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De l’influence des interactions entre pairs sur le processus d’accountability

Chapitre 2. La pluralité sociale : aspect négligé des études comptables empiriques organisationnelle sur l’accountability

2 Redonner une place centrale aux échanges sociaux pour comprendre

2.2 De l’influence des interactions entre pairs sur le processus d’accountability

Les demandes d’accountability ont été posées comme multiples, renvoyant à des codes normatifs variés faisant écho aux multiples facettes identitaires d’un même individu. En d’autres termes, j’ai montré que l’individu, quand il rend des comptes, ne reconnaît pas une unique autorité, comme la hiérarchie dans son entreprise, mais une multitude d’autorités. J’ai donc mis en évidence la diversité des accountability verticales qui s’impose à un individu.

Or si les recherches comptables ont révélé ces multiples facettes de l’identité qui conduisent à questionner un même acte d’un même individu sous différentes perceptives, ces travaux investissent ce champ de la littérature, sous une seule perspective théorique et normative. Ils n’ont pas envisagé de comprendre comment, empiriquement, l’identité d’un individu se construit face à une multitude de demande de comptes, ce que j’envisage de faire dans cette thèse.

Ainsi, pour traiter de la pluralité des demandes d’accountability qui s’applique à un individu, je tente par une première étude empirique d’apporter des éléments de réponse à la question suivante :

Q1: Comment l’accountability d’un individu prend-elle forme quand il doit

simultanément rendre compte à plusieurs autorités répondant à des ensembles normatifs différents, voire contradictoires les uns avec les autres ?

L’accountability étant un phénomène conduisant à la construction de l’identité individuelle, je prends le soin de traiter cette question identitaire comme une conséquence de cette formation du rendu de comptes.

2.2 De l’influence des interactions entre pairs sur le processus d’accountability

Roberts (1991; 1996) développe sa conceptualisation de l’accountability selon deux dimensions : l’accountability hiérarchique et l’accountability sociale. La première désignant une relation de rendu de comptes empreinte de pouvoir entre une autorité supérieure, non visible dans une organisation et un salarié, a été « mise en concurrence » dans la partie précédente avec d’autre relations d’autorités qui s’appliquent à ce même individu. Dans cette section, j’établis pourquoi la pluralité sociale prend également une place au sein de l’accountability sociale.

Dans la littérature comptable sous l’angle des outils les relations d’accountability sont principalement considérées d’un point de vue vertical suivant les

échanges comptables. Un tel parti pris conduit à des conceptualisations homogènes des groupes en présence.

Afin de poursuivre l’exploration des phénomènes sociaux pluriels pour éclairer leurs influences sur la formation de l’accountability, je tente, dans cette deuxième sous-section, d’introduire une seconde dimension à cette pluralité sociale. Je réintègre alors l’hétérogénéité des opinions au sein des groupes impliqués dans la relation d’accountability sociale. En d’autres termes, je m’intéresse à une situation où des pairs discutent la réalisation de l’accountability hiérarchique de leurs collègues.

2.2.1 L’accountability sociale : une divergence d’opinion entre pairs

L’accountability en tant que phénomène social interactionniste vise à éclairer le sens des actions (Garfinkel 1967). Ce phénomène est, selon Willmott (1996), le résultat de constantes négociations, entre les demandeurs et les émetteurs de comptes. Pour convaincre du bienfondé de son action, l’individu peut devoir réinterpréter les règles déontologiques de la communauté, (Schweiker 1993). Une telle réinterprétation, si elle est acceptée par la communauté normative demandeuse de comptes, conduit à faire évoluer les valeurs et les normes de cette même communauté (Schweiker 1993). L’accountability est donc un phénomène mouvant et en constante construction, du fait des interactions.

