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L’accountability hiérarchique

Chapitre 1. La notion d’accountability en comptabilité: une conception interactionniste empruntée de Pouvoir

2- production d’une clarification (de la part

2.3 Accountability au sein des organisations: le poids des outils

2.3.1 L’accountability hiérarchique

Roberts (1990 ; 1996) forge le concept d’accountability hiérarchique à partir des travaux sur la discipline de Michel Foucault (1975). Ce rendu de comptes envers la hiérarchie correspond à la vérification par l’organisation de l’alignement du comportement de l’employé sur l’objectif de cette dernière. La hiérarchie renvoie à une autorité supérieure diffuse et non visible.

La discipline chez Foucault est définie comme « le mécanisme de pouvoir par

lequel nous arrivons à contrôler dans le corps social jusqu’aux éléments les plus ténus, par lesquels nous arrivons à atteindre les atomes sociaux eux-mêmes, c’est-à- dire les individus » (Foucault 1981, p 191) et les technique disciplinaires, qu’il entend

quelqu’un, comment contrôler sa conduite, son comportement, ses aptitudes, comment intensifier sa performance, multiplier ses capacités, comment le mettre en place où il sera le plus utile ? » (Foucault 1981, p 191). De fait, pour comprendre la notion de

discipline chez le philosophe français, il est nécessaire de revenir à l’objectif principal de Foucault : repenser le pouvoir, pour comprendre comment il agit sur le sujet, c’est- à-dire comprendre « comment le pouvoir domine et se fait obéir ? » (Foucault 1978b, p 532), et cela, au-delà d’une structure étatique incarnée par des institutions, c’est-à-dire au-delà d’une macro structure qui dominerait les individus. Il cherche à le penser comme une trame de micro mécanismes de pouvoirs22 agissant sur les individus, et plus particulièrement sur et au travers de leurs actions. Les relations de pouvoir chez Foucault sont pensées en interdépendance avec la notion de savoir, puisque c’est par le savoir que s’imposerait le pouvoir. Il différencie le savoir de la connaissance, qui doit être entendue comme « la mise en œuvre d’un processus complexe de rationalisation,

d’identification et de classification des objets indépendamment des sujets qui les connaît » (Revel 2008, p 119). Quant au savoir, il est défini comme « le processus par lequel le sujet de connaissance, au lieu d’être fixe, subit une modification lors du travail qu’il effectue afin de connaître. » (Revel 2008, p 119). L’organisation du savoir

selon un processus rationnalisé c’est-à-dire ordonné, prenant place à partir de l’âge classique foucaldien (la fin du XVIIe et XVIIIe siècles) opère une organisation du monde. C’est la manière dont le savoir est organisé qui structure les relations de pouvoir. Cette structuration passe par la mise en place de techniques que l’on retrouve dans les différentes institutions, par exemple, celles se rapportant à l’éducation dont la technique disciplinaire principale serait l’examen (Hoskin et Macve 1988). L’examen ordonne ce qui doit être connu, et comment la connaissance doit être exprimée (Foucault 1975). L’examen pousse les élèves à rendre des comptes sur leurs aptitudes et leurs compétences par rapport à un type de savoir déterminé (Hoskin et Macve 1988). Il conduit l’individu à se transformer pour être apte à répondre aux exigences. En d’autres termes, le processus d’assujettissement opère par l’accès à la connaissance, qui se réalise selon un processus défini, ordonné, imposant à l’individu une manière d’agir. Au final, il n'y a qu'une manière d'apprendre, réglée selon un processus précis.

Ainsi, le pouvoir n’est pas pensé comme un système de domination, comme une chape de plomb agissant sur les individus. Pour Foucault, le pouvoir, ou plutôt les pouvoirs, puisqu’ils n’émanent pas d’une autorité suprême mais sont diffus, est un concept relationnel (Revel 2008) qui connecte, d’une part, des individus entre eux et, d’autre part, des individus et des institutions. Plus précisément, pour le philosophe, les

22 Chez Foucault, le pluriel est fondamental, puisque le pouvoir est conçu comme une trame de micro pouvoirs qui agissent en relation les uns avec les autres et par rapport à des individus qui peuvent plus ou moins agir sur ces relations de pouvoirs.

