rapport à un comportement et qui doivent être reconnues au final au moins entre deux personnes 30» (Habermas 1971, p 92). En d’autres termes, le concept d’« interaction » fait référence à des relations régissant des rapports sociaux.

Dans l’ensemble de son œuvre, Habermas essaie d’inverser ce rapport de force entre le travail et l’interaction nécessaire au dépassement de la société capitaliste, pour fonder un monde socialiste démocratique (Habermas 1971, p 88).

L’accountability sociale est définie (Roberts 1991) à partir du concept d’action communicative également appelé « interaction » (p 360), qu’Habermas, construit entre autres à partir des travaux de, Dewey (1903), Mead (1934) et Parsons (1951), c’est-à- dire à partir des mêmes sources d’inspirations que Garfinkel (1967)31. Bien que les travaux d’Habermas et de Garfinkel aient des visées différentes, ce que Roberts (1991 ; 1996) semble retenir de la dimension d’interaction chez Habermas n’est pas sans rappeler le concept d’accountability chez Garfinkel. Autrement dit, Roberts (1991; 1996) conserve l’idée de l’existence de l’accountability sociale dont les fondements sont à retrouver dans les travaux de Mead (1934), qu’il théorise en première partie de son article hors contexte organisationnel, pour la réintroduire en contexte organisationnel en relation avec le concept d’accountability hiérarchique. Toutefois, c’est grâce au système interagissant de « travail » et d’« action communicative » conceptualisé spécifiquement par Habermas (1987) que Roberts (1991) lie les deux

30“[…] communicative action […] governed by binding consensual norms, which define reciprocal expectations about behaviour and which much be understood and recognized by at least two acting subjects.”

dimensions de l’accountability tout en définissant l’accountability sociale. Plus précisément, l’accountability hiérarchique correspond au concept de « travail » et l’accountability sociale au concept d’« action communicative ». La première, produite à distance, domine et permet, grâce aux instruments comptables, de récupérer les informations nécessaires concernant les performances de leurs salariés. L’asymétrie des pouvoirs se réduit dès l’instant où les résultats sont discutés en interaction directe, puisque lorsque l’accountability sociale prend forme, est rendu visible à la fois, les protagonistes impliqués dans la relation d’accountability (la hiérarchie a alors un visage) et les raisons qui ont conduit à tel ou tel résultat comptable.

Toutefois, l’accountability sociale ne se limite pas à la fourniture de comptes en situation de face-à-face visant à expliquer à ses supérieurs hiérarchiques un résultat chiffré provenant de ses actions. Cette notion englobe également toute les relations de rendu de comptes que développent les individus au sein d’une organisation, la manière dont chacun de ses collègues, par des échanges directs, comprend son travail. Par ces actions relatives à leur travail respectif, les individus interagissent et développent des compréhensions communes des systèmes comptables qui leurs sont imposés par la hiérarchie (Roberts et Scapens 1985). Une telle compréhension du travail de l’autre permet aux employés qui subissent une même relation d’accountability hiérarchique, et qui produisent parfois des résultats en-dessous des attentes ou qui ont du mal à supporter cette recherche de performance, de rendre des comptes à leurs collègues. Ils développent ensemble une relation basée sur l’empathie et le réconfort (Roberts 1991). Cette attention interpersonnelle est renforcée par le fait que les employés subissent des pressions similaires. Ces relations sont d’autant plus fortes que les personnes échangeant des comptes évoluent à des niveaux hiérarchiques quasis égaux, limitant les influences des relations de pouvoir (Roberts 1991)32.

Ainsi, à côté de l’explication des résultats comptables à ses supérieurs hiérarchiques en situation de face-à-face, une deuxième forme d’accountability sociale apparait alors. Cette dernière est construite entre pairs, autour de normes et de représentations communes permettant de comprendre le travail d’autrui et de faire face à une autorité disciplinante, à laquelle il faut obéir et donc qu’il faut rendre supportable. L’accountability sociale a donc une fonction salvatrice par le support que l’individu trouve chez autrui. Les possibilités d’accountability sociales sont nombreuses et englobent autant de groupes différents qu’une organisation peut compter de communautés de valeurs. Elle permet ainsi de construire la facette identitaire sociale

32 Ce qui peut être relativement problématique avec une vision foucaldienne, car la conception du pouvoir, qui agit de manière relationnelle et non pas selon une structure dominante.

de l’individu évoluant en organisation, en contact avec ces différentes communautés normatives.

Le schéma suivant reprend les deux dimensions de l’accountability conceptualisées par Roberts. Suivant l’article de 1991 visant à définir les différentes dimensions conduisant à la définition de l’identité de l’individu, il expose ces dimensions appliquées à un individu. Pour une représentation complète de ce modèle, il faudrait le dupliquer à chaque membre de l’organisation. Les flèches grises représentent l’accountability sociale. La flèche noire, quant à elle, renvoie à l’accountability hiérarchique.

Figure 2 : Schéma des dimensions organisationnelles d’accountability

2.3.3 L’interdépendance des deux dimensions et la primauté de

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