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Le modèle paysan polonais et ses trajectoire

IV. A.2.a Baux précaires

Lorsqu’on les invite à présenter leur exploitation, les paysans omettent en général de mentionner les surfaces dont ils bénéficient par l’intermédiaire de ces baux informels : ce comportement peut s’expliquer soit par le réflexe de discrétion qui permet de protéger propriétaire comme locataire de contrôles fiscaux gênants, soit par une vision patrimoniale qui privilégie la présentation de la propriété réelle, assurée, de la famille lorsqu’un visiteur s’enquiert de la structure de l’exploitation.

La nature précaire de ces contrats de fermage, « baux en gueule » selon une expression recueillie lors d’un entretien exploratoire en Podlasie en 2003, s’explique par la valeur patrimoniale de la terre agricole en Pologne, martelée lors des entretiens : à tout moment, il faut pouvoir reprendre les terres en cas de disette, de chômage, de crise politique… ou de désaccord.

[K1] L’entrepreneur vient quelques heures par an avec la moisonneuse-batteuse : c’est un troc, je lui prête 1,5 ha de pré en échange. L’exploitation vient de mes parents. Ils avaient 8 à 10 têtes de bétail. J’ai toujours leurs 14 ha en propriété. Quand ma femme est partie travailler à Bruxelles, je voulais d’abord garder la ferme pour mes enfants mais c’est devenu difficile, mon fils préfère un autre métier. Je prendrai la préretraite dans 3 ans et je laisserai la ferme. J’ai donc laissé 7 ha en location à un voisin qui exploite déjà 30 ha. Il n’y a pas de location officielle : c’est un accord amiable. Il me verse 1000 zł par an (250 euros). Maintenant la terre est devenue très précieuse car il va y avoir l’aide unique à l’exploitation versée par l’Union Européenne. Ceux qui produisent mieux prennent en location les terres des plus petites fermes.

[S8] J’ai 24 hectares en propriété, 15 hectares loués au parc régional de Wielkopolska et 11 hectares loués au voisin. Les gens âgés se séparent des terres en grand nombre car les jeunes ne sont pas intéressés. Les vieux vendent la terre et gardent la maison. Moi je n’ai pas eu de mal à trouver cette terre à louer, car mon propriétaire attend une opportunité de vente pour cette surface. Mon propriétaire reçoit les aides européennes et moi je paye seulement les impôts fonciers et j’exploite la terre. Je suis assez content parce que l’aide ne représentait que 500 zł/ha la première année, cela reste équivalent avec le prix du fermage. Il n’y a pas de bail écrit, donc on peut le revoir plus tard éventuellement si l’aide européenne augmente.

Ainsi, non seulement la terre ne se vend qu’en ultime recours mais encore les baux ne se fixent qu’à l’année, afin de permettre un retour rapide sur l’exploitation de la famille du propriétaire le cas échéant.

L’échantillon (certes purement indicatif mais à notre sens assez convainquant) constitué par nos entretiens procure les résultats empiriques suivants (tableau 4, tableau 5) :

Références des entretiens Surface en propriété Surface réellement exploitée Différentiel K1 14 11 - 3 Z1 1,28 1,28 0 Z3 5,35 5,35 0 Z6 3,2 1 - 2,2 K2 5,65 3,15 - 2,5 K13 9,83 11,83 2 D6 8,54 8,54 0 D7 11 11 0 S3 6 2,25 -3,75 S5 3 3 0 S7 3,5 2,5 -1 Moyennes 6.5 5.5 - 1

Tableau 4 : Exploitations sans activité productive ou avec une activité productive quasi-limitée à l’autoconsommation familiale

Référence des entretiens Surface en propriété Surface réellement exploitée Différentiel

K3 17,47 20,47 3 K4 10,5 15,5 5 K8 15 20 5 K12 25,2 25,2 0 K14 11 11 0 Z5 5,12 5,12 0 K11 18 22 4 K15 15 20 5 Z4 5 20 15 D4 8,9 8,9 0 D8 7,9 7,9 0 S2 5,27 24,27 19 S4 11 11 0 K5 34 43 9 K6 21,93 22,42 0,49 K9 15 15 0 Z2 4,2 4,2 0 S6 12 12 0 S1 11,2 11,2 0 K7 22 27 5 K10 9,5 17,5 8 Z7 3 15 12 Z8 6 6 0 D2 34 50 16 S8 39 50 11 S9 21 30 9 S10 37 40 3 Moyennes 15,4 20,4 4,9

