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C.2 – La mobilisation de la notion de référentiel dans cette thèse permet le dialogue de normes

Perspective historique, confluences théoriques

I. C.2 – La mobilisation de la notion de référentiel dans cette thèse permet le dialogue de normes

C’est chez Eve Fouilleux que l’on trouve l’articulation la plus adéquate pour notre propos

des notions de référentiel, de modèle, de norme, d’idéal-type, que nous mobiliserons tour à tour. Dans un article daté de 2000, l’auteur restitue ses travaux de thèse sur les processus ayant conduit à la réforme en profondeur de la PAC en 1992. Assimilant les mesures de politique publique à des institutions, l’auteur se propose « [d’]expliquer le changement des institutions endogènes de la PAC à partir de la variable des idées, c’est-à-dire comme un changement d’idées institutionnalisé, dont il s’agira de retracer le processus progressif d’émergence, de sélection et d’institutionnalisation » [Fouilleux, 2000 :278].

Faisant appel à une notion opérationnalisée par la sociologie de la traduction, elle situe la production et l’institutionnalisation d’idées au sein de « forums », définis dans le cadre de son travail « comme des scènes plus ou moins institutionnalisées, régies par des règles et des dynamiques spécifiques, au sein desquelles des acteurs ont des débats touchant de près ou de loin à la politique publique que l’on étudie […] Nous supposons qu’il existe une circulation d’idées des forums de production d’idées vers le forum des communautés de politique publique, dont il s’agit de saisir les étapes successives et les modalités » [Ibid : 278-279]

C’est ici qu’apparaissent des notions mobilisées par Eve Fouilleux qui nous paraissent éclairantes et transposables dans le contexte de notre propre travail. L’auteur qualifie de « référent central », notion que nous considèrerons ici comme synonyme de « référentiel » dans la perspective que nous venons de détailler, l’ensemble d’idées et de représentations spécifiques mobilisées par un forum donné. Elle propose alors une double typologie, d’une part celle des forums mobilisés pour la production d’une politique agricole, d’autre part celle des « référents centraux » (i.e. référentiel propre à un forum donné). Croisant ces deux typologies, elle propose une lecture affinée du référentiel spécifique mobilisé par chaque forum lorsqu’il s’agit de politique agricole. Elle avertit :

« Résultant de constructions sociales différentes, les référents centraux de chaque type de forum ne peuvent être considérés comme étant de nature équivalente sur le plan analytique. » [Fouilleux, 2000 : 280]

Ainsi [D’après Ibid.]:

1 Le forum des économistes scientifiques, guidé par l’impératif de rigueur du raisonnement à l’intérieur du référentiel dominant mobilisé par la science économique dans son application au domaine agricole, s’est bâti un référent central de type paradigmatique.

2 Le forum de la scène de la rhétorique politique, dont l’enjeu central est l’obtention du pouvoir, cherche à convaincre (des électeurs, des lobbies…) et bâtit ses programmes et discours autour d’un référentiel de type idéologiqueou doctrinaire.

3 Le forum professionnel (les agriculteurs), est un lieu de « production d’idées sur la politique agricole à partir de la défense de modèles spécifiques (idéaux) de pratique de l’agriculture, […] porteurs d’une identité agricole spécifique. »

[Ibid. : 279-280]. Il mobilise pour cela un « modèle » d’agriculture, « modèle professionnel spécifique mais [qui] comprend également un rapport plus explicite au territoire, à la nature et au type de techniques agricoles mobilisé » [Ibid : 280]

Cette proposition de typologie semble revenir sur les définitions élaborées par les deux auteurs précédents, parce qu’elle segmente des catégories de référentiel. Toutefois, la convergence est réelle au sein de ce trio d’auteurs qui se citent en référence de manière circulaire. Elle réside dans l’idée centrale de compromis qui fonde leur définition commune (même si elle est implicite dans l’article d’Eve Fouilleux que nous mobilisons) du référentiel central, celui qui préside à l’établissement de la politique publique considérée (la PAC dans le cas d’étude qui nous rassemble). Eve Fouilleux propose elle-même une résolution de cette contradiction. Si chaque forum élabore, en son sein, un référentiel de nature spécifique, celui de la politique publique qui en résulte implique nécessairement un compromis, qui lui procure sa nature spécifique :

« Le « référent central » de la politique publique est défini comme le résultat d’une controverse qui emprunte et réutilise les idées issues des débats encadrés par des référents de nature différente, « paradigme scientifique », « modèle professionnel » (identité et techniques), « doctrine » (« idéologie », « philosophie politique ») notamment. L’utilisation d’un de ces derniers termes occulterait ses autres dimensions originelles et ôterait à l’analyse les moyens de saisir le caractère fondamentalement hybride qui le caractérise […] Plutôt que de supposer a priori une improbable cohérence à la politique, notre approche du référentiel comme ensemble d’idées institutionnalisées provenant de différents forums de production d’idées permet au contraire d’avancer vers l’explication de l’hétérogénéité et des contradictions internes susceptibles de s’y trouver, tout en rendant « lisible » (car « déconstructible ») cette complexité » [Ibid. : 289-290]

Notre travail s’insère dans cette perspective mais s’est focalisé – ou s’est décentré - sur une catégorie particulière d’acteurs (conservons le terme de forum) impliquée en Pologne dans l’interaction avec Politique Agricole Commune, celle des propriétaires de petites et moyennes exploitations familiales non spécialisées. Nous avons voulu préciser :

- Le référentiel spécifique produit par ce « forum » des paysans polonais, dans la forme de compromis implicite mais puissant qu’il revêt d’après nos résultats d’enquête de terrain. C’est un « référent central, c’est-à-dire qu’il est reconnu comme tel par la majorité des acteurs du forum » [Fouilleux, 2000 : 281]

- Le référentiel de politique publique (aussi complexe soit-il) dans lequel il s’inscrit, fut- ce de manière discordante. Nous l’avons approché par une lecture des textes de politique agricole européenne (PAC) et de certains textes produits par le Ministère de l’agriculture polonais.

