• Aucun résultat trouvé

ET DES ASPECTS POLYPHONIQUES

II. Réflexion théorique autour de la notion et des aspects polyphoniques Indispensable de ne jamais perdre de vue le caractère polyphonique

II.3. Aspects et modes de résonances de la polyphonie bakhtinienne

II.3.1. Pluralité des voix (le plurivocalisme)

Bakhtine (1978) reconnaît à la base de l’observation de l’œuvre romanesque de Dostoïevski, toute une gamme de voix coexistant simultanément sans que l’une soit supérieure aux autres. Toutes les voix ont leur importance dans le texte, elles sont toutes d’un statut égal et non hiérarchisé, attribués, chacune à son tour, à un autre personnage, un sujet parlant différent chaque fois et dont l’indépendance et l’autonomie semblent évidentes. C. Kerbrat-Orecchioni écrit :

1

STOLZ, Claire. Op. cit.

2

MOESCHLER, Jacques et Anne REBOUL. Dictionnaire encyclopédique de pragmatique. Paris : Seuil, 1994.p. 326. ISBN : 2-02-013042-4

3

Dans le roman doivent être représentées toutes les voix socio-idéologiques de l'époque, autrement dit, tous les langages tant soit peu importants de leur temps : le roman doit être le microcosme de l'hémérologie.1

La polyphonie, selon Bakhtine, commence dès la coexistence de deux voix, même lorsque ces deux voix correspondent au même locuteur : Une voix seule ne

finit rien, ne résout rien. Deux voix sont un minimum de vie, d’existence2.Ces voix

ne sont ni fermées, ni sourdes les unes au autres. Elles s’entendent et se répondent. Aucune action ni pensée essentielle ne se réalise en dehors de ce dialogue, où s’affrontent les vérités. Les voix, dans tout roman à vocation polyphonique, se répondent et se reflètent et aucune action, ni pensée, ni conscience essentielle des personnages principaux ne se réalise en dehors de ce dialogue vocal. Ainsi en est-il de la notion de dédoublement énonciatif permettant au même locuteur de se construire deux positions énonciatives distinctes.

Dans la polyphonie, les points de vue s’entrecroisent et s'entremêlent de sorte qu'il est difficile sinon impossible de les séparer ou de les identifier. La question de l’indépendance ou de la hiérarchisation entre les voix, et plus particulièrement entre l'opposition dialogique que créent les voix, se résout difficilement. Tandis que le roman dostoïevskien est structuré de façon à laisser l'opposition dialogique qui est plutôt une opposition entre plusieurs langages ou modes d'expression. Et une telle

opposition crée aussi un conflit à l'intérieur des répliques et des monologues intérieurs d'un même personnage3

.

Bakhtine signale la pluralité des voix incluses dans un même énoncé, la situation normale est que plusieurs voix se font entendre dans le même texte : les textes

1

BAKHTINE, Mikhaïl. Du discours romanesque. In Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, 1978. p. 223. (Tel ; n° 120) Traduit du russe par Daria Olivier. ISBN : 9782070711048

2

BAKHTINE, Mikhaïl. La poétique de Dostoïevski. Op. cit., p. 325.

3

NØLKE, Henning et Kjersti FLØTTUM. La polyphonie : analyses littéraire et linguistique[en ligne].

(Consulté le 05.09.2016)Disponible via

sont polyphoniques1

, sans même jamais employer le terme de polyphonie pour nommer les relations discursives. C’est surtout le concept de dialogisme accentuant des interactions communicationnelles parmi des voix exprimées, des locuteurs indépendants qui règne dans la réflexion sur la langue élaborée par Bakhtine.

Une véritable multiplication de différents sujets parlants se manifeste dans le domaine de l’analyse polyphonique, qui, consécutivement au rejet de l’unicité du sujet parlant, le Je(u) des voix dans le discours, d’après la théorie polyphonique encouragée par Ducrot, tend à en tirer et classifier toutes les nuances désignant des

êtres discursifs comme responsables des points de vue séparés.