Selon Roberts et Scapens (1985) les outils comptables visant à régir l’accountability hiérarchique (Roberts 1991; 1996) sont eux aussi soumis aux actions des salariés qui les utilisent. Les instruments de gestions sont de fait, réinterprétés par ces acteurs qui par ce principe se les réapproprient, en les transformant en outils d’accountability (Roberts et Scapens 1985). Pour construire cette vision transformatrice, fondée sur une structure (les outils comptables) agissant sur des individus (les acteurs qui se réapproprient les outils comptables), ces deux auteurs s’appuient sur les travaux de Giddens (1987), dont le travail vise à réconcilier la vision interactionniste de la sociologie avec son penchant holistique. Pour construire cette réconciliation, Giddens (1987) emprunte à la fois à la psychologie sociale, notamment aux travaux d’Erikson (1963; 1968) et aux écrits de Goffman (1963; 1968; 1973a; 1974; 1987; 1991). Il explique alors comment les relations entre individus se structurent à partir des interactions issues des rencontres, conduisant à un phénomène réflexif chez l’individu, c’est-à-dire à une analyse de ses propres pratiques ; celle-ci lui permet d’intégrer au fur et à mesure les règles sociales. Pour Giddens (1987), ces interactions sont régies par des routines c’est-à-dire par le « caractère habituel, tenu

pour acquis, de la vaste majorité des activités qui accompagnent les agents dans la vie sociale de tous les jours » (Giddens 1987, p 443) et permettent aux personnes en

interaction de constituer un cadre normatif pour interagir les uns avec les autres. En d’autres termes, c’est par la répétition des interactions que les rapports entre les individus se structurent et qu’un certain ordre est établi malgré les changements constants. Appliquée aux outils comptables et reprenant Roberts et Scapens (1985), la théorie de la structuration (Giddens 1987) met en lumière une différence entre la manière dont la hiérarchie conçoit l’accountability hiérarchique et la manière dont cette dernière prend réellement forme, puis est transférée à l’autorité qui l’a imposée. Par ce mécanisme, elle montre une double relation de contrôle, conduisant à transformer de manière continuelle la relation d’accountability hiérarchique. Au niveau des acteurs à qui l’on demande des comptes, la transformation des outils résulte des contacts et des interactions entre ces derniers, structurés par une certaine routinisation, visant à donner un sens à ces outils. Roberts (1991; 1996) conceptualise ces interactions entre collègues, qui prennent forme autour d’outils, mais pas seulement, sous le terme d’accountability sociale. Ces accountability sociales sont formalisées par des règles permettant aux individus de se comprendre et d’échanger dans des situations où ils sont en présence les uns des autres.

Pour envisager la manière dont l’accountability sociale agit sur l’accountability hiérarchique et contribue à définir l’accountability dans son ensemble, je m’intéresse aux interactions en face-à-face qui structurent les relations d’accountability et qui, in

fine, transforment les systèmes comptables (Roberts et Scapens 1985). Pour envisager

ces relations, conduisant à l’établissement d’une certaine forme d’accountability, j‘introduis les travaux de Strauss sur l’ordre négocié (Strauss 1964; 1993), pour mettre en avant que les individus évoluant à un même niveau hiérarchique peuvent avoir une vision divergente concernant la manière de rendre des comptes à leur hiérarchie. Je souhaite donc par ce bais réintroduire la pluralité des opinions entre pairs et rompre avec la conceptualisation homogénéisante de ces groupes de la littérature comptable. De fait, si la résistance à ce système de rendu de comptes est évoquée notamment par la convocation des théories sur la bureaucratie (Roberts 1991, p 364), elle l’est de manière bilatérale, puisque ces contestations sont principalement tournées vers la hiérarchie. En d’autres termes, ces contestations empruntent la dimension verticale de l’accountability hiérarchique, mais pas la dimension horizontale, puisque l’accountability sociale est plutôt décrite par Roberts (1991 ; 1996) comme ayant des fonctions salvatrices pour rendre supportable l’accountability hiérarchique qualifiée d’assujettissante en permettant le soutien mutuel entre les pairs. Les possibles contestations et points de divergences entre collègues ne sont pas évoqués, autrement que par la poursuite d’une visée égoïste visant à choisir de rendre compte à la hiérarchie en dépit de la solidarité entre pairs. Or ces possibles contestations et points de divergences entre collaborateurs sont, selon Strauss (1964; 1993), la cause de

négociations qui conduisent à l’établissement d’un ordre qui permet de régler le comportement des individus.

