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Ironie et polyphonie

I.1. L’ombre et la lumière ironique dans Le mythe de Sisyphe

I.1.2. L’humour noir et (est) la politesse du désespoir

L’humour noir ou l’ironie tragique représente une autre forme supérieure de l’ironie. Il exploite des sujets dramatiques et tire ses effets comiques de la froideur et du cynisme. Dans cet essai, Camus tache à renoncer au tragique au profit du rire, afin de mieux dénoncer voire dépasser la misère de l’homme et la noirceur de la vie. La face triste se dévoile, le plus souvent, sous la face comique de l’œuvre, et l’ironie a toujours incliné vers la mélancolie ; c’est dans ce mélange des deux sensations qu’elle trouve ses teintes troubles. A ce propos, il évoque à escient le rocher de Sisyphe qui n’est qu’une métaphore qui désigne une tâche interminable, stérile et inutile. Le mythe de Sisyphe illustré bel et bien ce type d’ironie.

Camus imaginait l’homme heureux, malgré l’ironie de sa condition et l’absurdité de sa vie : Il faut imaginer Sisyphe heureux. Cette phrase constitue évidemment une conclusion au plaidoyer proprement dit, conclusion destinée à révéler au lecteur une autre intention ironique de l'auteur. Il s’agit précisément d’accorder le bonheur aux hommes qui vivent dans la répétition mécanique des gestes quotidiens, et donc à ceux qui ne trouvent aucun accord avec leur monde. Cette transition du tragique au comique et ce décalage entre l’événement et son interprétation illustrent bel et bien le fait ironique : L’ironie est une façon de se

moquer de quelqu'un ou de quelque chose en créant un décalage entre l'expression et le fond de sa pensée, tout en créant une complicité, une connivence avec son lecteur1

.

André Breton reprend la formule de l’humour noir dans le titre de son Anthologie, et l'érige en pierre de touche de toute l'entreprise surréaliste.

L’humour noir : se manifeste à propos d'une situation, d'une manifestation grave, désespérée,

souvent macabre. L'humour noir est une forme d’esprit qui souligne avec cruauté, avec un ressentiment presque désespéré, l'absurdité du monde, face à laquelle il constitue un mécanisme de défense. L'humour noir consiste fréquemment à évoquer avec froideur des faits tragiques. Il s'amuse avec un détachement simulé des situations les plus horribles, notamment de la mort. Il se gausse, se rit des malheurs des autres…. Dans l'humour noir, il y a toujours un décalage qui fait contraste entre une

situation pathétique et bouleversante, et puis la façon dont cela est raconté, rapporté (le ton assez

détaché du locuteur ou du narrateur). Le but est de faire rire ou sourire, même des choses les plus horrifiantes.

1 L'ironie dans Candide [en ligne]. Mémoires - Moltobelo – Etudier, 2012. p. 03 (Consulté le 17.12.2015). Disponible via l'URL < www.etudier.com/dissertations/l'Ironie-Dans-Candide/424960.html

Sisyphe est, sans doute, désespéré, mais il faut imaginer Sisyphe heureux : une contradiction éclatante entre le travail absurde et le bonheur. Ici, l’ironie apparaît comme naissant d’un écart : écart entre l’univers idéal désiré par l’esprit et la réalité à laquelle cet esprit se trouve confronté. Cette contradiction de sens est affirmée à travers les passages suivants : Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de

réussir le soutenait ? (p.166)

Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n'est pas de trop. J'imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l'appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au cœur de l'homme : c'est la victoire du rocher, c'est le rocher lui-même. (p.166)

Autrement dit, l’ironie consiste bel et bien à décliner les aventures de Sisyphe à qui rien ne réussit, obtient toujours le contraire de ce qu’il espère obtenir, et dont la carrière est une suite interminable de bévues, de maladresses et de contreperformances ou l’on reconnait la figure romancée, mais aussi sur-ironisée pour ainsi dire, de l’ironie tragique.

De fait, ce qui provoque le malaise et la nausée dans Le mythe de Sisyphe c’est que le protagoniste de Camus, loin de s’emporter contre l’ironie qui domine le monde, il l’acceptera.

Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. […] L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. (p. 165)

Il continue avec persévérance et entêtement son travail sans fin ; ayant, à chaque fois, la nostalgie des paradis perdus : L'ampleur de cet entêtement fait le

tragique de l'œuvre. (p. 179) Cet entêtement est pour lui un remède subtil qui lui fait

aimer ce qui l’écrase et fait naître l'espoir dans un monde sans issue. Ainsi s'explique l’aspect tragique et le malaise souvent exprimé par les critiques de cette œuvre, surtout au début ; ce qui rappelle le jugement d’Alain Robbe-Grillet en ce qui

concerne l’étranger : L’absurde est donc bien une forme d’humanisme tragique1. D’ailleurs, Sisyphe rit jaune une fois il prend conscience de sa situation et découvre qu'il a été piégé par des actes inutiles et donc par des faux espoirs ; auxquels il avait lui-même tendance à acquiescer d'emblée. Son état est bien ressemblant à celui de l’arpenteur , le protagoniste de Kafka : […] quel plus grand espoir que celui qui

permet d'échapper à cette condition ? (p. 184) Le mot d'espoir ici n'est pas ridicule. Plus tragique au contraire est la condition rapportée par Kafka, plus rigide et provocant devient cet espoir. (p. 182)

Le comique se révèle donc dans le contraste entre la réalité évoquée et son caractère machinal qui donne le sentiment de la nausée et de l’idéale fiction. Autrement dit, Camus donne cette image ironique d’un être jugé heureux malgré la nature de son travail inutile, absurde et non raisonnable. Le décalage et le divorce est donc entre l’événement et son interprétation, le non-sens, qui est un défi à la raison. Il est contraire à la logique et au bon sens, et l’une des nuances, important, au comique, à travers lequel on cherche à évoquer bel et bien le rire. Un rire non pas du plaisir mais du malaise.