Nous ne pouvons pas ignorer le fait que chaque voix, chaque être

discursif repérable au niveau de l’analyse polyphonique de l’énoncé, est profondément déterminé par le prisme de son entourage, soit verbal (cotexte), soit extralinguistique (contexte)2.

Tout individu trouve non pas des voix neutres, libres, des appréciations et des orientations d’autrui, mais des voix toujours accompagnées par des voix autres, ils sont emplies des voix d’autrui : Tout mot de son propre contexte provient d’un autre

contexte, déjà marqué par l’interprétation d’autrui3

. Sa pensée ne rencontre que des

mots déjà occupés. Tout discours contient plusieurs voix, plusieurs personnages, plusieurs énoncés, qui lui donnent une dimension polyphonique. Cette plurivocalité peut se réaliser sous différentes formes dans le roman. L'auteur se réfère toujours au « dire »d'autrui ou comme le dit Bakhtine : Dans la vie courante on se réfère surtout

à ce que disent les autres4. Ce mélange de discours crée une œuvre aux multiples

voix, solidement architecturées.

1 Ibid. 2 Ibid. 3

BAKHTINE, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman.Op. cit., p.263

4

TODOROV, Tzevtan. Mikhaïl Bakhtine : le principe dialogique. Suivi de : Écrits du Cercle de Bakhtine. Paris : Seuil, 1981. p.71. (Poétique).ISBN : 2020058308

Pour Bakhtine, toutes les voix ont leur importance dans le texte. Toutefois, il insiste sur un fait qui lui semble fondamental pour déterminer les instances narratives dans le roman. Pour lui, en effet, dès qu’un personnage commence à dialoguer avec lui-même, quels que soient les registres ou les niveaux de langue, il y a polyphonie.

Cette multiplication de voix narrative rendrait impossible toute hiérarchisation entre ces dites voix puisqu’elles émanent d’une seule et même instance1

.

Les voix multiples et fluctuantes dans le texte se mettent à exercer une influence sur le mot de l’auteur mais aussi pressent son lecteur ; et reflètent leurs points de vue et leurs appréciations. Elles entrent dans le champ de conscience et fournit la matière d’un auto-jugement et d’une auto-opération. Donc leur participation au dialogue intérieur est directe et apparente. Ainsi, il n’ya pas, dans tout roman à vocation polyphonique, de mot ni de voix final, achevant, déterminant une fois pour toute. Les voix peuvent se fondre totalement, oubliant leur appartenance première ; par d’autres. On renforce sa propre voix, on introduit son orientation personnelle. Mais, si nous considérons cette remarque de Bakhtine selon qui : Tout roman dans sa totalité, du point de vue du langage et de la conscience

linguistiques investis en lui, est un hybride2

. Les voix, selon Bakhtine, seront

ambivalentes.

Une voix peut à la fois renvoyer à une parole de locuteur, mais aussi à un point de vue. Or, ce point de vue d'une part, ne correspond pas nécessairement à un locuteur, il peut référer à des énonciateurs intra diégétiques distincts du locuteur (par exemple un personnage, ou une opinion), d'autre part, il ne s'exprime pas nécessairement dans des paroles, mais peut correspondre à des modes de donation des actions, des perceptions des personnages – c'est ce que nous avons tenté de distinguer avec les différentes modalités des points de vue représentés, racontés, assertés. En d'autres termes, la voix dont il est question ici n'a pas nécessairement à

1

Ibid., p.71

2

voir avec le concept linguistique de « voix référée à un locuteur », mais correspond plutôt à des valeurs de : La multiplicité de voix et de consciences indépendantes et

non confondues1. Ou à des manières d'être, d'agir et de sentir, évoquées à travers les expressions : la multiplicité des styles et la diversité des mondes, coexistence de :

plusieurs perceptions complètes et également valables2

. Elles traduisent des points de vue émanant du groupe social. Cette voix collective transpose aussi au niveau du discours écrit ce qui s’exprime dans la tradition orale comme les mythes, les légendes, les épopées, etc. En même temps, cette voix éclatée peut rendre compte d’une identité elle aussi éclatée.

