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L’INTERTEXTUALITÉ, VARIANTE DE LA

II. L’intertextualité, variante de la polyphonie

II.2. La peste d’Albert Camus : un modèle d’intertextualité

II.2.6. La mise en abyme

Au milieu de son roman, dans la quatrième partie de La peste, Camus propose une pause en imaginant une scène dans un opéra. Son narrateur utilise les notes de Tarrou pour relater un épisode auquel il attache une importance particulière, puisqu’il restitue à peu près l'atmosphère difficile de cette époque. Dans cette partie du roman, le narrateur s’attache à décrire l’apogée de l’épidémie et la fatigue des personnages après des mois de lutte contre la maladie. Il évoque plus particulièrement une scène qu’il a lue dans les carnets de Tarrou et une soirée qu’il a passée à l’opéra avec Cottard; il s’agit de la représentation du mythe d’Orphée et

Eurydice , l’œuvre de Gluck, qui résonne dans la salle municipale, chaque vendredi

L'expression utilisée dans le sens sémiologique remonte à André Gide, lequel note dans son Journal en 1893 :« J'aime assez qu'en une œuvre d'art on retrouve ainsi transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre par comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, à mettre le second en abyme. »

Le mythe d’Orphée : Le plus célèbre opéra de Christoph Willibald Gluck : Eurydice, la femme d’Orphée, est morte et Orphée décide de descendre aux Enfers pour la rechercher. Il obtient la permission d’aller la chercher à la condition de ne pas tenter de la regarder avant qu’ils soient

depuis plusieurs mois du fait que les comédiens ne peuvent plus quitter Oran. L’opéra représenté évoque une histoire dans la grande Histoire de la peste qui règne sur la ville d’Oran. Ce qui confirme encore une fois la représentation par mise en abyme de La peste. L’extrait qui suit l’illustre :

Ils étaient allés à l'Opéra Municipal où l'on jouait l'Orphée et Eurydice. Cottard avait invité Tarrou. Il s'agissait d'une troupe qui était venue, au printemps de la peste, donner des représentations dans notre ville. Bloquée par la maladie, cette troupe s'était vue contrainte, après accord avec notre Opéra, de rejouer son spectacle, une fois par semaine. Ainsi, depuis des mois, chaque vendredi, notre théâtre municipal retentissait des plaintes mélodieuses d'Orphée et des appels impuissants d'Eurydice. (…).

Pendant tout le premier acte, Orphée se plaignit avec facilité, quelques femmes en tuniques commentèrent avec grâce son malheur, et l'amour fut chanté en ariettes. La salle réagit avec une chaleur discrète. (…)

Il fallut le grand duo d'Orphée et d'Eurydice au troisième acte (c'était le moment où Eurydice échappait à son amant) pour qu'une certaine surprise courût dans la salle. Et comme si le chanteur n'avait attendu que ce mouvement du public, ou, plus certainement encore, comme si la rumeur venue du parterre l'avait confirmé ,en ce qu'il ressentait, il choisit ce moment pour avancer vers la rampe d'une façon grotesque, bras et jambes écartés dans son costume à l'antique, et pour s'écrouler au milieu des bergeries du décor qui n'avaient jamais cessé d'être anachroniques mais qui, aux yeux des spectateurs, le devinrent pour la première fois, et de terrible façon. Car, dans le même temps, l'orchestre se tut, les gens du parterre se levèrent et commencèrent lentement à évacuer la salle, d'abord en silence comme on sort d'une église, le service fini, ou d'une chambre mortuaire après une visite, les femmes rassemblant leurs jupes et sortant tête baissée, les hommes guidant leurs compagnes par le coude et leur évitant le heurt des strapontins. Mais, peu à peu, le mouvement se précipita, le chuchotement devint exclamation et la foule afflua vers les sorties et s'y pressa, pour finir par s'y bousculer en criant. Cottard et Tarrou, qui s'étaient seulement levés, restaient seuls en face d'une des images de ce qui était leur vie d'alors : la peste sur la scène sous l'aspect d'un histrion désarticulé et, dans la salle, tout un luxe devenu inutile, sous la forme d'éventails oubliés et de dentelles traînant sur le rouge des fauteuils. (p. 241- 242- 243- 244)

La lecture personnelle de l’extrait s’effectue à plusieurs niveaux.

De prime abord, elle nous amène à considérer ce passage par rapport à sa perception plus globale de l’œuvre : la soirée de représentation de la pièce d’Orphée

et Eurydice constitue un moment significatif et marquant. Les trois paragraphes de

remontés en plein jour. Orphée ne peut résister et se retourne, condamnant Eurydice à demeurer aux Enfers éternellement.

l’extrait traduisent une dramatisation qui éclate avec la mort sur scène du chanteur

Orphée, et offrent différents niveaux de lecture. La mise en abyme se perçoit dans ce

récit au moment où Orphée ses épare de sa bien aimée Eurydice, après qu’elle ait succombé à une morsure de vipère . Ce qui nous permet de mettre en parallèle avec ce mythe la rupture et la réclusion douloureuse entre les habitants d'Oran et leurs familles à cause de l’épidémie. Bloquée par la maladie, cette troupe s'était vue

contrainte, après accord avec notre Opéra, de rejouer son spectacle. Dans les deux

cas, des êtres sont séparés de ceux qui leur sont chers.