De fait, camus fait ce contresens volontaire non pas pour tromper le récepteur mais afin que, le récepteur le déchiffre et le comprenne. D’ailleurs, une surenchère sur des arguments jugés déjà absurdes […] suffit à remplir un cœur

d’homme (p.168), on peut donc voir ici un écho déformé du système de valeur de

l’énonciateur. Autrement dit, cette phrase Il faut imaginer Sisyphe heureux serait l’écho de propos optimistes tenus sur Sisyphe : mais rien n’oblige à l’envisager de la sorte et cela semble un peu artificiel. Cet énoncé est en effet un cliché et c’est sans doute ainsi qu’il doit d’abord être compris. En outre, il exprime bien un dépit par rapport à une attente : on pourrait donc y voir un commentaire auto-ironique des

1

SCHOENTJES, Pierre. Poétique de l'ironie. Paris : Points, 2001. p. 347. (Points Essais). ISBN: 202041483X

propres désirs du locuteur. Cette phrase Il faut imaginer Sisyphe heureux a d’abord pour vocation de sauver la face de Albert Camus qui se trouverait confronté au ridicule de la lapalissade. Dire Il faut imaginer Sisyphe heureux, c’est encore parlait pour ne rien dire, certes, mais c’est pour montrer sa maîtrise discursive, c’est donc prendre une distance, non tant par rapport à la réalité désagréable : Sisyphe souffre, il est tourmenté et donc malheureux, que par rapport au langage. C’est se montrer impertinent. L’énonciation y détruit l’énoncé qu’elle profère. L’instance qui énonce

se détache et vient s’opposer au « je » déprécié. Le ressort de tels paradoxes est que le dire contredise le dit, que ce que montre l’énonciation contredise son contenu1

.

L’ironie tragique s’étale dans Le mythe de Sisyphe à travers tant de pensées : de Voltaire , Starobinski, Nietzsche… et de chefs d’œuvre tels : Le châteaux de Kafka2

, Les possédés de Dostoïevski3

, La nausée de Sartre, Don Juan de Molière4

… Camus fait recours à ce dernier, Don Juan, pour montrer qu’il n’est pas triste pourtant, il court de femme en femme parce qu’il les aime d’un même violent amour. La souffrance de ce protagoniste dans son enquête pour trouver son âme-sœur évoque le fait de rire : Ce n'est point par manque d'amour que Don Juan va de

femme en femme. Il est ridicule de le représenter comme un illuminé en quête de l'amour total. (p. 99)

Le comportement de Don Juan ne provient plus de la logique, mais de l'esprit de suite car chaque femme lui fait sentir le besoin de répéter cette course. Dans l’impossibilité de changer la situation par les supplications ou la révolte, Don Juan contrôle ses comportements, est heureux et n’est plus triste car le triste ignore ou

1

MAINGUENEAU, Dominique. 1990, In MERCIER - LECA, Florence. L’ironie. Paris : Hachette Supérieur, 2003. p. 36. (Ancrages). ISBN : 2011455553

2

KAFKA, Franz. Le château. Paris : Livre de Poche, 2001. 391 p. ISBN: 978-2253150169 (Trad. Brigitte Vergne-Cain)

3

DOSTOÏEVSK, Fedor Mikhaïlovitch. Les Possédés. Paris : Livre de Poche, 1977. 571 p. ISBN: 978-2253018254 (Trad. Georges Philippenko)

4

espère alors que lui sait et n’espère pas. Il refuse le regret qui est une forme de l’espoir.

Il n’y a d’amour généreux que celui qui se sait en même temps passager et singulier. Ce sont toutes ces morts et toutes ces renaissances qui font pour Don Juan la gerbe de sa vie. C’est la façon qu’il a de donner et de

faire vivre. (p. 155)

Chaque fois, elles se trompent profondément et réussissent seulement à lui faire sentir le besoin de cette répétition. « Enfin, s'écrie l'une d'elles, je t'ai donné l'amour. » S'étonnera-t-on que Don Juan en rie : «Enfin ? non, dit-il, mais une fois de plus. » Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ? (p.99)

  Sisyphe joue l’indifférence impassible pour nier l’atroce, en le traitant par l’humour noir. Non, Dom Juan n’est pas mort ! Il nous regarde un sourire ironique

aux coins des lèvres, les yeux remplis de malice…1

Pour conclure, Camus a pu, à travers cette forme d’ironie, présenter des solutions qui contribuent à alléger les douleurs de l’humanité, il croit que la clé du bonheur humain est entre les mains de son personnage, du fait qu’il essaie de débarrasser tout souci qui peut gêner autrui. Le destin de Sisyphe est celui même d’un homme qui reprend chaque jour le même travail : le professeur, le menuisier… en pensant à cette contradiction éclatante entre le travail absurde et le bonheur.