La voix de l’autre est toujours étrange, souvent avec une intonation railleuse, exagérée, ironique… Les voix et les mots d’autrui, introduits dans notre discours, s’accompagnent immanquablement de notre attitude et de notre jugement de valeur, ils deviennent bivocaux. Bakhtine a mieux affirmé le droit à la liberté de pensée, d’opinion, d’expression, et le droit à un jugement artistique hors de tout préjugé idéologique. Le simple fait de reproduire l’affirmation d’autrui sous forme de question, amène l’affrontement entre deux compréhensions du même mot. L’auteur, à son tours, se sert des paroles et des voix même d’autrui pour exprimer ses propres desseins , le mot d’autrui reste en dehors du discours de l’ auteur mais ce discours est adressé à lui ; il agit , il influence et détermine d’une façon ou d’une autre le mot de l’auteur , tout en lui restant extérieur.

Le plurilinguisme dans le texte se manifeste à travers plusieurs éléments, à savoir la parole des personnages, l’hybridation des genres, l’association de niveaux de langue entre autres. L’introduction d’autres discours dans le langage d’autrui sert à réfracter l’expression des intentions de l’auteur. Cependant, la structure du discours serait toute différente en l’absence de cette réaction au mot d’autrui ; même si la relation entre les voix est un peu spéciale. Le mot ne se satisfait jamais d’une seul

1

BAKHTINE, Mikhaïl. La poétique de Dostoïevski. Op. cit., p.10

2

voix, d’une seul conscience car sa vie c’est son passage d’une personne à une autre mais aussi son passage entre les contextes, les collectivités sociales, les générations et le mot ne peut jamais s’isoler entièrement, il ne peut jamais oublier son emprise sur le contexte concret dont il fait partie. Notons avec Bakhtine que :

[L]’Auteur n’est ni dans le langage du narrateur, ni dans le langage littéraire ‘normal’ auquel est corrélat le récit (…), mais il recourt aux deux langages pour ne pas remettre entièrement ses intentions à chacun des deux.1

Il existe cependant d’autres modalités par lesquelles le plurilinguisme se manifeste dans un texte littéraire, à savoir la combinaison de manière visible d’une langue principale à des langues secondes (hétérolinguisme), ou la transposition qui se fait de façon dissimulée, permettant à tout texte de fiction de fonctionner sur une base plurilinguistique.

En outre , la plurivocalité peut être introduite par les 'langages' qu'apportent d'autres discours, comme c'est le cas des différents types de discours dans les oeuvresque nous allons étudier dans notre présente thèse. La pluralité des langues est accompagnée à celle des sens et par la résonnance d’autres voix idéologiques opposées, ainsi que par la confrontation des discours sans conclusion et sans synthèse. La plurivocalité et le polylinguisme peuvent prendre la forme du "discours d'autrui dans le langage d'autrui", c'est le discours bivocal qui exprime à la fois deux points de vue différents : celui de l'auteur-locuteur et celui du personnage qui parle. C'est là le phénomène d'hybridisation du discours. Bakhtine en donne la définition suivante :

Nous qualifions de construction hybride un énoncé qui, d'après ses indices grammaticaux (syntaxiques) et compositionnels, appartient au seul locuteur, mais où se confondent, en réalité, deux énoncés, deux manières de parler, deux styles, deux "langues" (...)2

1

BAKHTINE, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman.Op. cit., p. 135

2

Étudiant les multiples rapports entre les différentes instances narratives, Bakhtine a constaté avec justesse que le discours romanesque Ne peut, ni naïvement,

ni de manière convenue, oublier ou ignorer les langues multiples qui l’environnent1.

Certes, l’auteur a une importance capitale dans l’activité dialogique, mais la reconnaissance du lecteur comme instance de dialogue et le fait que les personnages peuvent constituer des consciences autres à part entière, sont des éléments qui confèrent au roman un caractère plurivocal. L’existence d’une pensée dialogique chez tout auteur, de manière consciente ou inconsciente, semble donc indéniable.