En anticipant sur la suite de cette seconde partie, au cours de laquelle nous proposerons et analyserons des catégories de trajectoires d’exploitations, il est possible de comparer deux sous- catégories d’exploitations : d’une part les exploitations présentant une stratégie productive relativement intensive en travail et/ou en capital ; d’autre part les exploitations présentant une moindre activité, soit parce qu’elles opèrent un repli temporaire, la main d’œuvre familiale se tournant vers d’autres activités qui l’occupent davantage, soit parce qu’elles ont opté pour des stratégies de production visant surtout à satisfaire les besoins alimentaires de la famille (« exploitations de semi-subsistance »). Au cours de ces entretiens, nous n’avons cherché à

rencontrer que des exploitants déclarant ouvertement vouloir poursuivre leur activité agricole : même dans la première catégorie, constituée par les exploitations « patrimoniales », qui se tiennent en retrait de l’activité productive, cette situation doit être interprétée comme provisoire, au moins dans le souhait des familles.

Le tableau 5 montre que 16 exploitations de cette catégorie « plus productives » sur 27 disposent de surfaces cédées en bail précaire, annuel, par des exploitations voisines, soient plus de la moitié d’entre elles. Sans accorder à ce résultat de valeur statistique à l’échelle nationale, on peut tout de même noter que les exploitations les plus actives ont accru en moyenne de plus de 20 % leur SAU officielle. Autrement dit la SAU publiée dans les registres statistiques nationaux sous-estimerait, selon ce résultat très partiel, de plus de 20 % la surface réellement exploitée par les structures paysannes les plus actives lorsque l’on ignore les surfaces obtenues grâce aux baux précaires

[Z7] Nous avons 15 hectares de terres arables, nous ne sommes propriétaires que de 3 hectares. Le reste est loué. Nous avons 5 propriétaires. Les propriétaires ont un travail : usine, mine de charbon à 30 ou 40 km d’ici, conducteur de bus, retraité… Nous sommes seulement trois paysans avec ce genre de surface dans le village, les autres ont de toutes petites surfaces.

[D1] Nous louons 10 hectares. Les impôts ont baissé. Nous payons le fermage en grain. Le propriétaire était paysan, maintenant il est retraité. Quelques fois, il ne veut pas de grain, nous lui donnons de l’argent. Je ne sais pas ce qu’il fait du grain. En ce moment, il vaut mieux vendre des porcs que du grain mais le prix du grain est plus stable que celui du porc. Nous payons 2 quintaux de blé/hectare pour le fermage. Cela dépend du prix du grain. Les gens ne veulent pas vendre leur terre, elle est chère. C’est difficile aussi de louer.

[S7] Nous avons 3,5 hectares en propriété et 2,5 hectares en location depuis 19 ans. Le propriétaire est mort. Nous ne payons que la taxe foncière pour ces terres. Personne ne réclame les terres car il n’y a pas de papier d’héritage et on ne sait pas qui est le propriétaire. Il n’y a pas de problème pour les aides européennes, on peut les avoir à condition que le propriétaire ne les demande pas. Ces 2,5 hectaressont une partie de la surface de ces gens qui sont morts. Il y a d’autres « locataires ».

En revanche, parmi les exploitations les moins productives au moment de l’entretien, cinq exploitations sur 12 n’exploitent pas la totalité de la surface agricole dont elles sont propriétaires. Encore n’avons-nous pas consacré nos entretiens à la catégorie d’exploitations se déclarant explicitement en cessation d’activité mais qui maintiennent leur existence juridique, le plus souvent pour des raisons patrimoniales : nous pensons que cette dernière catégorie d’exploitation constitue le vivier le plus important de transfert informel de terres à travers le phénomène des baux précaires, sans que le phénomène ne soit apparent dans les statistiques nationales qui ne prennent en compte que les surfaces en propriété ou faisant l’objet d’un bail formalisé.

Ces observations contre-disent partiellement le point de vue selon lequel la situation agricole polonaise se caractériserait par une très grande inertie foncière. Cette observation est juste si l’on s’intéresse aux ventes de foncier, restreintes dans le pays. La mobilité foncière est au contraire importante grâce au recours aux baux informels, qui procurent une grande souplesse structurelle à l’échelle micro-locale.