relations de pouvoir sont régies par des rapports hiérarchiques classiques, conduisant à une domination, mais ces rapports hiérarchiques n’émanent pas forcément de structures. Pour reprendre ses propres mots : « Les relations de pouvoir existent entre

un homme et une femme, entre celui qui sait et celui qui ne sait pas […]. Dans la société, il y des milliers de rapports de force, et donc, de petits affrontements, de micro-luttes en quelque sorte. » (Foucault 1977, p 406). Ainsi, le pouvoir est conçu

comme un réseau de micro relations de pouvoir qui constituent la société (Bert 2011). Ces relations de pouvoir prennent la forme de relations où l’équilibre entre les protagonistes est constamment remis en jeu. Ces relations sont considérées comme toujours réversibles. Il exclut toute dimension déterministe. Par conséquent, à chaque relation de pouvoir est associée la possibilité de la résistance (Foucault 1977) à un équilibre qui peut constamment être rompu. Ainsi, chez Foucault, il n’y a pas un dominant et un dominé mais des mécanismes de pouvoir, des techniques disciplinaires qui proviennent et s’appliquent à chaque individu, visant à l’assujettir et à le placer dans une situation de solitude par rapport aux autres. Foucault parle d’individualisation du sujet par les mécanismes de pouvoir. Le degré d’assujettissement varie dans le temps et selon les relations qu’entretiennent les protagonistes les uns avec les autres (Foucault 1977).

Cette vision permet d’introduire le point central de la philosophie de Foucault prise dans sa globalité : le processus de subjectivation (Revel 2008), qui permet de penser le sujet par rapport à une vérité (Bert 2011), donnée comme vraie à et par l’individu. Ainsi, tout au long de ses réflexions, Foucault cherchera à répondre à la question suivante : comment l’individu se construit par rapport à ce régime de vérité ? Cette construction est pensée dans sa dimension historique (Revel 2008), visant à conceptualiser la manière dont est réalisée la construction du sujet, qui est le résultat de l’évolution d’une situation contextuelle, qu’il est nécessaire d’analyser minutieusement. Au cours du développement de la philosophie de Foucault, cette subjectivation est, dans un premier temps, pensée par les moyens de connaissance qui permettent d’accéder à la conceptualisation du sujet et qui assujettissent ce dernier. Foucault dénombre trois modes de subjectivation : la production d’un langage ; la division de la société ; les mécanismes du pouvoir. Dans un second temps, il essaie de comprendre comment le sujet se forme par lui-même (Foucault 1976; Revel 2008). Pour éclaircir le concept d’accountability hiérarchique, seuls le premier temps de sa réflexion et la troisième forme de subjectivation m’intéressent ici23.

Dans Surveiller et Punir (1975), Foucault, par la description du système carcéral, pense l’évolution du sujet et de son rapport au pouvoir en fonction de la manière dont les individus étaient et sont punis face à la loi. Il note ainsi un changement important dans la manière de fonder le pouvoir sur l’individu. Sous l’Ancien Régime, la personne désignée coupable est punie en public, par un système de supplice donné en spectacle. Ce système vise à blâmer l’individu rendu responsable du crime ou délit par l’ensemble de la population et à exclure le condamné de la société. A la fin du XVIIIe siècle, un changement s’opère, laissant place à un nouveau système : le système carcéral. Ce système conduit au bannissement en emprisonnant l’individu. Dans le même temps, le règlement des peines, mesurant chaque crime et émanant de la société, produit un code permettant à chaque individu de savoir comment se comporter en société, au risque de se retrouver châtié. L’individu devient l’objet de ce code auquel il doit se soumettre (Foucault 1975). Ce système de code, par la force de l’exemplarité, place l’ensemble des sujets dans une situation de surveillance, qui se développera dans l’ensemble des institutions. Cette surveillance ordonne les individus, les localise. Le pouvoir n’opère donc plus par exclusion, mais par inclusion du sujet (Foucault 1978a, p 466).

A partir de cette constatation, Foucault essaie de comprendre comment ces micro-relations de pouvoir se diffusent par les institutions. Ce dernier élément lui permet de penser deux niveaux de pouvoir : le niveau disciplinaire, produisant et individualisant les individus les uns par rapport aux autres et le niveau juridico- politique, masquant, grâce à des institutions visant à organiser la vie en société, ce premier niveau d’assujettissement (Bert 2011). Cette diffusion opère grâce aux fameuses techniques disciplinaires, qui se construisent grâce à des processus historiques longs et complexes que Foucault cherche justement à mettre en avant24. Au sein des recherches en comptabilité, il existe un courant dit foucaldien, qui considère que les outils comptables sont des techniques disciplinaires, qui assujettissent l’individu (Graham 2010; Hoskin 1996; Hoskin et Macve 1986; 1988; Lambert et Pezet 2011; Miller et O'Leary 1987). Ces techniques comptables, techniques calculatoires, et, plus précisément, de contrôle de gestion (budgets ou calcul de coûts) ordonnent les comportements des individus (Lambert et Pezet 2011; Miller et O'Leary 1987), et les transforment (Graham 2010; Townley 1993) en leur demandant des résultats (Hoskin et Macve 1988). Ces techniques, répartissant les comportements dans l’espace organisationnel, sont construites au cours d’un processus historique et rendent les individus gouvernables et par conséquent obéissants et maniables (Miller et

