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C.4 Une énigme apparente : la poursuite relative du « gel des structures » dans le contexte libéral de transition

Perspective historique, confluences théoriques

III. C.4 Une énigme apparente : la poursuite relative du « gel des structures » dans le contexte libéral de transition

Le propos libéral soutient que, dès lors que s’exerce une situation de concurrence et d’accès libre aux marchés (des produits, des intrants et du travail), les structures les plus compétitives dominent rapidement le paysage économique, après abandon de la production par les structures les moins solides économiquement. Selon cette logique, en mobilisant les indicateurs classiques de la performance économique de la pensée libérale, tels que la durée de retour sur investissement ou le bénéfice net dégagé par l’activité évaluée, les petites exploitations familiales polonaises n’avaient guère de chance de survie dès lors que s’instaurait en Pologne une économie libérale.

Nombre de publications, au cours des premières années suivant les changements politiques de 1989, annonçaient des changements structurels rapides dans le pays, une « fin des paysans » ouvrant la voie des grandes exploitations intensifiées et spécialisées caractéristiques des sociétés industrialisées. Avant même ces changements politiques, Maurel semblait annoncer le caractère inéluctable de ce mouvement, évoquant « l’évolution amorcée vers une lente mais inexorable dépaysannisation » [1988 : 233]

Pourtant, quinze ans plus tard, Maurel, Halamska et Lamarche publient « Le repli paysan, trajectoire de l’après communisme en Pologne », ouvrage mettant en évidence notamment la stabilité des plus petites structures au cours de ces quinze années. La réalité prend à revers les éléments de discours libéraux selon lesquels ces petites exploitations, peu technicisées et peu spécialisées, doivent disparaître rapidement conformément aux lois du marché qui favorisent les exploitations les plus « compétitives ». La situation polonaise impose de repenser ce registre d’analyse pour comprendre la trajectoire structurelle de l’agriculture du pays.

En effet, au cours de la période 1989-2003, close par l’entrée du pays dans l’Union européenne, les petites exploitations familiales se sont globalement maintenues au-delà de toute attente dans le pays, les plus petites catégories de tailles d’exploitation accroissant même leur effectif (tableau 3).

D’après les auteurs, si les plus petites exploitations se sont retirées du marché, elles n’ont pas pour autant renoncé à leur activité de production. Ainsi, chaque catégorie de taille d’exploitation reste relativement stable, malgré un repli en effectif des exploitations de taille intermédiaire (2 à 10 ha), en faveur des très petites exploitations et des exploitations de plus de dix hectares. Les premières conservent ainsi une vocation au moins patrimoniale et éventuellement vivrière pour leurs propriétaires, qui complètent leur revenu par des activités salariées d’une partie des membres de la famille ou par des revenus sociaux. Les secondes relèvent éventuellement de stratégies de survie similaires, ou, selon la taille de la famille et le profil productif de l’exploitation, parviennent à procurer l’ensemble du revenu familial.

Nous reviendrons en détail dans notre deuxième partie sur les motivations, sociales, économiques, identitaires, de ces familles pour préserver coûte que coûte leur activité productive sur ces exploitations et plus finement sur les stratégies économiques qu’elles mettent en œuvre.

Années d’exploitationsNombre 1 à 1,99 ha en % 2 à 4,99 ha en % 5 à 9,99 ha en % 10 à 14,99 ha en % 15 ha et + en % 1990 2 138 000 17,7 35,1 29,8 11,3 6,1 1995 2 048 000 21,0 33,7 26,6 10,7 8,0 2000 1 881 000 23,8 32,6 23,8 9,9 9,9 Evolution en 10 ans - 25 000 (- 12 %) + 6,1 - 2,5 - 6 % - 1,4 + 3,8 Années SAU en ha 1 à 1,99 ha en % 2 à 4,99 ha en % 5 à 9,99 ha en % 10 à 14,99 ha en % 15 ha et + en % 1990 13 399 800 4,2 18,7 34,5 22,4 20,2 1995 13 819 900 4,7 17,1 28,1 19,1 31,0 2000 13 510 300 4,8 14,7 23,6 16,6 40,3 Evolution en 10 ans + 110 500 (+ 0,8 %) + 0,6 % - 4 % - 10,9 - 5,8 + 20,1

Tableau 3 : Les exploitations agricoles individuelles selon la taille en % (1990 – 2000) Source : Rolnik statisticzny rolnictwa 2001, GUS, 2002 p. 27, d’après Maurel et ali., 2003 : 61

Dans l’immédiat, force est de constater la stabilité incomparable de ces structures d’exploitations familiales depuis leur mise en place au cours des deux grands processus de réforme agraire du pays, au cours des aléas politiques de la période de socialiste, puis au cours de la période de transition marqué par un contexte libéral assez peu régulé en matière d’agriculture. Parler de résistance gomme à notre avis la capacité d’adaptation, de déformation/recomposition de ces exploitations en fonction du contexte. C’est pourquoi nous avons adopté le terme de résilience. L’Histoire offre une première possibilité d’argumentation dans ce sens, qui converge avec les dynamiques pressenties aux cours de nos entretiens.

