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B.2 – Apport épistémologique de la prudence Weberienne, intérêt heuristique de l’idéal-type

Perspective historique, confluences théoriques

II. B.2 – Apport épistémologique de la prudence Weberienne, intérêt heuristique de l’idéal-type

Pour aborder les modalités du récit des faits sociaux (au sens « total » du terme tel que nous l’avons puisé chez Mauss), c’est dans la perspective générale de l’école « compréhensive » de la sociologie que nous avons trouvé inspiration.

La paternité implicite de cette notion d’approche compréhensive revient sans doute à l’historien Wilhelm Dilthey qui, dans un ouvrage de 1883, distingue les méthodes propres aux sciences « de la nature » (que nous reconnaissons aujourd’hui comme sciences dites « dures ») et les méthodes propres aux sciences « de l’esprit » (nos contemporaines « sciences humaines »).

Ces dernières « ont pour originalité d’être signifiantes pour ceux qui les vivent. L’explication – qui revient toujours à les objectiver en recherchant leurs causes – n’est donc pas décisive : il faut s’efforcer de les comprendre, c’est-à-dire de retrouver, de façon intuitive, la situation de l’acteur, par un travail d’intériorisation des comportements qui emprunte beaucoup à la psychologie » [Cuin, Gresle, 1996 : 47].

Selon Dilthey, si le fait technique s’analyse, le fait social se comprend. Dès lors qu’il entreprend de comprendre, le chercheur n’est plus neutre, il entre en interaction avec son objet à travers son positionnement sensible vis-à-vis des faits humains qu’il explore. Revenons un instant à Mauss, commenté par Lévi-Strauss qui souligne « que le fait social soit total ne signifie pas seulement que tout ce qui est observé fait partie de l'observation ; mais aussi et surtout, que dans une science où l'observateur est de même nature que son objet, l'observateur est lui-même une partie de son observation. » [Lévi-Strauss, 1968]

Peut-être extrapolation lointaine, aux sciences sociales, des découvertes d’alors de la physique quantique, ce point de vue de Lévi-Strauss sur le travail de Mauss, qui converge sur ce point avec celui de Weber, appelle à relativiser les résultats de l’observation en fonction de la sensibilité même de l’observateur. Inévitablement, celui-ci mobilise des valeurs personnelles, opère des choix parmi celles-ci lorsqu’il se met en devoir de comprendre une réalité humaine. 25

Jollivet, Marcel, intervention au séminaire « Retour sur la sociologie rurale, genèse, controverses et mutations » – Paris, 14 mars 2007 – INRA – Ladyss – CIHEAM - ARF

Selon Weber, seul ce recours objectif aux valeurs permet de générer un résultat dans le domaine des sciences sociales : il permet au chercheur d’ordonner ses observations du monde empirique.

« La réalité empirique est culture à nos yeux parce que et en tant que nous la rapportons à des idées de valeur, elle embrasse des éléments de la réalité et exclusivement cette sorte d’éléments qui acquiert une signification pour nous par ce rapport aux valeurs. Une infime partie de la réalité singulière que l’on examine parfois se laisse colorer par notre intérêt déterminé par ces idées de valeurs ; seule cette partie acquiert une signification pour nous et elle en a une parce qu’elle révèle des relations qui sont importantes par suite de leur liaison avec des idées de valeur » [Weber, 1904 : 54]

Ce préalable n’interdit pas la rigueur de l’observation et ne disqualifie pas la validité des résultats, loin s’en faut. Au contraire, Weber invite le chercheur à agir avec d’autant plus de conscience, en fouillant en lui-même afin de fournir à son lecteur des informations aussi précises que possible sur son positionnement – sensible – de départ, les tenants de sa problématique et le système d’hypothèses – forcément personnelles – que celui-ci a généré.

Pratiquant ainsi, le chercheur assure davantage de validité à ses résultats car il limite ses conclusions au champ des hypothèses de départ.

Pour Weber, « tout objet empirique est nécessairement construit en fonction d’un point de vue mais cette caractéristique, qui est propre à tout objet de connaissance, ne saurait affecter le caractère objectif du discours tenu sur cet objet dès lors que ce discours est élaboré en respectant les canons de la démarche scientifique » [Cuin, 2000 : 112]

Notre travail est né de ce propos : divers points de vue gouvernent l’appréhension de la paysannerie polonaise. Le mode d’évaluation de ses « performances » est très variable selon le point de vue adopté. Chacune des méthodes d’évaluation n’en reste pas moins honnête scientifiquement, même si les résultats obtenus sont potentiellement contradictoires. Simplement, le résultat de l’évaluation de ces performances paysannes doit être énoncé en rappelant systématiquement le point de vue qui l’a justifié (c’est malheureusement loin d’être toujours le cas…). Aucun résultat n’est « vrai » ou « faux » ou plutôt, tous sont sans doute « vrais » dans la perspective adoptée par leur auteur.

Le débat portant sur la validité de chaque point de vue semble alors stérile, il évoque trivialement un dialogue de sourds faute de langage commun. C’est à la source qu’il faut remonter, à la confrontation des points de vue justifiant les diverses évaluations (contradictoires) des faits.

Notre projet de « dialogue de normes » est né de cette perspective weberienne. Elle est finalement rassurante parce qu’elle barre la route aux controverses stériles et ouvre le débat à l’infinité des points de vue. Elle crée la possibilité d’une médiation politique entre divers points de vue sur un même objet.

La production d’idéaux-types est caractéristique de cet aspect de la méthode weberienne. Sélectionnant les faits qui lui paraissent significatifs, le chercheur en sciences sociales les agrège non en modèles stables – comment le social, fait historique, en mouvement, pourrait-il être stable et reproductible dans les conditions de l’expérience ? – mais sous forme d’un récit ordonné, conceptuel ; Ce récit s’attache à mettre en exergue les caractères les plus significatifs de l’activité sociale étudiée et les effets de cette activité.