Nous en tirons deux conclusions :

- Les données statistiques basées sur la déclaration des surfaces en propriété ou en bail formel gonflent à notre avis les catégories de très petites exploitations (inférieures à 5 ha). Certaines d’entre elles ne sont que partiellement actives, avec un foncier exploité dans la réalité par des exploitations voisines, elles-mêmes plus actives, grâce à ces baux provisoires. D’une

certaine manière, par l’intermédiaire de ces transactions informelles, les restructurations attendues lors de l’entrée dans l’économie de marché ont bel et bien eu lieu ou sont en cours, quoique de manière discrète et sous une forme inattendue.

- Ce premier élément de conclusion doit immédiatement être modéré par le second : s’il y a bien transfert de terres et avec elles transfert de capacité productive et d’une certaine façon restructurations, ces transferts sont provisoires, réversibles. Parmi les exploitations que nous avons classées « moins productives », plusieurs ont le projet de relancer la production lors de l’installation d’un descendant. D’autre part et surtout, parmi les exploitations les plus « productives » (tableau 5), plusieurs ont récemment connu des phases de repli, puis de relance, au moment de l’installation d’un descendant.

Ces baux précaires se situent par conséquent au cœur de la dynamique de survie

de ces exploitations : supports de déformation adaptative des exploitations en ralentissement (provisoire), ils permettent aussi la relance de la production en moins d’un an ou deux lorsque les circonstances familiales sont plus favorables (retour volontaire d’un jeune pour reprendre l’exploitation familiale après une phase consacrée à d’autres activités par exemple) ou que le contexte économique l’impose (chômage d’un jeune par exemple).

Il est courant d’évoquer, d’après les statistiques du GUS, les très nombreuses micro- exploitations polonaises supposées presque uniquement consacrées à l’auto-consommation familiale. Une part d’entre elles n’a sans doute d’existence que statistique du fait des modalités de déclaration fiscale et de calcul mais seraient en pratique données en fermage afin d’agrandir des exploitations voisines. Il est dommage qu’à l’échelle nationale, l’ampleur du phénomène des baux précaires ne puisse être évalué statistiquement.

Les surfaces données en fermage ne correspondent pas toujours à un renoncement à la production de la part des propriétaires : le recours aux baux précaires ne doit en cela pas être assimilé à un phénomène de pure et simple restructuration foncière. Si, dans certains récits familiaux, il parait clair que le propriétaire ne reprendra pas son activité productive, la question se pose lors de l’entrée dans la vie active de la génération suivante : l’attachement patrimonial, une situation de chômage, la volonté des parents de bénéficier de la nouvelle mesure européenne de préretraites (ce qui impose la transmission de l’exploitation), peuvent ramener un des enfants sur les terres familiales, entraînant la rupture du bail. Pour cette raison, si la terre se loue en Pologne, elle ne se vend qu’en dernier recours.

En ce qui concerne les surfaces louées, il semblait nécessaire de formaliser officiellement le bail afin de percevoir les aides européennes pour cette partie de l’exploitation, selon les règles

énoncées lors de la première année de constitution des dossiers. En pratique, cette règle semble avoir été assouplieou en tous cas détournée, sans doute compte tenu des difficultés administratives créées : si une certaine confusion régnait lors de la première année de mise en œuvre des aides, un consensus semblait s’être établi par la suite. Les paysans avaient adopté pour

modus vivendi de veiller à ne pas déclarer en double les surfaces louées pour percevoir les aides

européennes, à la fois de la part du propriétaire et du locataire : soit le propriétaire foncier voulait percevoir les aides européennes pour les surfaces cédées en location, il n’exigeait alors pas de fermage et le locataire se contentait de s’acquitter des impôts fonciers. Soit le locataire-exploitant percevait des aides qui lui semblaient légitimes compte-tenu de son travail productif, il s’acquittait alors du fermage et des impôts fonciers, que le bail soit ou non officiellement formalisé.

[K12] L’usage de ce pré est source d’entraide avec un copain. Mon copain utilise le pré (0,75 hectares), il ne me paye pas mais moi je touche les aides européennes pour ce pré. S’il y a un contrôle il n’y aura pas de problème car ce copain n’a pas demandé les aides pour cette parcelle. Nous vivons en bonne entende en tant que voisins donc il n’y aura pas de source de bizarrerie qui pourrait occasionner un contrôle européen. Un tel contrôle serait fâcheux car moi, propriétaire, je n’ai pas de vaches, cela paraîtrait bizarre que je touche des aides pour ce pré. Par contre, quand nous nous rendons service en plus, nous payons : par exemple, quand il vient me faire les round-baller39, je le paye 5 zł/round-baller parce que les bons comptes font les bons amis.

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