24 Notamment pour expliquer ces mécanismes dans le système carcéral ou dans les hôpitaux psychiatriques.

O'Leary 1987). L’entreprise transforme les individus et a un rôle disciplinaire sur la société.

Roberts (1991 ; 1996) s’inspire de la vision disciplinaire de ces outils comptables pour penser l’accountability hiérarchique. Il part de la vision du marché du travail, comme outil disciplinant les individus. Il commence par décrire le processus de recrutement comme inégalitaire, puisque c’est l’entreprise qui « juge et classe » les postulants en fonction « d’une image idéalisée de ce qu’on attend d’eux » (Roberts 1991, p 358). Les candidats, soucieux d’obtenir le poste, cherchent à se conformer à cette image. En même temps, ils se placent dans une situation de compétition, s’isolant alors les uns des autres. Ainsi, avant même de se trouver dans une situation d’accountability réglée par un contrat, l’individu transforme son image pour apparaître le plus conforme possible, pour être intégré par et dans l’entreprise. Une telle tentative de conformité transforme l’identité de l’individu qui veut être intégré dans l’organisation. Si l’individu obtient le poste, il devra sans cesse démontrer qu’il correspond aux qualités pour lesquelles il a été recruté. Pour garder son emploi et pour assurer son ascension dans l’entreprise, indexée en partie sur ses performances par rapport aux critères sur lesquels il a été recruté, il tente de manière constante de contrôler son image afin d’apparaître conforme aux attentes. La situation de compétition entre collègues pour évoluer dans l’organisation et donc d’individualisation demeure, tout comme la nécessité de répondre à cette demande de conformité. Il y a donc un assujettissement continu de l’individu. Cette démonstration de la performance passe par la production de résultats comptables. Selon Roberts (1991 ; 1996), l’aspect disciplinaire des outils comptables est d’autant plus fort que le résultat émanant de ces instruments est à la fois considéré comme le but à atteindre et comme une image des actions accomplies par l’employé par rapport à cet objectif. Le résultat comptable produit représente la performance de l’individu et donc sa capacité à atteindre ces dits objectifs. Cette image est peu lisible du fait qu’elle est synthétisée sous forme de valeurs numériques. Elle apparait donc comme provenant d’un processus scientifique. Les systèmes comptables imposent les résultats attendus et rendent visible la performance des salariés, tout en rendant invisibles ceux qui fixent les conditions de résultats. Il y a donc une asymétrie de pouvoir dans le rendu des comptes entre la hiérarchie - définie, suivant le modèle du panoptique c’est-à-dire comme intangible, invisible et diffuse dans l’organisation - et le salarié, qui prend place dans la distance et limite la manœuvre des sujets dans l’accountability (Goodall et Roberts 2003). Les individus ne peuvent ni discuter le contenu de la demande, ni de la réponse contrairement à une situation d’accountability en face-à-face. Les outils comptables, par leurs aspects disciplinaires produisent des routines, elles-mêmes disciplinant l’accountability et imposant une manière de se comporter pour atteindre

De manière plus globale et pour résumer les effets des routines d’accountability hiérarchique, Roberts (1991) reprend la figure du miroir, qu’il emprunte à Merleau- Ponty (1945, cité par Roberts (1991 ;1996)). Il démontre que l’accountability hiérarchique, par un système d’image attendue et produite par l’organisation de ce que le salarié doit être et faire, assujettit ce salarié. Ce dernier cherche à se conformer à cette image pour obtenir ce qu’on lui promet en échange d’un contrat (un salaire, une promotion, etc.). Cette transformation prend forme à distance, entre une autorité non- visible et diffuse cherchant à gouverner les individus vers un but et un individu face à des outils. Par ce processus, il transforme ce qu’il est, sans avoir de marge de manœuvre pour négocier ce qu’on attend de lui. Il adapte donc ses actions et par conséquent, son identité dans un processus individualisant (Robert ; 1991). C’est donc pour cette raison que Roberts (1991; 1996) conceptualise l’accountability hiérarchique comme conduisant à la construction individuelle de l’identité de l’individu.

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