En venant à l’opéra, les habitants d'Oran recherchent l'oubli, au moins momentané, du fléau qui les accable. Ils assistent au spectacle d’Orphée et Eurydice de Gluck, dans lequel l'entrain et la légèreté dominent sur le tragique. Néanmoins, ils se retrouvent face aux douleurs diverses éprouvées la maudite mort qui atteint Eurydice : Orphée se plaignit avec facilité (…) c'était le moment où Eurydice

échappait à son amant. Ainsi, on reprend ici, par cette séparation entre Orphée et Eurydice, le thème de la séparation des amants, que vivent les oranais depuis la

fermeture des portes de la ville. La scène est donc l’image de ce que vivent plusieurs couples, évoqués comme les séparés ou les exilés dans le roman.

Ainsi, les premiers signes du déchaînement de la maladie se confondent avec l’interprétation lyrique : Orphée se plaignit, des tremblements, un léger excès de

pathétique, gestes saccadés. Ces manifestations apparaissent dans les deux premiers

actes. Le narrateur peut, à posteriori, les relire : c’est à peine si on remarqua, qui n’y

figuraient pas, qui lui échappèrent, mais sur le moment le public est loin de se douter

qu’il assiste à l’agonie du chanteur, et non à la déclamation d’Orphée. L’assaut final de la peste est traduit dans le 3ème paragraphe : avancer vers la rampe d’une façon

grotesque, bras et jambes écartés (ces termes sont également employés dans la

description de l’agonie de l’enfant Othon), pour s’écrouler, de terrible façon. Le corps de l’acteur a cédé sous la violence de la maladie, en une progression suivant

Dans le mythe, Orphée revient dans le monde des hommes sans Eurydice, morte deux fois. Il survit ainsi à sa femme, inconsolé, et chante son désespoir et sa peine.

imperceptiblement d’abord celle de l’interprétation, avant de briser toutefois l’illusion théâtrale.

Également, le thème de la mort est mis en abyme : dans la tentative d’oublier et de fuir la Mort (M) qui domine la ville à cause de la peste, les spectateurs se trouvent face à la mort (m) de l’acteur /chanteur sur scène par la même raison , et donc à la mort d’Orphée. En effet, cette mort d’Orphée modifie le cours du mythe : il n’est plus de voix, plus de chant possible pour exprimer la douleur . Elle symbolise la destruction et l’achèvement du mythe qui est par définition, traditionnel et naturel, indestructible et immortel. (Dans la Mort de la population on se retrouve face à plusieurs morts : celle de l’acteur réel, d’Orphée, et même du mythe au sens propre du terme).

L’agonie de l’acteur sur scène concrétise bel et bien le thème de la séparation et irruption du réel dans la fiction. En d’autres termes, cette mort en pleine représentation correspond à une irruption de la peste sur scène. Alors que les Oranais tentent de trouver un moment de distraction à l’opéra, ils sont rattrapés par la réalité de l’épidémie. La peste cause la mort du chanteur, au moment même où Eurydice échappe à son amant, le saccage est absolu, la mort règne en maître. L’acteur semble d’ailleurs sortir de l’espace scénique au sens propre comme au figuré, car on découvre que l'acteur est atteint par la peste : ainsi, la plainte d'Orphée qui souffre moralement de la perte d'Eurydice constitue le cri de douleur de l'acteur qui souffre physiquement de la maladie dont il est atteint. À la tragédie fictive se substitue tout à coup une tragédie réelle. L’acteur n’est ainsi plus qu’un histrion

désarticulé du fait que l’espace préservé que semblait être la salle de théâtre au début

de l’extrait se révèle également exposé à la peste. Cet opéra, et les conditions dans

Cet opéra est joué par une troupe qui s’est retrouvée « bloquée par la maladie », et qui se trouve « contrainte […] de rejouer son spectacle une fois par semaine ».

Orphée est normalement un intermédiaire entre les Dieux et les hommes : il leur ouvre les portes d’un monde insoupçonné et sait charmer les êtres et les choses. Ici, il ne peut rien contre le mal. La peste rend ainsi tout vain et inutile

lesquelles s’effectue la représentation, offrent un miroir démultiplié aux spectateurs. En second lieu, au récit de cette mort, le lecteur peut donner plusieurs sens symboliques.

