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Perspective historique, confluences théoriques

II. C.3.a Débat avec les sociologues marxistes

Rédigée en 2003 par Marcel Jollivet comme une réponse à l’article de synthèse publié par Mendras en 2000, cette « controverse » se fonde avant tout sur la nature même de la construction du modèle, « au-delà des divergences, résultant du recours à des références théoriques différentes (l’anthropologie sociale et culturelle anglo-saxone et Max Weber d’un côté ; Emile Durkheim et Karl Marx, de l’autre) » [Jollivet, 2003]

Le mode de construction « idéal-typique » du modèle de Mendras le rend « descriptif et statique, non seulement il ne donne pas accès aux mécanismes de changement de la société mais encore il les met hors du champ de l’analyse. » [Ibid]. Ce sont justement ces mécanismes qui intéressent les penseurs marxistes. En France, Servolin [1972] notamment développe un point de vue complémentaire à celui de Mendras : tout en adoptant une approche convergente sur le principe d’englobement des sociétés paysannes dans une société – porteuse de modalités économiques spécifiques – plus large, Servolin met ce modèle en mouvement et théorise les conditions de l’échange et les évolutions que cela implique pour l’économie paysanne.

Le recours au modèle de la petite production marchande

Il décrit ainsi l’agriculture comme un mode de production spécifique, la petite production marchande (PPM).

Il la définit « par deux présupposés principaux : le travailleur direct est propriétaire de tous les moyens de production. Le procès de production est organisé par lui, en fonction de lui-même et de son ‘métier’. Le produit de son travail lui appartient en totalité ; le but de la production n’est pas la mise en valeur d’un capital et de l’obtention d’un profit mais la subsistance du travailleur et de sa famille et la reproduction des moyens nécessaires pour l’assurer. » [Servolin, 1972]

Sa définition s’apparente ici à celle de Mendras. Toutefois, Servolin explicite les rapports qui déterminent l’intégration de cette société paysanne dans le contexte capitaliste, il met en perspective l’évolution historique du modèle et des enjeux qui l’entourent : le paysan, mu par l’idée d’améliorer ses conditions de vie, produit au maximum sans compter son temps de travail et sans s’attribuer de salaire. Cette caractéristique sert les intérêts des industries agro-alimentaires d’aval, qui puisent auprès des paysans une matière première moins coûteuse que si elle avait été produite dans les conditions du salariat. Toutefois, cette dynamique productive encouragée par l’aval de la filière a conduit progressivement à une surproduction agricole en France. Il y a crise dans les rapports régissant la société paysanne et la société qui l’englobe : les plans Mansholt et les lois Pisani témoignent de la solution qui s’élabore : « au lieu de cohabiter côte à côte, le plus fort des deux modes de production phagocyte le second tout entier en lui laissant ses structures qui sont la garantie de la production à moindre coût […]» [Robert, 1986 : 110].

Servolin résout ainsi une des énigmes affrontées par les penseurs marxistes, qui consistait à chercher pourquoi, contre toute attente, le secteur agricole n’avait pas évolué vers une forme de prolétarisation des producteurs, conformément à la dynamique globale des sociétés capitalistes.

Production paysanne et petite production marchande : deux modèles distincts

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Cette interprétation de la spécificité paysanne rejoint, dans le temps et dans l’analyse, un point de vue publié par Tepicht [1973]. Toutefois, Tepicht se refuse pour sa part à assimiler activité paysanne et PPM comme le propose Servolin : « la production du paysan n’est qu’en partie commercialisable, tandis que celle de l’artisan n’a jamais d’autre fin que le marché » [Tepicht, 1973: 18]. La trajectoire historique de l’économie paysanne n’est pas réductible à une dissolution progressive dans le système capitaliste :

« Dans la logique du Capital, conçue dans ses grandes lignes comme la logique de l’histoire elle-même, la simple production marchande n’est que le germe de la production capitaliste. Or il est depuis longtemps impossible de réduire l’économie paysanne à ce rôle, comme d’y voir une simple séquelle du passé précapitaliste, ne serait-ce que parce que l’apogée de son développement se situe après la victoire du capitalisme sur le féodalisme » [Ibid : 18].

Des travaux d’économistes permettent de trancher ce débat. Le recours à des arguments historiques aurait pu paraître d’un secours aisé, puisque Mendras a bâti son modèle avant tout d’après l’analyse (historique comme empirique) de sociétés paysannes insérées soit dans un système assimilable au féodalisme, soit dans un système marchand pré-capitaliste. En revanche, les analyses des sociologues ruraux marxistes, développées dix à quinze ans plus tard, portaient sur des exploitations certes toujours qualifiables de paysannes mais insérées dans un système capitaliste actif et ayant par conséquent développé des modes d’interaction spécifiques, notamment en accroissant la commercialisation de leurs produits [Jollivet, 1974 : 245] : la différence de contexte aurait pu suffire à expliquer la divergence d’analyse. Toutefois, c’est justement la vertu des ruralistes marxistes d’avoir cherché à questionner le mode d’évolution historique de la paysannerie et ses déterminismes : leur point de départ historique est en définitive identique à celui qu’analyse Mendras.

En revanche du point de vue économique les objets observés justifiant de l’une ou l’autre posture diffèrent : Tchayanov comme Malassis bâtissent deux catégories d’exploitations et deux logiques productives, selon leur degré d’intégration au marché. Tchayanov [1990 : 133] distingue ainsi, d’après deux monographies, « l’exploitation paysanne quasi naturelle [qui] constitue un appareil économique isolé, peu lié socialement et économiquement avec le monde extérieur » de « l’exploitation paysanne […] déjà intégrée dans la circulation de l’économie mondiale. » La première satisfait l’essentiel des besoins de la famille grâce à l’auto-consommation de 32 produits différents, 87 % du revenu total est consommé en nature. La seconde n’auto-consomme que 10 produits différents et achète les autres, 60,4 % de la production est vendue, seul le reste est auto- consommé (ce qui reste encore considérable). D’autres monographies rassemblées par l’auteur montrent des situations intermédiaires. Dans la première exploitation, les produits ne sont pas interchangeables, la question de savoir lequel est le plus rentable ne se pose pas : seule compte la satisfaction optimale des besoins de la famille. Dans la seconde exploitation, l’activité productive perd son caractère qualitatif, la quantité devient prioritaire.

Malassis [1958], dans son ouvrage qualifié « d’excellent » par Duby [1977 : 221], distingue lui aussi trois grands secteurs de l’agriculture capitaliste [1958] : subsistance, artisanal ou paysan, capitaliste. Le premier se caractérise par la satisfaction directe des besoins et l’utilisation des disponibilités monétaires pour les besoins immédiats de la famille comme de l’exploitation, la seconde par l’objectif d’obtention de monnaie et la satisfaction directe de certains besoins et par une expansion de l’exploitation par auto-financement. (selon Malassis le secteur capitaliste est fondé sur un plus grand gain monétaire basé sur le calcul économique et sur une expansion de l’exploitation par recours au crédit).

Le modèle de Mendras, du fait du principe d’autonomie qu’il met en avant, évoque surtout la première catégorie d’exploitations ou une catégorie d’exploitations évoluant partiellement seulement vers le second système. Le modèle de la petite production marchande de Servolin évoque un extrême de la seconde catégorie, où l’auto-consommation a presque complètement cédé la place à la commercialisation des produits.

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