Les paragraphes qui suivent dans notre développement proposent de poursuivre l’exploration des mécanismes techniques et micro-économiques qui, à l’échelle de chaque exploitation, permettent, au fil du temps et des contextes politiques mouvants, de pérenniser ces petites ou moyennes structures familiales.

La convergence entre les propos collectés récemment sur le terrain et la trajectoire structurelle homogène, fondée sur un propos identitaire fortement inscrit historiquement dans les luttes politiques, permettent de conclure avec une relative certitude à l’existence en Pologne d’un référentiel commun de ce que peut et doit être l’agriculture paysanne dans le pays. Que ce référentiel soit flou ou précis, fluctuant ou fixe, réel ou fantasmé importe

peu : la puissance et la transversalité de son évocation, d’une région à l’autre, d’une époque à l’autre, justifie de pousser plus avant sa description. Nous avons cherché à le faire à l’échelle d’une exploitation, telle qu’elle peut se penser théoriquement lorsqu’il est fait référence à ce modèle consensuel. Précisons à nouveau la valeur de cet l’idéal-type : il ne s’agit en rien de l’exploitation-type, figée mais de règles consensuelles déterminant des dynamiques d’organisation et d’ajustement. Ces règles sont valides à l’échelle nationale. Leur contenu peut sans aucun doute être complété.

La mise en ordre des observations qui suivent s’est organisée en trois étapes. Dans un premier temps, nous avons accumulé des observations aussi nombreuses et précises que possible, au cours du premier tiers de nos entretiens approximativement. Afin d’être tout à fait honnête, il importe de préciser ici que l’intuition de ce modèle s’est amorcé au cours de la quarantaine d’entretiens exploratoires menés dans les quatre voïvodies choisies pour les terrains de thèse. Ainsi, les observations réellement accumulées pour bâtir ce modèle ont essentiellement porté sur les quarante entretiens de DEA et sur les quinze premières monographies de thèse réalisées à Knyszyn, soient cinquante-cinq exploitations.

Ces premières informations ont laissé émerger des constantes, que les entretiens suivants ont permis, dans un second temps, soit de confirmer, soit de préciser : Les vingt-six monographies suivantes bâties en cours de thèse ont constitué la phase de précision du modèle. Ces entretiens dans les trois autres voïvodies explorées ont permis de mettre en évidence certains variants, qui n’ont pas vraiment infirmé le modèle en cours de construction mais ont explicité certains de ses facteurs de variation (sociaux, régionaux…). En cela, ce modèle idéal-typique est à la fois constant et plastique. Au cours des derniers entretiens, nous avons surtout cherché à confirmer la validité du modèle bâti et particulièrement à mieux cerner les facteurs susceptibles de le faire varier. En particulier, nous nous sommes risqués à énoncer certaines constantes de fonctionnement que nous pensions avoir comprises, afin d’obtenir le commentaire de notre interlocuteur paysan.

La construction intuitive de ce modèle laisse bien des pistes ouvertes en terme de recherches, qu’elles soient conduites avec la même approche monographique afin de préciser certains aspects, soit grâce à une approche statistique permettant de mettre en évidence par exemple des corrélations entre les éléments du modèle, afin de le confirmer ou de le reprendre.

Il nous fallut d'abord, pour entrer dans cette ville, payer l'impôt du visage. Henri Michaud, Ecuador, 1929

« Car il y a deux voies possibles qui procurent l’abondance : on peut « aisément satisfaire » des besoins en produisant beaucoup ou bien en désirant peu. La conception qui nous est familière, celle de Galbraith, est fondée sur des hypothèses plus particulièrement adaptées à l’économie de marché : les besoins de l’homme sont immenses, voire infinis, alors que les moyens sont limités, quoique perfectibles : on peut réduire l’écart entre fins et moyens par la productivité industrielle, au moins jusqu’à ce que les « besoins urgents » soient pleinement satisfaits. Mais il y a aussi une voie « Zen » qui mène à l’abondance, à partir de principes quelque peu différents des nôtres : les besoins matériels de l’homme sont finis et peu nombreux et les moyens techniques invariables, bien que, pour l’essentiel, appropriés à ces besoins. En adoptant une stratégie de type Zen, un peuple peut jouir d’une abondance matérielle sans égale – avec un bas niveau de vie. »

Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance, 1972 :38

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