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L’INTERTEXTUALITÉ, VARIANTE DE LA

II. L’intertextualité, variante de la polyphonie

II.2. La peste d’Albert Camus : un modèle d’intertextualité

II.2.2. La force symbolique de l’allégorie ; regards sur l’Histoire (Une analogie éclairante)

II.2.2.1. Différents écrits inspirant Camus

La peste représente tous les fléaux qui frappent l'humanité. C'est un très vieux

malheur historique, qui a longtemps représenté le châtiment divin (thème repris par Paneloux) et tout ce qu'il y a d'inexplicable dans le destin de l'homme. Il est également un très vieux thème littéraire qui est traité par un nombre non négligeable d’auteurs, à l’instar d’Albert Camus qui dénonce le nazisme par la mise en scène d’une épidémie de peste.

Pour Camus, il faut savoir que les inspirations littéraires de cette thématique de la peste à laquelle nous nous intéressons dans le présent travail se penchent sur les thèmes de la souffrance et de la mort en réfléchissant sur la condition humaine, ces inspirations oscillent notamment entre les faits et la fiction (événements et œuvres), entre l’individuel et le collectif, entre l’actuel et l’universel. Notre corpus repose en fait sur un récit et des descriptions de la peste issus d’œuvres majeures de l’Antiquité : au début de L’Iliade (punition d'Apollon), dans Œdipe roi, dans La

Bible, l’Histoire du Péloponnèse, on la trouve pareillement dans Les Géorgiques de

1

Virgile (où elle frappe les animaux) et au Moyen Âge (le Décaméron de l’étrone, la

Chirurgia magna…), le plus souvent traduites en français, et parues pendant la

première moitié du XVIe siècle.

Camus présente des images susceptibles d’entrer en résonance avec l’imaginaire historique du lecteur. Il puise dans l’œuvre hypertexte de La Fontaine qui traite le thème de la peste en dénonçant dans Les animaux malades de la peste la toute-puissance d’un monarque alimentant les injustices sociales quand l’épidémie rappelle que tous les hommes sont mortels, donc égaux. Il s’agit notamment d’une réécriture de cette thématique de la peste par Camus. En effet, la réécriture :

naît d’une intention consciente de l’auteur second de reprendre en le modifiant un texte antérieur. La réécriture se déploie dans ce cas au niveau microstructural, dans des répétitions plus ou moins exactes [...], et aussi au niveau macrostructural, dans une esthétique marquée alors par la variation : le texte original transformé par la réécriture donne naissance à un nouveau texte.1

Nonobstant, la réécriture est : cette diversité interdit aujourd’hui d’aborder

de la même manière, tout comme le signale et le rappelle clairement Joël Coste2. Au delà de ce faisceau de réécritures, l’intertextualité à l’Histoire se reconnaît dans le texte camusien par un ensemble de données textuelles, souvent littérales (notamment l’allusion). Tout au long du récit, certains intertextes se laissent voir de manière implicite et/ou explicite. Dans le passage qui suit Camus fait un clin d’œil allusif aux chroniqueurs desquels il s’inspire : Le docteur se souvenait de la peste de

Constantinople qui, selon Procope, avait fait dix mille victimes en un jour (p. 57). Il

rappelle seulement qu'à l'occasion de la grande peste de Marseille, le chroniqueur Mathieu Marais s’était plaint d'être plongé dans l'enfer.

1

GIGNOUX, Anne Claire. Op. cit.,p. 117

2

JOËL, Coste. Représentations et comportements en temps d'épidémie dans la littérature imprimée de peste (1490-1725) : contribution à l'histoire culturelle de la peste en France à l'époque moderne (Préface d’Y.-M. Bercé).Paris : Champion, 2007. p. 14.(Sciences, techniques et civilisations du Moyen Âge à l’aube des Lumières). ISBN 9782745315328

Toujours au titre de l’intertextualité historique, d’autres textes, par ailleurs, se superposent dans le roman et lui donnent explicitement un cachet universel, façon de montrer, par des allusions à ces contextes, que les peuples ont longtemps souffert de l’épidémie. Comme le souligne notamment les passages ci-dessous :

Tarrou dit qu'il connaissait un prêtre qui avait perdu la foi pendant la guerre en découvrant un visage de jeune homme aux yeux crevés.