L’ordre négocié est un concept de base, qui permet à Strauss de proposer une vision alternative à l’établissement de l’ordre au sein des organisations, face aux théories dominantes de la bureaucratie41 (Crozier et Friedberg 1977; March et Simon 1960; Selznick 1949), qui selon Strauss accorde une trop grande importance aux groupes dirigeants, imposant des règles et pouvant paralyser les organisations. Plus spécifiquement, Strauss dans la lignée de la sociologie interactionniste, essaie de comprendre les phénomènes sociologiques à partir des interactions interindividuelles (Strauss 1993). Pour ce faire, il conduit avec quatre collègues42, une ethnographie de plusieurs années dans différents hôpitaux psychiatriques de Chicago (Strauss 1964). Cette ethnographie regroupe des observations et de nombreux entretiens, avec l’ensemble des personnels, du médecin psychiatre à l’aide-soignant, mais également avec des patients. Ces chercheurs décrivent chaque groupe du personnel soignant en fonction de leur catégorie professionnelle. A partir de cette classification, ils étudient comment ces différents groupes négocient une décision médicale. Les auteurs mettent en avant que très peu de règles sont imposées par la hiérarchie, malgré la mise en place de protocoles médicaux, ou administratifs. Elles sont pour la plupart le résultat de négociations entre pairs, fruit d’un compromis entre des opinions diverses, où la position professionnelle, incluant la connaissance du vocabulaire médical, la proximité avec les patients, la considération du travail de tel ou de tel professionnel, joue un rôle prédominant. Strauss et ses confrères démontrent que la recherche de cet ordre négocié passe par la mise en place d’alliances entre différents groupes dont les intérêts sont plus ou moins convergents.

Strauss (1964) réhabilite la création d’un des processus d’ordre, constamment négocié qui prend place entre des personnes travaillant ensemble, ayant des opinions plus ou moins divergentes, car provenant de mondes sociaux différents (Strauss 1993) mais évoluant à des niveaux hiérarchiques plus ou moins proches. Appliqué aux recherches comptables, ce concept permet d’envisager que la réinterprétation des outils comptables (Roberts et Scapens 1985) par des acteurs travaillant à un même niveau hiérarchique, comme un phénomène résultant d’une négociation faisant suite à une multiplicité d’opinions de ces salariés.

41 La théorie de l’ordre négocié se veut également une alternative aux approches industrielles et économiques des phénomènes organisationnels.

2.2.2 De la nécessité d’étudier les interactions conduisant à la construction de l’accountability

Si les travaux de Roberts et Scapens (1985) ou d’Ahrens et Chapman (2002) ont identifié l’accountability hiérarchique à un phénomène d’interprétation des outils comptables par les acteurs à qui l’on demande des comptes selon leurs propres normes, la formation de cette réinterprétation n’a pas été étudiée. A l’aide de la théorie de l’ordre négocié développée par Strauss (1964; 1993), j’émets l’hypothèse que la formation de cette accountability et donc la réappropriation des moyens de rendu de comptes à distance, dont font partie les outils comptables, émerge à la suite de négociations entre groupes évoluant au même niveau hiérarchique mais ayant des opinions divergentes. L’accountability hiérarchique peut donc être envisagée comme un ordre, sans cesse renégocié permettant de rendre des comptes à la hiérarchie. De telles différences permettent de mettre en évidence la pluralité au sein des rendus de comptes entre pairs, permettant ainsi d’éclaircir des situations de travail et par là même trouver un moyen de rendre compte à la hiérarchie.

Ainsi pour traiter cette facette de la pluralité des phénomènes d’accountability qui émerge des interactions entre individus évoluant dans des groupes situé au même niveau hiérarchique, je tente d’apporter des éléments de réponse à la question suivante :

Q2: Comment l’accountability prend-elle forme quand le rendu de comptes est

soumis à des divergences d’opinions entre pairs ?

Pour enrichir la conceptualisation de Roberts (1991; 1996), Scott et Orlikowski (2012) recommandent d’explorer ce phénomène d’un point de vue empirique. Par conséquent, pour traiter ces deux sous-questions de manière cohérente et pouvoir ainsi proposer des éléments de réponse à la question générale de ce travail de thèse, il me faut un exemple qui se prête à la fois aux situations de demandes multiples d’accountability s’adressant à un même individu (Q1), mais qui soit assez polémique pour susciter visiblement des discussions entre les acteurs à qui on demande de rendre des comptes sur cet objet (Q2). Les projets destinés à la Base de la Pyramide, c’est-à- dire, les programmes de RSE visant à réduire la pauvreté semblent être adaptés à ces deux situations pour servir de contexte pour étudier la formation de l’accountability en situations conflictuelles.

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