Une autre lecture de La peste, confirme que le choix d’Orphée et Eurydice n'est pas dû au hasard et que la mise en abyme est y évidente. Le drame arrivé à Eurydice qui disparut à tout jamais au fond des enfers, le malheur et les plaintes du jeune homme qui demeura inconsolable pendant tout le premier acte, son erreur fatale en se retournant, alors qu’ils, lui et sa bien-aimée cheminaient vers la vie, ainsi que sa punition peuvent être l'image réduite de l'intrigue du roman. En effet, l'opéra ne fait pas penser à l'épidémie de peste à Oran et aux mauvaises solutions face à cette épidémie, mais aussi à Orphée qui a, tout comme les habitants d’Oran, échoué parce qu'il s'est retourné vers le passé, vers ses souvenirs, vers une image faussée, alors qu'il fallait regarder en avant, ne pas se poser de questions et résister à son passé ainsi qu'à ses désirs. Erreur fatale dont l'acteur est frappée alors que dans l'opéra, l'Amour l'aide à survivre. En parallèle, seul l’amour entre les gens de la ville pourrait les aider à dépasser l’épidémie. (p. 316)

Cette séquence comporte en effet des motifs présents de façon récurrente dans le roman. La modalité de la répétition qui est caractéristique du quotidien des oranais depuis le début de l’épidémie : depuis des mois, chaque vendredi. La mise en abyme de la peste et de ses conséquences est ainsi prégnante. Tout de même, le spectacle d'Orphée se joue chaque vendredi depuis le printemps, car les acteurs n'ont pas le droit de quitter la ville depuis la fermeture des portes (ce qui peut expliquer la fadeur de leur jeu). Ces recommencements du même spectacle évoquent tous les autres recommencements du livre : les tentatives de Rambert pour partir ; les efforts des médecins pour vaincre la peste, les tentatives de Grand pour écrire...

Ces extraits montrent l’omniprésence de la peste et représentent le quotidien des oranais, eux-mêmes terrifiés par les ravages de la maladie. Le caractère ravageur de la peste est mis en avant, il tue le mythe, aucun échappatoire ne peut alors être

envisagé. En fuyant la salle, toute une foule fuit la peste. La précipitation montre que les oranais fuient la réalité. Symboliquement l'acteur qui joue Orphée se rapproche à la fin des spectateurs, avance vers la rampe: mouvement qui signifie qu'il est du même monde pestiféré que les spectateurs qui le regardent. Nous pouvons en conclure que le chœur présenté dans la pièce est bel et bien un emprunt au théâtre antique dont il reproduit les mêmes fonctions. Il y a alors mise en abyme, par l'utilisation d'un élément théâtral qui avait disparu des scènes, dans une pièce de théâtre. Plutôt que de mise en abyme, il y a à travers les jeux d'observation des enchâssements , c'est-à-dire que les uns regardent les autres, qui regardent les autres : tout lecteur voit la scène à travers les yeux des spectateurs qui assistent et regardent eux à leur tour dans la salle, le spectacle d’une troupe d’opéra qui joue le mythe d’Orphée. Tarrou a objectivement transcrit la vision et le regard naïf des assistants dans ses carnets dont s'inspire ici le narrateur. Ces personnages qui s'observent (et qui se mettent en scène) sont eux-mêmes observés par le public. Tout ce que l’acteur dit a donc un double destinataire : les habitants d’Oran (spectateurs) mais surtout les lecteurs du roman.

À travers tout le texte, on peut parler de ces scènes dans lesquelles des personnages observés, en observent d'autres. Le jeu de l'observation renvoie donc directement à la spécificité de la mise en abyme qui est de voir des spectacles, infinis, jusqu’au vertige. Ce qui nous rappelle un genre à l'intérieur d'un même genre ; ou les poupées russes, ces poupées qui s'emboîtent les unes dans les autres… Ces images sans fin qui donnent mal à la tête. Enfin, notons que le roman n'est pas divisé en chapitres mais en cinq grandes parties ; ces grandes unités narratives se prêtent elles-mêmes à un découpage qui suit la progression dramatique de la maladie. Le spectacle donné est, en effet, représentatif de la tragédie qui se joue dans tout le roman ; et cette séquence constitue ainsi comme une mise en abyme du récit.

Il ne faut pas confondre la mise en abyme avec le récit enchâssé, qui consiste à faire raconter par le personnage d'un récit un autre récit, dans lequel peut apparaître un personnage qui en racontera encore un autre.

Pour conclure, l’étude de l’intertextualité dans La peste de Camus est effectivement nourrie par des mises en abyme qui servent de fondement à l’autoreflexivité du texte. La mise en abyme a donc joué le rôle de clin d'œil inséré par l'auteur, et lui a permis d'engager une critique sur sa propre œuvre, en lui apportant une réflexion que les protagonistes eux-mêmes ne pourraient avoir, puisqu'ils sont prisonniers de la situation, trop occupés par ce qui leur arrive.