Quand l'innocence a les yeux crevés, un chrétien doit perdre la foi ou accepter d'avoir les yeux crevés. Paneloux ne veut pas perdre la foi, il ira jusqu'au bout. C'est ce qu'il a voulu dire. (p. 278)

En premier lieu, l’auteur semble faire référence à l'univers de la tragédie : la peste sophocléenne : Œdipe Roi, tragédie représentée entre 430 et 420 av. J.-C, dans laquelle est dépeinte l’épidémie qui s'abat sur la ville de Thèbes. L’allusion à cette histoire conduit à découvrir que les oranais sont eux-mêmes, tout comme Œdipe, responsables de l'épidémie. En second lieu, à travers l’expression les yeux crevés, l’auteur renforce son allusion au mythe d’Œdipe. Œdipe qui se creva les yeux avec les broches de la reine, et renonça au trône la vérité et comprendre que Jocaste se suicide de désespoir et que leurs enfants étaient maudits. Cette trace intertextuelle contribue à établir une communication entre narrateur / auteur et lecteur, car elle actualise le savoir encyclopédique du lecteur faisant appel au thésaurus partagé. Elle se rattache à celui d’intertextualité dans la mesure où elle implique une relation entre le texte source et le texte à étudier.

Avant tout, il importe d’annoncer que l’Histoire de cette épidémie intéresse Albert Camus qui s’en inspire largement dans son œuvre. Certains faits historiques sont évoqués dans l’univers du roman, et la voix de l’auteur le laisse comprendre. Les faits sont évoqués non pour les restituer comme dans des manuels d’Histoire, mais pour écrire l’histoire de ceux que le discours officiel laisse dans l’ombre; à savoir : l’histoire de la peste au Moyen-âge, la peste qui avait régulièrement sévi en Europe, du VI au IXème siècle ; la peste d’Athènes chez Thucydide qui s’insère dans

son histoire de La guerre du Péloponnèse , le fléau en Turquie (Byzance), en Italie au XVIe et la peste noire en Allemagne, puis en Angleterre du XVIIe siècle, en Égypte, Perse, Chine, ou encore en France. D’illustres exemples sont évoqués dans les extraits suivants :

Et une tranquillité si pacifique et si indifférente niait presque sans effort les vieilles images du fléau, Athènes empestée et désertée par les oiseaux, les villes chinoises remplies d'agonisants silencieux, les bagnards de Marseille empilant dans des trous les corps dégoulinants, la construction en Provence du grand mur qui devait arrêter le vent furieux de la peste, Jaffa et ses hideux mendiants, les lits humides et pourris collés à la terre battue de l'hôpital de Constantinople, les malades tirés avec des crochets, le carnaval des médecins masqués pendant la peste noire, les accouplements des vivants dans les cimetières de Milan, les charrettes de morts dans Lon-dres épouvanté, et les nuits et les jours remplis partout et toujours du cri interminable des hommes. Non, tout cela n'était pas encore assez fort pour tuer la paix de cette journée. (p. 59)

Une épidémie de typhus au Caire : « Des camps, disait-il, on avait fait des camps pour les indigènes, avec des tentes pour les malades et, (…) C'était dur, mais c'était juste. (p. 192)

Mais à l'inverse, il ne fallait pas imiter non plus les moines du Caire qui, dans les épidémies du siècle passé, donnaient la communion en prenant l'hostie avec des pincettes pour éviter le contact de ces bouches humides et chaudes où l'infection pouvait dormir. Les pestiférés perses et les moines péchaient également. Car, pour les premiers, la souffrance d’un enfant ne comptait pas et, pour les seconds, au contraire, la crainte bien humaine de la douleur avait tout envahi.(p. 274)

Mais, en 1871, on n'avait pas le moyen de compter les rats. On faisait son calcul approximativement, en gros, avec des chances évidentes d'erreur. (p. 57)

Ainsi, l’écrivain s’est finalement inspiré de l’épidémie de typhus qui fit rage en 1941-1942 en Algérie, mais aussi et surtout des travaux d’Adrien Proust sur l’épidémie. Comme le montre Marie-Thérèse Blondeau dans son article consacré à la

Genèse de la peste1, c’est dans Défense de l’Europe contre la peste (1897) d’Adrien

Un conflit qui oppose la ligue de Délos, menée par Athènes, et la ligue du Péloponnèse, sous l'hégémonie de Sparte. Qu’il avait entrepris d’écrire dès le début du conflit.

1

BLONDEAU, Marie-Thérèse. La Genèse de la peste, Centre François Mauriac de Malagar, 1999. Il y a 50 ans, la peste de Camus : actes du colloque, Bordeaux : confluences, 13.10.1999. Les Cahiers

Proust que Camus trouve la mention des rats, des prémices de la maladie en avril, ainsi que l’histoire du laveur de morts qui échappa à la contamination. En abordant ce sujet de la peste par Camus, il confirme cette hypothèse. Pour représenter et incarner cette épidémie fictive de peste, Camus affirme s’être fait une documentation

assez sérieuse, historique et médicale, pour qu’on y trouve des prétextes1.

En évoquant les faits susdits d’une telle façon camusienne, on pourrait en fait, trouver dans l’œuvre de Camus une intéressante stratégie de représentation de l’Histoire qui, elle, diffère de l’Histoire des historiens du fait que celle-ci ne retient que les grands événements, c’est-à-dire ceux qui servent l’idéologie en vigueur en occultant beaucoup d’autres qui pourraient l’éclairer ou l’élucider.