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Le processus itératif de l’accountability

Chapitre 1. La notion d’accountability en comptabilité: une conception interactionniste empruntée de Pouvoir

2 Le concept d’accountability en comptabilité

2.1 Accountability individuelle: une vision processuelle en trois étapes entre un individu et une communauté de valeurs

2.1.2 Le processus itératif de l’accountability

Cette triple condition de la création de l’accountability, fondée sur la capacité d’action de l’individu, son devoir moral envers sa communauté de valeurs et sa capacité stratégique, permet à Roberts (1991 ; 1996) de définir un processus itératif de rendu de comptes en trois temps, ce qui conduit à la redéfinition constante de l’identité, qui dans cette thèse est entendu sous le terme d’accountability. Ce processus itératif entre une communauté normative et un individu est un échange constant de preuves, permettant à Willmott (1996) de qualifier un tel phénomène de processus itératif négocié. En reprenant la théorie de Mead (1934), Roberts (1991) décrit l’individu comme obligé de rendre des comptes aux communautés normatives qu’il reconnait sur les actions qu’il produit. Cette obligation de rendre des comptes a comme point de départ, une demande de comptes formulée de manière plus ou moins explicite par un référant d’une communauté normative, c’est-à-dire une personne ou un groupe tiers, ou par la partie de l’individu qui a internalisé des valeurs et des normes (Mead

1934; Roberts 1991). Cette demande interroge l’action, le comportement ou la réflexion de l’individu par rapport aux règles : cette action est-elle conforme aux règles et aux valeurs de ma communauté / à mes propres valeurs ? La demande n’est pas forcément visible ni ne résulte d’une formulation explicite. Elle peut provenir d’un appel de la conscience de l’individu. De manière constante, dans notre quotidien, nous sommes confrontés à des individus qui exposent certaines de leurs actions en y apposant tout de suite une explication, alors que nous n’avons pas formulé de demande. Nous faisons de même. Le premier temps de cette accountability est donc la formulation ou la perception de la formulation d’une demande, exprimée par une entité externe ou interne correspondant à des valeurs, des normes ou des règles externes internalisées par l’individu, appelant à rendre des comptes.

Cette demande induit la production d’une réponse, d'une narration (Arrington et Francis 1993; Boland et Schultze 1996), plus ou moins agrémentée de preuves et de comptes20. Cette réponse est le deuxième temps du processus et correspond au rendu de comptes21. En contexte comptable, ces preuves sont souvent agrémentées de dispositifs chiffrés (Boland et Schultze 1996). Le contenu de cette réponse arrange les preuves selon un certain ordre. L’individu, naturellement doté d’une faculté de raisonner, est en effet en capacité de produire un discours stratégique et démontrant le bienfondé de son action. Ce discours lui sert à orienter le producteur de la demande de comptes (Roberts 1991). L’herméneutique, notamment celle développée par Paul Ricœur (1983, cité par Arrington & Francis), est une méthode convoquée pour analyser cette deuxième partie du processus d’accountability (Arrington et Francis 1993). Quant aux résultats produits par cette demande de comptes (outcomes ou

outputs), c’est-à-dire les comptes en eux-mêmes, ils sont très étudiés par les recherches

en comptabilité (Munro 1996). Un tel positionnement présuppose que les comptes sont des résultats que l’on obtient et non pas une entité indissociable de l’agissement des individus (Munro 1996, p 3). Ce pan de la littérature est particulièrement foisonnant dans le champ du contrôle de gestion. Il vise notamment à comprendre comment sont construits des résultats (Kirk et Mouritsen 1996; Mouritsen, Hansen et al. 2009) qui serviront à évaluer les performances des individus au sein des entreprises et à juger si leurs prestations sont conformes, c’est-à-dire s’ils sont ‘accountable’. Ces recherches sur la production des comptes sont souvent assimilées et confondues avec les recherches sur l’accountability, qui m’intéressent dans ce travail. Elles visent à comprendre comment les individus donnent du sens à leurs actions en produisant des comptes (Munro 1996). Il faut comprendre qu’au sein de l’accountability, il y est bien

20 Pour accounts en anglais.

21 Quand j’utiliserai le verbe, ou toute expression dérivée de ‘rendre des comptes’, je ferai référence à la cette réponse, deuxième temps du processus d’accountability

question de production de comptes. Toutefois, ces comptes ne sont qu’un élément du processus. Ces résultats agrémentent et renseignent une réponse. Ils la renforcent. Ils font partie de l’argumentaire de la seconde phase du processus. Ces comptes et l’utilisation de ces comptes ont bien une place centrale dans le processus, sans en être la finalité.