Weber propose cette définition des idéaux-types :

« Ils présentent une série d'événements construits par la pensée qu'on retrouve très rarement avec leur pureté idéale dans la réalité empirique et souvent pas du tout mais qui d'un autre côté, parce

que leurs éléments sont pris à l'expérience et seulement accentués par la pensée jusqu'au rationnel, servent aussi bien de moyens heuristiques à l'analyse que de moyens constructifs à l'exposé de la diversité empirique »[Weber, 1951 : 396-397]

Construire un idéal-type consiste à relever des traits, des phénomènes, puis à les présenter en y mettant de la cohérence. La fécondité du choix des faits soulevés, de leur capacité à faire découvrir des choses inaperçues jusque là, guident la construction du chercheur. L’idéal-type ne prétend pas restituer les faits dans leur vérité : sa valeur est heuristique, il donne à penser, il permet de comprendre (par l’appropriation sensible des faits), il permet d’expliquer (en mettant en lumière des causalités, dans les limites de validité axiologique soigneusement définies par l’observateur au moment initial de sa recherche). Remarquons que Weber permet de dépasser le dualisme de l’approche de Dilthey et de caractériser la démarche à la fois compréhensive et explicative qui distingue les sciences sociales des sciences de la nature comme de celles de l’esprit.

Il est utile de s’arrêter un instant sur les notions respectives d’idéal-type et de modèle professionnel (agricole) : toutes deux relèvent d’une construction intellectuelle, d’une forme de modélisation de la réalité qui ne peut être confondue avec la réalité elle-même mais qui propose un récit organisé de cette réalité. La distinction qui s’établit est peut-être avant tout disciplinaire, la première notion étant initiée et appropriée surtout par les sociologues, la seconde par les agronomes, économistes et sans doute par le domaine politique. Quelques distinctions plus subtiles peuvent en outre marquer une frontière relative : le modèle professionnel serait fondé davantage sur des données techniques, l’idéal-type sur une articulation en récit d’un ensemble de faits appréhendés comme avant tout sociaux. L’usage de l’un ou l’autre terme fait référence à leur mode d’élaboration : l’idéal-type renvoie à la méthode weberienne fondée sur l’approche compréhensive des faits, elle insiste sur le rôle du chercheur comme vecteur du récit. La modélisation d’une réalité agricole (paysanne ici) conduirait le chercheur à s’effacer davantage devant les faits qu’il tente d’agréger.

Dans la construction que nous nous apprêtons à exposer, le recours à l’agrégation de données chiffrées et au récit des faits techniques, occupe une place centrale qui aurait pu justifier le recours à la seule notion de modèle agricole. Toutefois, le fait de se pencher sur les interactions entre ces faits techniques et l’organisation sociale et le fait de tenter de proposer un récit organisé de l’ensemble auquel nous avons pris part de manière « sensible », « compréhensive » et relativement distanciée invite à maintenir le choix du terme d’idéal-type.

C’est plus loin dans la démarche d’exploitation des résultats que, toujours selon Weber, réside le principal péril de cette posture épistémologique. La valeur de l’idéal-type est conceptuelle, heuristique et ne doit en aucun cas être confondue avec le vrai, en opérant une réification du modèle : glisser vers la personnification de la notion de classe sociale, en l’érigeant en entité sociale vraie, comme Weber accuse Marx de l’avoir fait, par exemple, ne constitue pas seulement un danger théorique. C’est et nous pensons que le danger est réel, politiquement que l’effet de tels glissements peut être dévastateur : une entreprise politique peut à tout moment être tentée de se légitimer en prenant pour « vrais » - au sens d’uniques, d’indiscutables – des résultats proposés par les sciences sociales pourtant conçus dans le cadre de valeurs et d’hypothèses précises (et ne reflétant forcément que très partiellement l’incommensurabilité de la réalité empirique) ouvrant ainsi la porte aux dérives totalitaristes. Cuin donne pour mémoire l’ouvrage de Karl Popper, Misère de l’historicisme [1944]26, dédié, illustration terrible de ce propos, à la

mémoire de ceux « qui succombèrent, victimes de la croyance fasciste et communiste en des lois inexorables de la destinée historique » [Cuin, 2000 : 113]

C’est là que se situe la valeur de cet apport de Weber qui nous conduit à privilégier son approche :

« La démarche de « rapport aux valeurs » (Wertbeziehung) proposée par Weber a justement pour but de permettre au sociologue, dans un même mouvement, de mettre au jour et d’expliciter les tenants axiologiques de son entreprise et ainsi, au lieu de tenter vainement de les annihiler, d’en contrôler les effets sur la connaissance produite – c’est-à-dire de ne jamais oublier de considérer que cette connaissance, toute objective qu’elle soit, est connaissance partielle et abstraite d’un phénomène construit en fonction d’une perspective particulière parmi bien d’autres (en fait : une infinité) possibles » [Cuin, 2000 : 114]

C’est parce que, loin d’ériger les observations en « vérités », cette approche autorise au contraire un dialogue infini entre approches scientifiques elles aussi inépuisables et, autorisons nous le mot, le dialogue entre normes (au sens des « valeurs » de Weber) que cette manière de procéder nous parait la seule légitime dans une perspective démocratique27. Reprenons à notre compte, pour conclure provisoirement cette perspective, cet

engagement emblématique du positionnement de Weber dans la période historique qui marqua ses travaux :

« Une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu’il doit faire mais seulement ce qu’il peut et – le cas échéant – ce qu’il veut faire. » [Weber, 1904 : p.124]

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