- Les modalités de son interaction avec l’expression de ces référentiels européens (à travers la mise en œuvre de la PAC en Pologne)

- Les propositions de mesures de politique agricole qu’il génère ou auxquelles il s’apparente

- Les modalités de sa représentation – ou non représentation - publique et de l’évolution récente et à venir de cette représentation ; Celle-ci passe par la capacité de ce forum à faire progresser – ou non – la reconnaissance de son modèle de référence du point de vue institutionnel (à l’échelle nationale) et politique (à l’échelle nationale mais surtout européenne).

Achevons alors de préciser ces questions de définition et de méthode par une série de remarques opérationnelles :

- Ce recours à la notion de référentiel telle que l’explicite Eve Fouilleux autorise un rapprochement a priori risqué du point de vue méthodologique : celui du cadre idéologique qui sous-tend la PAC et celui qui préside à l’identité paysanne polonaise, « dont découle une définition de « l’intérêt agricole à défendre » [Fouilleux, 2000 : 280]

- La nature du « modèle professionnel », plus encore que tout autre type de référentiel valide pour un forum donné, peut s’apparenter à une construction idéal-typique. A ce sujet, Eve Fouilleux parle de « défense de modèles spécifiques (idéaux) de pratiques de l’agriculture » [Ibid : 280], Bruno Jobert propose l’idée de « sélection de schéma d’interprétation », impliquant notamment la « sélection de faits significatifs et l’occultation simultanée d’autres phénomènes considérés comme résiduels, marginaux. » [1992 :220]. Dans sa spécificité, qui sous-entend un modèle assez global d’organisation sociale, le modèle paysan s’apparente plus que d’autre

s référentiels à la

notion de Weltanschauung mobilisée par Muller d’après Weber : ce « référentiel global renvoie à la fois à un monde perçu (à travers un mode d’interprétation du monde) et à un monde souhaité (avec la définition de règles d’actions sur le monde) » [Muller 2005 : 177]. Pour définir le modèle paysan, le recours à la définition et aux méthodes de construction d’un idéal-type (à la Weber) semble adéquat, voire presque incontournable. Nous détaillerons donc cette approche au chapitre II.

Pierre Muller nous propose à cette étape une distinction déjà évoquée :

« Le référentiel d’une politique publique peut prendre deux formes, qui se superposent plus ou moins selon les cas. La première correspond à ce que l’on appellera un référentiel d’action publique. Il s’agit du cadre cognitif et normatif à partir duquel un problème social (la pollution, la délinquance, le chômage, les retraites…) est formulé. La seconde dimension, que l’on appellera référentiel d’action collective, exprime la façon dont un groupe social (une profession par exemple) en fonction de ses stratégies identitaires et de ses stratégies de pouvoir, entend définir les conditions de l’action publique dans un domaine donné. » [Muller, 2005 : 174]

Dans le cas de l’analyse du (ou des) référentiel(s) sous-jacents dans les documents publiés par la DGVI pour définir le cadre de la politique publique agricole en Pologne, ces deux catégories d’informations sont relativement explicites, « lisibles » écrirait Eve Fouilleux. Il en va autrement lorsqu’il s’agit d’évoquer le référentiel paysan en Pologne. Certes, il est possible de mettre en évidence, techniquement, socialement, économiquement « une dimension identitaire [qui] contribue à définir l’existence sociale [de cet] acteur collectif » [Muller, 2005 : 174]. Cela constitue le premier volet de l’existence et de la reconnaissance possible d’un référentiel.

En revanche, la prise de parole politique afin de définir des propositions d’action publique en fonction de cette stratégie identitaire ne se situe pas directement dans le forum paysan en Pologne. C’est ailleurs, autrement, dans d’autres forum

s ou parmi des « acteurs sociaux ingénieux »

[Neil Fligstein, 2001, cité par Muller 2005 :167] que s’initie actuellement ce processus. Nous avons cherché les traces de ces acteurs, leurs lignes ténues de convergences avec des mouvements paysans (pris en tant que forum) structurés ailleurs en Europe. Parallèlement, nous avons trouvé des éléments apparentés au modèle paysan présents dans le référentiel de la « multifonctionnalité » en agriculture (issu des textes européens).

C’est au prix d’une triple exploration que nous pourrons circonscrire le sujet que nous nous sommes proposé : celle des référentiels mobilisés par les textes européens, dans leur

double dimension cognitive et normative de l’action publique ; celle de la valeur cognitive du référentiel paysan en tant que support identitaire, que vecteur d’une « mise en sens du monde », pour reprendre Pierre Muller ; celle du potentiel (ou absence de potentiel) normatif de ce

référentiel paysan dans le débat entre forum qui préside à la construction consensuelle (quoique tendue) de la PAC.

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