Le troisième temps de ce processus itératif correspond à l’examen des comptes produit par l’individu interrogé sur son comportement. De fait, cette réponse est adressée à la communauté normative qui a énoncé la question. Elle est examinée par cette communauté, incarnée soit par des membres externes qui ont formulé la question, soit par le « moi » de l'individu, qui joue le rôle de l’auto-contrôleur à partir de valeurs, de règles et de normes internalisées (Roberts 1991). L’accountability peut donc se développer sans la présence d’autres individus, mais ne peut pas avoir lieu si l’individu n’a jamais été confronté à autrui.

L’examen de cette réponse donne lieu à une évaluation par rapport aux normes de la communauté. Si la réponse est jugée conforme aux normes, aux règles et aux valeurs en vigueur dans cette même communauté, alors la réponse d’accountability sera elle-même jugée conforme à celle de la communauté. Une telle décision sera la preuve de l’alignement de l’individu sur le groupe concerné (Munro 1996). Si l’alignement est approuvé, l’individu est ré-approuvé comme étant un membre de la communauté (Roberts 1991). Il peut alors se définir comme se soumettant à un ensemble de règles, de valeurs et de normes. En d’autres termes, son identité comme membre de la communauté est réaffirmée par l’appartenance au groupe (Mead 1934).

Ainsi globalement, ce processus en trois temps place l’individu dans une situation où il met en jeu sa position identitaire, puisque le processus itératif de l’accountability vise à confirmer ou infirmer l’identité de l’individu par rapport au groupe. Un tel questionnement place l’individu dans une position peu confortable, puisqu’on lui demande de prouver qu’il appartient bien à telle ou telle communauté normative. La dernière étape, celle de la confirmation de l’identité, résout ce dilemme identitaire. Cette dimension identitaire pousse l’individu à répondre à la demande d’accountability et à proposer une réponse satisfaisante aux yeux de la communauté. Elle est l’élément qui contraint l’individu à rendre des comptes à ses semblables. Elle est l’élément qui produit la renégociation constante de l’identité de l’individu. Elle est ce qui fonde l’élément moral de l’accountability, puisqu’elle contraint les individus à suivre les règles de la communauté (Schweiker 1993) et le pousse à développer un rapport solidaire avec autrui (Roberts 1991).

Figure 1 : Schéma du processus d’accountability

Cette accountability s’applique à différents niveaux, à commencer par celui de l’individu lui-même qui, par un dialogue entre les deux parties du « soi », juge si son comportement est en adéquation avec à ses propres valeurs. On parle alors d’accountability pour soi. Cette notion s’applique également entre différents membres d’un groupe, qui pousse l’individu à formuler une justification ou une excuse (Scott et Lyman 1968) vis-à-vis d’un comportement. Que l’individu soit dans un processus de rendu de comptes en relation avec lui-même, ou bien avec un ou plusieurs membres d’une communauté, ce rendu de comptes se fait toujours à partir d’un ensemble de valeurs partagées par l’ensemble des participants au processus. Autrement dit, la communauté normative existe parce qu’elle partage des valeurs et des règles, sur lesquelles les membres de la communauté doivent s’aligner. L’individu démontre l’alignement de son comportement sur cet ensemble de normes, de valeurs et de règles par la deuxième phase du processus itératif. De plus, puisque l’identité d’un individu est multiple, il appartient à différentes communautés (Arrington et Francis 1993; Roberts 1991; Schweiker 1993), personnelles ou professionnelles (Gendron et Spira 2010), auxquelles il est contraint de rendre des comptes.

Sinclair (1995) étudie les discours d’une quinzaine de managers travaillant dans une collectivité publique. Elle met en évidence que, dans un même discours, ses interlocuteurs peuvent rendre des comptes à cinq entités distinctes, représentant des groupes différents, mais également faisant appel aux convictions des managers eux- mêmes. Dans le même discours, elle observe des décalages entre des accountability envers des groupes et de l’accountability pour soi. Par conséquent, si l’entité à qui on demande des comptes reste stable au niveau individuel, l'entité qui demande des comptes et inspecte la réponse d'accountability varie. Elle peut être soit représentée par la partie du « moi » qui a intégré les codes de la communauté, par un individu, ou par un groupe. Le niveau passe de l’individu au groupe, démontrant que ces derniers sont intimement imbriqués pour être en mesure de penser l’accountability. Par conséquent,

1- demande de

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